Liszt était un
admirateur passionné de la musique
des Laoutars
roumains, les mêmes
qui fanatisent en ce moment les
visiteurs du Champ de Mars.
C’est au château du
célèbre poète roumain Basile
Alecsandris, raconte la Neue
Musikzeitung
de Stuttgart, que Liszt les
entendit pour la première fois. Une foule énorme
d’invités était rassemblée
dans la grande salle du château pour recevoir et
écouter les musiciens nomades,
qui arrivaient de Jassy, sous la conduite de leur chef, Barbo Laoutar.
Le
maître de la maison leur fit verser du champagne en signe de
bienvenue et les
pria de commencer.
Barbo fit d’abord jouer une marche
nationale qui
impressionna profondément les assistants. Quelques-uns
d’entre eux firent
tomber des pièces d’or dans le verre du vieux
chef, en lui disant :
« Bois, Barbo Laoutar, bois, mon
maître ! ». Et le vieux chef
aspira le vin avec les pièces d’or,
qu’il retira ensuite de sa bouche pour les
baiser avec ferveur.
Puis on passa à
l’exécution d’une mélodie
tzigane. Toute
la mélancolie des steppes semblait s’exhaler
de ce morceau ; mais, brusquement, le chant plaintif cessa, un
cri
perçant retentit et les instruments commencèrent
à s’agiter dans un prestissimo
qui, graduellement, devint fiévreux, vertigineux,
échevelé, donnant
l’impression d’un régiment de cavalerie
montant à l’assaut.
Liszt était
absolument transporté et, lorsque le morceau fut
achevé, il s’avança vers le
chef, jeta de l’or dans son verre, qu’il heurta
contre le sien, et lui
dit : « Tu m’as fait
connaître ta musique, Barbo, à mon tour de te
faire connaître la mienne. » