L'impressionisme de Janáček

par Jan Racek

Je m'émerveille de rencontrer des milliers et milliers de phénomènes de rythmes des mondes lumineux, colorés et tactiles et mon ton rajeunit par l'éternelle jeunesse rythmique de la nature éternellement jeune.
Leoš Janáček


Lorsqu'au tournant de notre siècle Leoš Janáček apparut sur la scène de la musique tchèque comme une personnalité musicale nettement accusée, l'impressionnisme - un des premiers courants antinaturalistes - arrivait à son apogée dans l'art tchèque et européen à côté du réalisme, du naturalisme, du naturisme, de l'art nouveau et de la décadence. Parmi ces courants artistiques c'est surtout l'impressionnisme qui captiva Janáček car il satisfaisait le plus, de même que le réalisme et le naturisme, son orientation et sa mission artistiques. Par son réalisme, son naturisme et son impressionnisme Janáček réagissait tout à fait consciemment et d'une manière pragmatique contre le naturalisme descriptif et impersonnel, contre le symbolisme anémique, contre la décadence morbide et contre la gratuité du soi-disant art pour l'art. Chez Janáček c'était certainement un retour voulu au panthéisme naturel et à la nature monumentalisée ; le témoignage le plus significatif en sont le Journal d'un Disparu ou la Petite Renarde Rusée.

Le penchant de Janáček à une étude détaillée des phénomènes atmosphériques et climatiques naturels ainsi que son sens aigu d'une analyse de la perception sensitive et émotionnelle subjective dans sa variabilité fuyante, tout cela l'entraînait à la stylisation impressionniste de la phrase musicale et de la phrase verbale. Cependant, les éléments impressionnistes qui apparaissent dans l'œuvre de Janáček n'ont rien changé quant à la ligne stylistique fondamentale de sa musique, celle-ci étant restée intacte dans son fond. Il faut quand même souligner que ces éléments se sont manifestés rationnellement dans l'œuvre de Janáček dans une unité organique seulement avec un étouffement impressionniste de sa propre pensée musicale. C'est dans cet aspect que l'impressionnisme de Janáček s'oppose diamétralement à l'impressionnisme de la musique européenne et mondiale qui, au point de vue du style, se cristallisa surtout dans la musique française à la fin du 19ème siècle et dans la première décennie du 20ème siècle.

Le penchant au traitement impressionniste de la phrase musicale s'est manifesté chez Janáček relativement assez tôt, à l'époque où l'impressionnisme français de Claude Debussy n'a pas été encore canonisé comme programme. Les premiers indices de l'impressionnisme musical de Janáček apparaissent déjà dans son opéra Šárka (1ère version de 1887, 2ème version de 1888, 3ème version de 1918). C'est que dans cette œuvre Janáček a mis en musique l'atmosphère impressionniste caractéristique du livret de Zeyer avec une remarquable innovation harmonique. Dans l'ouverture même du premier acte de l'opéra, Janáček a su mettre en musique l'atmosphère émotive générale par une harmonie de coloration impressionniste, très proche de la sphère harmonique de l'opéra de Debussy Pelléas et Mélisande (des années 1892-1902), quatorze ans alors avant l'achèvement de l'opéra de Debussy ! Dans cet opéra, Janáček arrive à exprimer les impressions musicales suggestives par l'application des polyvalences des accords et des harmonies, par le goût fréquent pour l'accord de neuvième dominante et par son travail systématique sur la polyphonie. (1)

C'était déjà Vlad. Helfert qui a attiré l'attention sur ce fait dans le livre intitulé Leoš Janáček, Obraz Zivotniho a umeleckeho boje (Leoš Janáček, Image de la lutte dans la vie et dans l'art, Brno, 1939). Helfert écrit : "Avec une spontanéité d'un grand maître qui rappelle l'expression ultérieure de Debussy, Janáček a su capter cette atmosphère en tons lapidaires mais plein d'un charme naturel particulier... Tout spécialement le caractère veule de Premsyl a influencé le début du IIIème acte où Janáček a exprimé magistralement le deuil languissant du monde décadent de Premsyl qui nous rappelle tellement Pelléas et Mélisande de Debussy par l'atmosphère d'ensemble et la mise en musique." (pages 371-2).

Les éléments d'expression nouveaux se manifestent aussi dans la cantate de Janáček Élégie sur la mort de la fille Olga, pour ténor solo, chœur mixte et piano sur le texte de Marie N. Vevericova (avril 1903 - mars 1904). La composition est pénétrée d'une atmosphère sonore impressionniste légèrement voilée. Son sentiment douloureux est brillamment exprimé par une grande quantité d'accords en neuvième typiques dans lesquels la petite neuvième, dans l'arrangement des accords, est porteuse du pathos tragique de la composition.

 

L'opéra de jeunesse Sárka de Janáček a été édité chez Multisonic
Solistes, Orchestre Symphonique et chœurs de la radio de Brno, dir. Břetislav Bakala
Enregistrement historique des 28 et 29 octobre 1953, réf. 31 0154-2 601

Dans l'opéra la Destinée (novembre 1903 - mai 1906), les éléments impressionnistes Janáčekiens font aussi leur entrée. C'est la description musicale colorée et l'atmosphère d'ensemble de l'ambiance sociale du site balnéaire de Luhacovice qui y est accentuée, tout dans l'esprit d'une conception stylistique réaliste et impressionniste ainsi que de celle de la belle époque qui aimait accentuer les facteurs climatiques et atmosphériques. Même la parole du livret est symboliste et impressionniste, fortement exaltée ; dans certains passages elle est marquée par une légère teinte de la décadence littéraire (l'atmosphère de la Cantilène vengeresse de Hlavacek de 1898).Même du point de vue de la pensée harmonique, la Destinée représente une innovation dans la création de Janáček. Dans la Destinée il se sert d'une façon intéressante des accords en neuvièmes, de l'harmonie des quarts (quart-accords) et de la gamme par tons entiers. La conception du livret et du sujet de l'opéra a été sûrement influencée par las thèmes sentimentaux de l'opéra Eugène Onéguine de Pouchkine-Tchaïkovski, de la Bohème et de la Tosca de Puccini, ainsi que de Louise de Charpentier qui évoluent entre l'impressionnisme et le naturalisme vériste. (2)

Janáček entendit pour la première fois Eugène Onéguine à Brno le 24 février 1891 sur la scène du Théâtre National Provisoire et le 9 novembre 1903 dans le Théâtre National de Prague ; la même année, il entendit Louise de Charpentier (le 21 mai 1903) et la Tosca de Puccini (le 25 novembre 1903).

Janáček n'a pris un contact plus étroit avec la création de Debussy qu'après la composition de la Destinée au début de notre siècle. En ce temps-là, l'œuvre de Debussy commençait déjà à s'introduire chez nous (3).

En 1908 on exécuta à Prague les compositions pour piano de Debussy. La même année on réalisa dans le théâtre allemand de Prague la première de Pelléas et Mélisande. Au début de 1910, la Philharmonie Tchèque exécuta la Mer de Debussy (des années 1903-5). Les œuvres vocales complètes de Debussy furent exécutées en 1908 par Branbergerova-Cernochova dans la société de musique à Prague. Le 21 septembre déjà, le Dr. Jan Branberger envoie une lettre à Janáček dans laquelle il l'informe que son épouse a préparé "un programme de concert exquis : le cycle de chansons des Français modernes Debussy et Charpentier". (archives de Janáček, sign. B 1161). Dans la lettre du 1er novembre 1909, le Dr. Branberger offre à Janáček trois récitals donnés par son épouse. La première séance devait comporter 14 chansons de Debussy et de Charpentier, le deuxième cycle Die Schöne Müllerin de Schubert, le troisième cycle Frauenliebe de Schumann et un choix de chansons de Robert Franz (archives de Janáček, sign. B 1440). Janáček a répondu à la proposition de Branberger le 16 novembre 1909 ; dans sa lettre, envoyée de Brno, il écrit, entre autres : "De toute façon, j'accepterais volontiers Debussy." (archives de Janáček, sign. B 1440).

Janáček a été entièrement transporté d'admiration et fasciné par la musique de Debussy. Le cycle pour piano en quatre parties de ]anacek intitulé Dans le brouillard (1912) a sans doute été composé sous l'impression de cette fascination sonore debussienne. C'est une expression des sentiments du compositeur souffrant psychiquement et physiquement qui dans la diction musicale teintée d'impressionnisme, aux tons voilés d'un profond chagrin, parle d'une façon géniale des crises vécues intensément en ce temps-là. C'est précisément dans ce cycle que Janáček s'approche de l'impressionnisme de Claude Debussy; mais en même temps, l'impressionnisme de Janáček s'oppose diamétralement au style vague de Debussy par un travail plus concret sur les motifs et par une élaboration technique et expressive caractéristique du matériel musical. (4)

A l'époque où Janáček composait son œuvre Dans le Brouillard, il étudiait minutieusement la création pour piano de Debussy. Il analysait alors la Suite Bergamasque (de 1890), les Arabesques (de 1904) et surtout la suite pour pinao Children's Corner (des années 1906-08). Ces deux dernières compositions se sont conservées dans la bibliothèque de Janáček. Dans la suite Children's Corner nous retrouvons plusieurs menues notes de Janáček concernant la structure harmonique de cette composition. Certaines structures mélodiques et rythmiques de Debussy, surtout celles de son quatuor à cordes en sol mineur, op. 10 (de 1893) rappellent la diction musicale de Janáček. On y trouve même des filiations pensées entre Janáček et Debussy.

On trouve d'autres exemples de l'impressionnisme de Janáček dans ses Excursions de M. Broucek sur la lune et au XVème siècle (1908-1917). Cet impressionnisme original de Janáček s'est manifesté d'une manière tout a fait expressive dans l'Excursion de M. Broucek sur la lune. Il y met en musique l'atmosphère d'ensemble du milieu, surtout le décor nocturne autour de Vikarka et les décors lunaires de l'escape cosmique surréel. On y trouve aussi des éléments d'un impressionnisme surréaliste fin surtout dans l'atmosphère nocturne du sujet. Dans la partie finale de l'opéra, Janáček, de sa façon impressionniste typique, décrit avec sa musique la transition de la scène lunaire irréelle à la réalité quotidienne à Vikarka. Dans l'Excursion de M. Broucek au XVème siècle, dans la scène solennelle du deuxième acté (Enfants! Soyez les bienvenus !) se fait valoir aussi un motif aux accords largement développé qui nous rappelle le motif de conception grandiose de la Cathédrale engloutie de Claude Debussy.

Les éléments impressionnistes debussiens pénètrent également dans les Chants de Hradcany de Janáček (1916) dont la Fontaine pleureuse et Belvédère surtout, avec accompagnement de flûte et de harpe, se rapprochent de l'atmosphère sonore de Claude Debussy par leur fin coloris sonore et leur nébulosité impressionnistes. Cependant, ils sont conçus sur un principe de style et de composition tout à fait différent.

Le même impressionnisme particulier à Janáček se retrouve aussi dans son Journal d'un disparu, ouvrage dans lequel Janáček se sert d'une façon adéquate des éléments impressionnistes, tout spécialement dans 1es passages où il décrit en musique avec une suggestivité sonore l'atmosphère du décor naturel. Mais même dans ce cas, le caractère impressionniste du Journal est conditionné par l'imagination harmonique propre de Janáček qui utilise une gamme par tons entiers, les accords de neuvièmes, de onzièmes et de treizièmes, surtout leurs fonctions dominantes. Janáček dans son Journal d'un disparu non seulement exploite pleinement l'harmonie moderne d'alors, mais il la crée d'une manière indépendante et novatrice.

Certaines analogies dans les airs et les motifs entre les Rimes enfantines de Janáček (1925) et la suite enfantine pour piano Children's Corner de Debussy (des années 1908-8) sont plutôt fortuites quoique Janáček, et on le sait déjà, ait étudié très attentivement cette composition de Debussy; en témoignent ses fréquentes menues notes faites au crayon dans l'exemplaire imprimé de la suite qui s'est conservé dans la succession du compositeur. Cependant, dans l'humour gaillard tchèque des Rimes, dans leur simplicité expressive, dans leur coloris mélodique populaire et naturel nous ne trouvons aucune trace du raffinement et de la mélancolie émouvante et onirique de Debussy.

La pénétration la plus profonde par les éléments impressionnistes est perceptible dans le septième opéra de Janáček La Petite Renarde Rusée (1921-23). Janáček composait cet ouvrage justement à l'époque où il écrivait une série de feuilletons impressionnistes de sensations fuyantes sur 1es sujets naturels de l'ambiance de Hukvaldy et de Brno; il y dépasse le simple réalisme descriptif dans la manière de peindre la nature et parvient à la représentation impressionniste des phénomènes naturels et de l'univers tout entier de la nature.

De même que dans les feuilletons de Janáček s'interpénètrent l'observation impressionniste et l'effort pour rendre la personnalité humaine et la réalité naturelle dans une attitude monumentalisée, de même dans la diction musicale de la Petite Renarde Rusée s'entremêlent l'impressionnisme sensitif et la monumentalisation hymnique de la nature (5).

Les critiques viennois, en 1956 déjà, ont attiré l'attention sur le caractère impressionniste de la musique de Janáček dans La Petite Renarde Rusée à l'occasion de sa première sur la scène de Volksoper à Vienne. Ils font remarquer le caractère lyrique et impressionniste du Renard en signalant que la musique de cet opéra est constituée par de petites images de genre et des scènes de sonorité impressionniste. La technique de composition y est comparée à la technique au pointillé des peintres (Die Presse, le 16 décembre 1956); la critique souligne aussi l'élément folklorique ainsi que l'impressionnisme debussien sous la conception morave ("... durch Debussys ins Mährische metamorphosierten Impressionismus hindurchgegangen"). On parle aussi, dans les critiques, d'un emploi fréquent de la gamme par tons entiers, d'une synthèse de l'excitabilité impressionniste et de l'élément populaire qui donne à la musique de Janáček une force interne et, finalement, d'un mélange du symbolisme et du réalisme.

