Pour
le début de son festival
Janáček, l'Opéra de Lyon présentait le
10 mai 2005
une
formidable Jenůfa devant une salle pleine jusqu'au sixième
balcon et où les applaudissements nourris ont conclu chaque
acte
pour éclater par une ovation nourrie à la fin de
la
représentation.
Une mise en scène épurée dans deux
décors
d'un réalisme très stylisé s'impose
à
chaque scène de l'opéra. Le
premier montre un espace campagnard qui par deux grandes portes laisse
deviner une activité artisanale symbolisée par
quelques
sacs entassés, tandis qu'un bief évoque la force
motrice
d'un moulin qu'on ne voit pas. L'habileté de ce
décor
très simple est de ménager deux niveaux, celui de
la cour
du moulin et celui plus haut et plus lointain simulant un chemin
reliant ce moulin au village dans un arrière-plan de
collines
d'une couleur noire annonciatrice du drame. Un même
décor
abrite les deux autres actes, un intérieur très
sobre
avec une disposion différente des meubles
délimitant un
cadre sombre qui enferme le huit-clos étouffant de l'acte
II,
tandis qu'une lumière très crue accompagne la
révélation du crime de Kostelnicka à
l'acte III.
Des éclairages très sobres, mais convaincants
soulignent
le déroulement du drame. Vous l'aurez compris, cette
sobriété recentre l'action même du
drame et
l'éloigne d'un folklorisme trop facile.
La
musique peut se déployer,
le chant peut s'épanouir. L'orchestre de l'Opéra,
distinct de l'Orchestre national qui officie à l'auditiorium
Maurice Ravel, suprême et rare privilège d'une
ville comme
Lyon de posséder deux orchestres,
dirigé par Lothar
Koenigs se hausse au niveau du plateau importé de
Glyndebourne
en imposant la partition originelle, celle de la création
à Brno il y a un peu plus de cent ans. Le chef met en valeur
cette étonnante intervention du xylophone, au
début de
l'opéra (et à plusieurs reprises ensuite)
symbolisant la
mécanique du moulin ou l'engrenage de la tragédie
dans la
brutalité et la fausseté des rapports humains. Au
cours
de l'acte II, le violon solo grince un mélodie
évoquant
le drame qui va arriver, la disparition de l'enfant. Mais il sait aussi
amener son orchestre à la tendresse et à la
ferveur dans
la prière à la Vierge que lance Jenůfa,
éperdue
d'amour pour son enfant. Et à la fin de l'opéra,
la
fanfare salue le triomphe d'un amour difficile mais
véritable
sur l'adversité. La soprano Orla Boylan
(Jenůfa), Valentin Prolat (Steva), le tenor Robert Brubaker
remplaçant au pied levé Stefan Margita (Laca),
Menai
Davies (l'aïeule Buryja) et l'impressionnante Kostelnicka
campée par Anja Silja entretiennent un chant magnifique de
vérité humaine et musicale. Seuls
petits regrets,
à l'acte III, le Maire et sa femme apparaissent un peu trop
typés, un peu trop pantins alors que l'inconsistance de leur
personnage suffit à les rendre
déplacés
dans
cette histoire. Le rôle écrasant de Kostelnicka
imposé de
façon magistrale par Anja Silja domine certes la
distribution
par une puissance vocale, mais aussi par une présence
musicale
incontestable, un sens dramatique qui se vérifie par exemple
à la fin de l'acte II lorsqu'elle déclame
"Qu'est-ce qui
hurle et gémit dehors ? Comme si la mort voulait entrer",
mais
Orla Boylan en ne poussant pas son rôle vers celui d'une
douce
victime en tant que jeune fille abandonné par son amant,
mais
vers celui d'une fille
aimante malgré tous ses tourments tient remarquablement sa
place
sur le
plateau, tandis que Robert Brubaker incarne de belle manière
le
jaloux Laca tel qu'il apparaît au premier acte et l'homme
bon,
compatissant et droit qu'il devient au cours des actes suivants en
opposition à l'égoïste et violent Steva
révélant la faiblesse de cet homme ne
goûtant que
la couleur peau de pêche de son
éphémère
fiancée et non ses qualités de cœur.
Il y a cent ans, seul le public morave acclamait Janáček
alors
que les Pragois fronçaient dédaigneusement les
sourcils
devant ce compositeur jugé par trop provincial. Depuis le
succès dans la capitale historique des pays
tchèques en
1916, le triomphe à Vienne deux ans plus tard, la musique de
Janáček à travers Jenůfa a su
conquérir les
cœurs du public allemand dans la décennie
suivante. S'il a
fallu attendre 1962 pour que la France découvre en Jenůfa le
compositeur tchèque, la cause semble maintenant entendue.
Les
hardiesses sonores, sa musique si personnelle, si
éloignée des traditions classiques et
romantiques, sa
façon particulière de
répéter un
même thème, ses
juxtapositions obsédantes n'effarouchent plus personne,
mais sont reçues comme la manifestation aigüe d'un
langage
musical empreint de vérité et
d'authenticité,
tordant le cou à l'emphase, pour ne faire ressortir que
l'émotion pure. La représentation du 10 mai
à
l'opéra de Lyon en a apporté la manifestation
éclatante.
Joseph Colomb, mai 2005