L'Affaire Makropoulos à l'Opéra de Lyon
Flambloyante Emilia !
Pour le troisième opus
de son festival Janáček, l'Opéra de Lyon avec Več Makropoulos a atteint les
sommets. La mise en scène de Nicolaus Lehnhoff sobre, mais
efficace, qui jamais ne profite de l'intrigue pour tirer la couverture
vers lui éclaire subtilement les rapports entre les
différents protagonistes. montrant l'insignifiance, la veulerie
ou l'égoîsme des hommes que domine de son immense stature
Emilia Marty. Un décor à la fois réaliste et
symbolique, beau avec ses camaïeux de crême n'attire pas le
regard. Il suggère habilement un cadre dans lequel
évoluent les personnages, tourbillonnant autour d'Elina
Makropoulos, tels des insectes attirés par une lumière
éclatante.
Pas d'action au sens traditionnel du terme. Une sorte d'enquête
qui paraît passablement embrouillée par son
ancienneté. Un notaire, un clerc, des plaignants, des
employés de théâtre. Comment peut-on faire chanter
de tels personnages ? Comment peut-on chanter sur des phrases aussi
banales que "Affaire Gregor", "Faire durer un procès depuis cent
ans !", "Par ici, entrez, je vous prie", etc…? On se voit bien
sur une scène de théâtre. On y est en effet. Mais
on se trouve aussi à l'opéra. Et grâce au
génie de Janáček, tout chante. Certes, à sa
manière, en procédant par de courtes phrases
mélodiques, par des répétitions dont certaines
deviennent obsédantes, avec une inventivité
omniprésente ménageant constamment la surprise,
l'intérêt. Et l'orchestre de l'Opéra de Lyon,
emmené par Lothar Kœnigs, comme pour les deux autres
opéras, déroule un tapis instrumental scintillant, riche,
éclatant, tendre, mordant, ironique, puissant où l'on
retrouve des élans et des lambeaux de la contemporaine Messe glagolitique. Magnifique en
un seul mot.
Par dessus tout, l'immense cantatrice Anja Silja emmène tous ses
partenaires dans son sillon, excellente comédienne,
extraordinaire chanteuse, passant dans l'instant de l'aigu puissant,
dominateur ou excédé, à la douceur de miel,
attirant et repoussant ses différents prétendants
grâce à une gestuelle confondante de justesse, mais
surtout grâce à un chant évoluant de la
démesure savamment calculée à une
humanité confondante. Elle empoigne son rôle dont elle
fait ressortir l'immense complexité sous toutes ses facettes, de
la froideur absolue, au calcul
implacable, de
l'attendrissement des souvenirs heureux à l'impatience
exaspérée, tous ces états étant traduits
vocalement avec autant de passion que de maîtrise. Cette femme de
337 ans a tout vu, tout vécu. Elle est lasse et n'aspire plus
qu'à une chose, rejoindre le destin des gens ordinaires, mourir
comme eux. Au cours du troisième acte, sous l'identité
d'Emilia Marty, alias Elina Makropoulos, alias Eugénia Montez,
alias Ellian Mac Gregor, etc…, elle tient la scène de
bout en bout révélant la vérité, sa vraie
vie s'étalant sur plus de 300 ans, se transformant sous ses
différentes identités. Avec une présence physique
ensorcelante s'acheminant vers une humanité enfin
assumée, avec un chant d'une grandeur et d'une beauté,
passant de la superbe à l'indifférence, de l'agacement
à l'intérêt pour ses semblables. Une
véritable leçon d'opéra.
Avec ce festival, l'Opéra de Lyon a atteint un triple objectif :
donner à voir et à entendre trois opéras
tchèques du début du 20è siècle qui
conservent toute leur modernité, assurer une cohérence au
compositeur de ces trois œuvres, démontrer la
valeur de Leoš Janáček, extraordinaire
créateur. Le public lyonnais ne s'y est pas trompé,
délivrant une véritable ovation à l'ensemble de la
troupe, terminant par des applaudissements encore plus nourris pour
Anja Silja, véritable pivot de cette Affaire Makropoulos. Cette
équipe a démontré que cet opéra, d'un abord
moins évident que les deux autres, se hausse sans peine au
niveau de Jenufa et de Kat'a Kabanova. Et comme, dans le
même temps, l'Opéra de Paris présente De la maison
des morts, la boucle est resque bouclée. Il reste à
espérer que le courage et la perspicacité qu'une future
équipe mettra dans la mise en œuvre d'Osud (le Destin), de Sarka et de Pocatek romanu (Commencement d'un
roman) trouveront leur récompense dans un accueil
conséquent du public, achevant ainsi la reconnaissance du
compositeur tchèque en tant qu'indiscutable créateur
d'opéras.
Joseph Colomb - mai 2005