Dans le livret même de la Petite Renarde Rusée de Tesnohlidek s'infiltre une synthèse timide de l'impressionnisme. Janáček, à son tour; par sa mise en musique et son développement du livret, a promu le texte de Tesnohlidek à une sphère supérieure de l'élaboration artistique du sujet donné en soulignant tout ce qui par sa nature émotionnelle s'orientait vers la conception impressionniste. C'est pourquoi on trouve dans la Petite Renarde Rusée des échos très accusés de l'impressionnisme debussien et partiellement aussi de son principe de composition. Les éléments impressionnistes dans la Petite Renarde Rusée sont mis en jeu surtout dans les longs préludes et intermèdes orchestraux qui sont porteurs de l'atmosphère et du coloris sonore de l'opéra. La substance émotionnelle et expressive impressionniste y est aussi concentrée. Toutes les scènes de danses et de pantomime se caractérisent aussi par le timbre sonore impressionniste. De même, l'instrumentation de Janáček dans la Petite Renarde Rusée constitue une partie inséparable et intégrante de différentes Impressions des forêts et de la nature qui se succèdent rapidement; elle est le résultat de l'invention mélodico-rythmique de Janáček et surtout de son invention harmonique caractérisée ici par un coloris sonore entièrement impressionniste (une large application des gammes par tons entiers, de l'harmonie des quartes, des gammes chromatiques richement développées, etc.), Le charme sonore et coloré de l'instrumentation rappelle en maint passage le monde du récit merveilleux imprégné de poésie sonore de la Rusalka de Dvořák et aussi l'instrumentation impressionniste de Debussy. Janáček a appliqué derrière la scène, dans le changement du troisième acte de la Petite Renarde Rusée, des voix féminines sans texte [appel de la forêt] comme il l'avait déjà fait d'ailleurs dans le chœur invisible derrière la scène dans sa Kata Kabanová et dans son Journal d'un disparu. Il nous offre fortuitement une comparaison avec les Trois nocturnes de Debussy où dans le troisième nocturne (Sirènes) se font entendre aussi des voix féminines comme fond sonore suggestif à la composante orchestrale de cet ouvrage. C'est indiscutablement la conséquence d'une combinaison inventive de différents groupes instrumentaux et vocaux qui s'attachent toujours chez Janáček à certaines situations d'ambiance momentanées de l'action. Dans ces passages, la thématique d'airs autonome de Janáček se mêle aux éléments de l'impressionnisme debussiens (6).

Dans l'atmosphère de l'action d'ensemble de l'opéra De la maison des morts (1927-28) nous rencontrons aussi des surfaces entières de scènes impressionnistes. Ces ensembles conçus de façon magistrale et raffinée à la manière impressionniste y sont appliqués en étroite connexion avec les éléments expressionnistes qui sont aussi typiques de cet opéra. Janáček se sert tout associativement de la polyphonie, surtout des accords de neuvièmes avec la petite neuvième. Il les atteint, en tant que verticales constantes, par l'intermédiaire des dissonances mélodiques à l'aide desquelles il condense le contenu des consonances typiquement Janáčekiennes qui sont aussi porteuses du timbre impressionniste de ce dernier opéra de Janáček.

En conclusion de la présente étude posons-nous la question: qu'est-ce qui a pu le plus captiver Janáček dans les compositions de Claude Debussy? Janáček a trouvé dans l'œuvre de Debussy non seulement une pensée mélodique très proche de la sienne, une élégance harmonique du coloris sonore, mais aussi le point de départ d'une nouvelle conversion stylistique qui s'est produite dans son œuvre au cours des années 1921-23, où l'impressionnisme musical de Janáček, dont la manifestation la plus significative est la Petite Renarde Rusée, passe au premier plan. Debussy, cet éminent musicien de la fin du siècle, captiva Janáček surtout par son goût pour la sensibilité musicale, par sa relation étroite avec la nature et la vie, par sa révolte contre l'intellectualisme et contre la musique néoromantique de Wagner, par ses rapports fervents avec la musique russe, surtout avec Moussorgski et Borodine, par son dégoût pour la spéculation philosophique et surtout par sa pensée harmonique très particulière. Quant à l'harmonie de Debussy, Janáček a été saisi par son application fréquente des accords à trois tons dans la gamme par tons entiers, surtout par l'accumulation de petits motifs qui se répètent obstinément et qui, pleins de vie scintillante, débouchent souvent sur des trilles vibrantes.

Janáček appréciait chez Debussy aussi le travail avec les motifs à la base d'un transfert des séquences de petits groupements des motifs élevés d'un demi ton ou d'un ton entier, les accords de onzièmes altérés, largement employés, autour desquels se regroupent les tons mélodiques, ensuite les suspensions, le timbre sonore excitant de la gamme par tons entiers, bref, tout ce qui est proche aussi du principe de composition de Janáček, surtout dans sa dernière période. On peut donc constater que la pensée musicale de Debussy, c'est-à-dire son style et son principe de composition, ont pénétré dans la structure tonale et harmonique de l'œuvre de Janáček et que cette influence s'est manifestée aussi dans la composante du coloris sonore de certaines compositions de Janáček.

Cependant, il faut faire remarquer explicitement que l'impressionnisme de Janáček diffère nettement, dans son tond, de l'impressionnisme de Debussy et ,de son style par la plasticité et le travail avec des motifs beaucoup plus concret, ainsi que par l'utilisation technique et expressive très originale du matériel musical. Même si Janáček a été fortement captivé par la musique de Debussy, il ne l'imite absolument en rien; il en diffère par sa spécificité créatrice très définie qui ne trouve pas d'analogie dans la musique mondiale moderne. L'impressionnisme particulier à Janáček différencie essentiellement de l'impressionnisme vague et embrumé français parce qu'il s'appuie sur la base réelle des intonations stylisées de la parole, à savoir, sur le matériel mélodique spécifiquement autochtone et, par ce fait, il s'oppose diamétralement à la phrase mélodiques française.

Il est bien vrai que Janáček a du goût pour la gamme par tons entiers, mais il s'en sert d'une façon totalement différente que Debussy. La gamme par tons entiers chez Janáček est presque toujours insérée dans le flot tonal solidement stabilisé, tandis que chez Debussy elle évolue dans une atmosphère sonore d'une tonalité labile. Janáček s'est acquitté avec l'esprit critique envers l'impressionnisme de Debussy en y réagissant à sa façon ce qui a été motivé surtout par une évolution spécifique non seulement de la musique de Janáček mais aussi de la musique tchèque moderne qui cherchait toujours une attitude indépendante à l'égard de l'impressionnisme et de l'expressionnisme (7).

L'harmonie de Janáček a subi une évolution ascendante. Elle s'oriente, d'une manière toujours plus accentuée, à la pensée harmonique contemporaine qui, dans la dernière période de la création de Janáček, a été influencée par l'harmonie impressionniste de Debussy mais aussi par certains traits de l'harmonie expressionniste. La bitonalité apparaît chez Janáček déjà après Tarass Boulba, mais d'une façon plus prononcée encore dans l'Affaire Makropoulos, Concertino, Capriccio et la Maison des Morts. Janáček n'a commencé à s'occuper théoriquement de l'expressionnisme et de l'harmonie moderne que vers 1920, quoique leurs indices apparaissent déjà dans Jenůfa. Sa fonction, tout d'abord, n'était que purement tonale. Janáček y renoue organiquement avec l'évolution harmonique mondiale qui commença à se développer déjà vers 1900. Nous pouvons observer le même processus chez Schönberg, Stravinsky ou Hindmith. Cependant, chez Janáček il s'agissait d'un relâchement causé par un emploi fréquent des dissonnances mélodiques qui perturbent les structures harmoniques usuelles stabilisées (les prétendues consonances simples de Janáček).

Dans la création de Janáček, on trouve d'intéressants documents très caractéristiques de l'expression impressionniste tchèque; pourtant, ses compositions ne possèdent pas un caractère strictement impressionniste. Chez Janáček, il n'y a nulle trace de passivité impressionniste, d'imprécision sonore voilée et indéfinie qui caractérise la création des impressionnistes français. L'impressionnisme de Janáček est plutôt émotionnel que sensualiste; cependant, certains éléments dans les airs, la technique et le style de Debussy sont aussi proches de la diction musicale de Janáček que Debussy est, peut-être, le seul compositeur de t'Europe occidentale dont le style puisse être comparé, dans une centaine mesure, avec le style et la technique créatrice de Janáček. Après avoir étudié ce problème, j'incline à penser que dans la musique mondiale il n'existe point une correspondance aussi proche, quant aux motifs, à l'harmonie et à la composition, que celle entre les œuvres de Debussy et de Janáček. C'est la preuve que la musique de Janáček évoluait au fur et à mesure que se développait la vie musicale mondiale, tout en prenant en considération l'apport particulier et original de Janáček.

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