Benda et le mélodrame

Lorsque JiĊ™í Benda (1722 - 1795) vient à Paris, en juillet 1781, diriger en personne, à l’invitation du directeur de la Comédie italienne, son mélodrame ou duodrame en un acte avec musique Ariane à Naxos (Ariane abandonnée dans l'isle de Naxe), il a pris soin de préciser dans l'essai d'introduction du livret en langue française, publié peu de temps auparavant par l'intermédiaire de la plume de l'un des traducteurs du texte de l'écrivain allemand J-C- Brandes, ses idées, sa conception de ce nouveau genre musical et des relations intimes du texte et de la musique au sein de celui-ci.

A la question : « Qu'est-ce qu'un mélodrame ? », il répond en citant un passage de l'un des articles du dictionnaire de musique de Jean-Jacques Rousseau (Neuchâtel 1775) "inventeur" de ce nouveau genre musical : « Partout où l'on réunira fortement l'accent musical à l'accent oratoire... Le physique et le moral concourront à la fois au plaisir des écoutants » ajoutant : « Ce genre est le résultat de l'union la plus intime de l'accent musical à l'accent déclamatoire naturel et dévoué par là même à l'expression du sentiment. Il est clair qu'il n'admet point tout ce qui pourrait interrompre cette union intime dont il est le résultat et qu'il sera d'autant plus parfait que cet accord de la musique et de la déclamation sera plus continu et plus resserré ». Accents musical et déclamatoire, union de la musique et du texte, sentiments... sont au cœur de la problématique de ce nouveau genre musical.

Point de véritable dialogues dramatiques ni de vers, ceux-ci « laissant trop peu à désirer au cœur ». Economie de mots, concentration de l'intensité de l'action dramatique au profit du sentiment, absence « de ce qu'on ne peut appeler que de l'esprit ». Nous sommes loin du premier essai de ce genre musical, du Pygmalion de Jean-Jacques Rousseau (créé à Lyon en 1770) ou d'un certain théâtre à la mode à cette époque en France.

JiĊ™í Benda n'est ni le premier, ni le seul à tenter "d'apprivoiser" cette forme difficile et exigeante après Jean-Jacques Rousseau, mais il est véritablement le premier (d'autres compositeurs se serviront de ce genre musical dans des situations particulières : Beethoven dans Fidélio, Smetana, Weber, Berg ou (plus rarement) dans son intégralité : Fomin, compositeur russe, dans un splendide mélodrame en langue russe, Orphée) à réussir, grâce à sa conception, sa perception des deux arts, sa connivence avec l'écrivain, sa culture, sa situation de directeur de la musique d'une cour ducale (Gotha) où les idées et la philosophie des lumières circulaient activement, une synthèse exceptionnelle à laquelle A. Mozart sera sensible.

JiĊ™í Benda utilise avec discernement et pondérance, tant dans Ariane que dans Médée, les éléments, les matériaux nécessaires à ce genre musical dramatique contraignant, alternant à une cadence soutenue (peut-être un peu trop intense et trop contrastée aux oreilles de ses contemporains mais qui nous paraît aujourd'hui tout à fait compréhensible), passages aux accents dramatiques mouvementés, motifs lyriques mélancoliques, changement de rythmes, piani et forte sans la transition progressive des crescendi, staccati, trémolos, trilles, descentes rapides et figuratives, etc. La stimulation de l'auditeur est si grande qu'elle incite à deviner, à imaginer, à pressentir le motif musical qui vient en illustration du texte parlé. Il est clair, en raison de l'absence de dialogue dramatique, que nous sommes pris directement à témoin, que la plainte de Médée et d'Ariane s'adresse à nous, que cette solitude abrupte ne peut que nous transpercer, que nous sommes d'une certaine manière "pris au piège" de la douleur, des sentiments des deux héroïnes. Musique et texte s'adressent au cœur. Plus que l'écriture, c'est l'utilisation variée des éléments et des matériaux de ce genre musical qui assure la réussite de ces deux mélodrames.

Si dans Ariane, JiĊ™í Benda utilise encore la technique de l'alternance du texte et de la musique, à l'exception du moment où Ariane demande à mourir ("Hélas ! Terminez mes pénibles angoisses...") et de ses derniers appels ("Dieux ! Thésée !"), il fait se superposer, poursuivant ainsi la logique progressive de sa démarche, texte et musique dans tous les passages dramatiques chargés de Médée. Il est symptomatique de voir et d'entendre, alors que les deux mélodrames ne sont séparés que de quelques mois, combien l'écriture de Benda paraît plus achevée (forme, instrumentation) et combien JiĊ™í Benda semble encore plus imprégné, plus en symbiose avec le telle de son second mélodrame.

Le mélodrame était en soi une entreprise audacieuse en ce sens qu'elle rompait avec l'ancienne forme musicale dramatique. L'originalité de la démarche et ses conséquences ont-elles pesé trop lourd sur les épaules du compositeur ? Ce genre musical passait-il déjà de mode ?

Après un troisième mélodrame, Pygmalion, écrit pendant son séjour viennois de 1779 sur le texte de Jean-Jacques Rousseau traduit et adapté par W-Y- Gotter, créé à Gotha en septembre 1779, JiĊ™í Benda abandonnera le genre pour revenir au singspiel.

Le mélodrame Ariane à Naxos, musique de JiĊ™í Benda sur un texte de J. C. Brandes, a été créé le 21 janvier 1775 à Gotha et joué en version française le 20 juillet 1781 à la comédie italienne à Paris sous la direction du compositeur.

Le mélodrame Médée, musique de JiĊ™í Benda sur un texte de F.W. Gotter, a été créé le 1er mai 1775 à Leipzig. Deux traductions en langue française ont été publiées en 1778 (Vienne) et en 1789 (Paris), mais il semble que l'œuvre n'a jamais été jouée en version française dans notre pays.

(Eric Baude, Directeur de la Médiathèque)

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