Liszt au pays des Laoutars


Franz Liszt s'est intéressé de près aux musiciens tziganes, auprès de qui il pensait retrouver - à tort - les détenteurs authentiques de la musique populaire de sa Hongrie natale. Sa rencontre avec Barbu Lautaru, violoniste tzigane de Roumanie, est restée célèbre. Elle devait inspirer à Liszt sa Rhapsodie roumaine pour piano.
Nous reproduisons ci-dessous l'intégralité d'un article paru dans le journal français le Ménestrel en juillet 1889, alors que les musiciens populaires roumains enchantent les visiteurs de l'Exposition Universelle de 1889.

Liszt était un admirateur passionné de la musique des Laoutars roumains, les mêmes qui fanatisent en ce moment les visiteurs du Champ de Mars.

C’est au château du célèbre poète roumain Basile Alecsandris, raconte la Neue Musikzeitung de Stuttgart, que Liszt les entendit pour la première fois. Une foule énorme d’invités était rassemblée dans la grande salle du château pour recevoir et écouter les musiciens nomades, qui arrivaient de Jassy, sous la conduite de leur chef, Barbo Laoutar. Le maître de la maison leur fit verser du champagne en signe de bienvenue et les pria de commencer.
Barbo fit d’abord jouer une marche nationale qui impressionna profondément les assistants. Quelques-uns d’entre eux firent tomber des pièces d’or dans le verre du vieux chef, en lui disant : « Bois, Barbo Laoutar, bois, mon maître ! ». Et le vieux chef aspira le vin avec les pièces d’or, qu’il retira ensuite de sa bouche pour les baiser avec ferveur.
Puis on passa à l’exécution d’une mélodie tzigane. Toute la mélancolie des steppes semblait s’exhaler  de ce morceau ; mais, brusquement, le chant plaintif cessa, un cri perçant retentit et les instruments commencèrent à s’agiter dans un prestissimo qui, graduellement, devint fiévreux, vertigineux, échevelé, donnant l’impression d’un régiment de cavalerie montant à l’assaut.

Liszt était absolument transporté et, lorsque le morceau fut achevé, il s’avança vers le chef, jeta de l’or dans son verre, qu’il heurta contre le sien, et lui dit : « Tu m’as fait connaître ta musique, Barbo, à mon tour de te faire connaître la mienne. » Et l’illustre virtuose se mit au piano au milieu d’un silence religieux.
Après un court prélude, le maître improvisa une marche hongroise, dont il conduisit le thème, superbe d’ailleurs, à travers des cascades de trilles et d’arpèges et les modulations les plus étranges et les plus inattendues. Tout entier à l’inspiration, Liszt semblait oublier  tout ce qui se passait autour de lui. Ses doigts couraient sur le clavier, rapides comme le vent, faisant entendre avec persistance, au milieu des plus fantastiques arabesques, le motif victorieux de la marche. Les auditeurs, retenant leur respiration, se tenaient immobiles et comme frappés par un charme. Enfin, l’enthousiasme éclata, frénétique, imposant.

Le vieux Laoutar, les yeux baignés de larmes, s’approcha de Liszt et lui dit : « C’est à mon tour, Maître, à te prier de trinquer avec moi. » Et pendant que les verres s’entrechoquaient, Liszt demanda : « Eh bien, Barbo Laoutar, que dis-tu de cette mélodie ? – Elle est si belle, maître, répondit le vieux barde, que je vais, si tu le permets, essayer de la reproduire. » Liszt esquissa un sourire d’incrédulité, mais il acquiesça d’un signe de tête.
Laoutar se tourna vers son orchestre, épaula son violon et répéta la marche hongroise. Pas un trille, pas un arpège, pas un ornement ne furent omis. Barbo exécuta note pour note l’improvisation du pianiste. Et ses musiciens l’accompagnaient scrupuleusement, comme mû par l’instinct, et observant religieusement les moindres nuances indiquées par son archet.

Lorsqu’enfin la dernière note eut résonné, Liszt sauta de son siège et courut se jeter dans les bras du vénérable chef en s’écriant : « Par Dieu, Barbo Laoutar, tu es un artiste divin et un plus grand musicien que moi ! »


Sources


Matériel recueilli et restitué par Alain Chotil-Fani, avril 2005

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