Sitôt sa composition achevée, Notre père fut donné complet, avec les tableaux vivants, le 15 juin 1901 au théâtre de Brno où Janáček dirigea les choeurs, tandis que la mise en scène fut assurée par Josef Villart, un participant du groupe théâtral amateur Tyl. Janáček transforma la conception idéaliste de Krzesz en réalisme, réduisant les sept parties de la prière en cinq tableaux.
Cinq années plus tard, Janáček remplaça les instruments initialement prévus par un orgue et une harpe. Une parenthèse s'impose : deux instruments seulement, mais quel couple dissemblable, l'orgue puissant, capable de remplacer un orchestre à lui seul et à l'opposé une harpe instrument aux sons grêles. Et pourtant, à l'écoute de cette dernière version, quelle force expressive, tout en nuance, ces deux instruments apportent à cette musique ! Janáček osait d'audacieux alliages de timbre. On ne sent jamais l'expérimentation dans un tel instrumentarium, mais simplement des timbres au service de l'expression. De plus, une écoute même attentive ne permet pas toujours de distinguer de manière très franche lequel des deux instruments joue, l'orgue ou la harpe ? Janáček se plaisant parfois dans une ambiguïté de timbre.
Pour écouter les thèmes signalés par un chiffre suivi d'une lettre (ex : 3b), cliquer sur leur numérotation.
La première partie
débute par un battement
régulier de la harpe (1a)
sur une note tenue par
l'orgue, puis un canon (1b)
entonné par les voix
graves masculines et féminines lui succède, les
voix
aiguës se joignent aux premières, pour un chant
calme, une
invocation sur les paroles « Notre père
qui
êtes aux cieux ». La harpe intervient
seule. Le canon
reprend cette fois-ci avec les voix aiguës (ténors,
sopranos) et, un peu plus loin, ces deux voix à un quasi
unisson
avec les voix graves. L'orgue accompagné par la harpe
intervient
alors que les voix se taisent, puis l'orgue introduit un chant
déclamé par le ténor solo d'une voix
vaillante (1c),
à l'expression
ardente que reprend le chœur. À la fin, l'orgue
à
l'aigu clôt sans les voix, avec le battement du
début
produit par la harpe.
Thème 1a
Thème 1b
Le deuxième tableau débute par quelques notes de la harpe, l'orgue se contentant de tenir un même accord, le ténor entonne un chant calme et lent (2a) dont il répète la mélodie par deux fois, le chœur (2b) reprend dans le même mouvement ce chant à l'unisson par la répétition de cette phrase, soutenu par l'orgue à l'aigu ponctué par la harpe, le thème (2c) passe de la harpe à l'orgue pour terminer la pièce.
thème 2a
Le chœur (3a)
à l'unisson
accompagné par les deux instruments débute de
manière forte le troisième tableau. Le
chœur et les
deux instruments déroulent de manière inexorable
la
demande du pain, une demande qui prend un tour revendicatif (3b),
peut-être
souligné par les notes aiguës des sopranos, alors
que la
harpe par des notes incisives scande un rythme calme, mais terriblement
volontaire, appuyant sur le mot "chléb" (pain). Dans ce
tableau,
Janáček quitte le ton implorant ou
confiant d'une prière pour le remplacer par un ton
protestataire, l'ensemble de ce tableau ressemblant à une
manifestation ! Le chœur conduit toute la
progression
dramatique de ce tableau répétant deux
expressions "donne-nous"
et "le
pain", scandant cette
dernière en toute fin de manière insistante !
La harpe ouvre le quatrième tableau par un motif de quatre notes (4a), répétées huit fois, avec de très légères modifications, motif soutenu par l'orgue mezzo voce, cette répétition organisant une sorte de mouvement en arche, peignant ainsi un climat apaisant. Le ténor intervient, ces quatre notes à la harpe soutenant de manière quasi ininterrompue le chant déployé par le soliste (4b) jusqu'à ce que le chœur déroule son chant (4c) pendant lequel la harpe se tait. Elle ne reprend sa pulsation basée sur ce motif de quatre notes qu'au moment où le ténor reprend son chant soliste. Le chœur revient toujours dans un tempo lent, empreint de sérénité. Le tableau se termine par le jeu très doux de l'orgue, rythmé par ce motif à la harpe.
Thème 4a
Le cinquième et dernier tableau débute par le jeu ample (5a) de l'orgue que la harpe souligne de manière percussive. Les voix aiguës féminines (5b) débutent le chant d'une manière primesautière, relayées par les voix graves d'homme plus fermes, l'orgue reprend son discours tout de suite rejoint par les voix féminines graves. Ce tableau se termine par les voix graves (5c) scandant de manière décidée le même mot. Ce bref tableau (moins de deux minutes) possède un caractère ambigu ; pour clore cette prière, l'auditeur ne ressent-il pas, plutôt que le calme d'une méditation, l'affirmation d'indépendance d'un groupe dans sa supplique ?
Pour écouter les différents extraits d'Otče náš (disque Supraphon), cliquer ici
Deux remarques :
La quatrième pièce avec sa répétition de motifs de quatre notes inaugure chez Janáček une façon de s'exprimer que l'on retrouvera dans les œuvres plus tardives, la répétition plutôt que le développement ou la variation, un motif s'imposant d'emblée par son expressivité, ce motif symbolisant l'adéquation entre l'émotion (du compositeur, de l'auditeur) et sa traduction en musique. La voie suivie par Janáček s'écarte autant de la tradition musicale européenne que du romantisme plus récent. Peut-être l'accès, la fréquentation, puis l'intégration des formes particulières de la musique traditionnelle contribuèrent-elles à ce langage original qui naissait à ce moment dans l'évolution musicale de Janáček ? N'oublions pas qu'à la même époque (printemps 1901), il se trouvait bien engagé dans l'écriture de son opéra Jenůfa.
La cinquième pièce, avec la partie centrale du troisième tableau, annonce la tonalité musicale qu'adoptera la forte et splendide Messe glagolitique en 1926. Là encore, de nouveaux ingrédients prennent place dans cette phase d'élaboration d'un langage inédit.
En 1901, Janáček possédait déjà une longue expérience du maniement des voix. Il avait pratiqué le chant choral en tant qu'exécutant dans la chorale du couvent des Augustins, au temps de son enfance. Dès ses études musicales terminées à Brno, lorsqu'il prit la tête de la société chorale Beseda, il s'imposa comme chef de chœurs. N'oublions pas non plus les compositions qu'il réalisa, pour cette société chorale, œuvres d'inspiration religieuse ou profane. Son apprentissage de composition chorale dura plusieurs années et des pièces de ce type formèrent la plus grande partie des œuvres qu'il écrivit jusqu'en 1880. En 1888 et 1890, il composa 4 pièces sur des textes d'Eliška Krásnohorká et Svatopluk Čech, dont trois pour voix d'hommes et le dernier pour voix mixtes, alors qu'il baignait dans la collecte de chants et danses populaires moraves à Hukvaldy et alentours. Ce savoir-faire put s'exercer et s'amplifier dans l'utilisation de la voix qu'exige l'opéra, Jenůfa, au tournant du siècle, et vers les années 1920, Katia Kabanová, La petite renarde rusée, l'Affaire Makropoulos et De la maison des morts.
Otče náš se traduit littéralement par « Notre père ». Remarquons simplement que le compositeur-citoyen Janáček s'exprime en morave dans un pays où la langue officielle est toujours l'allemand et la langue d'église le latin. Ce choix de la langue morave n'est pas anodin, il prend valeur de manifeste une fois encore.
Joseph Colomb - mai 2003 (révision de juillet 2005 pour les extraits musicaux)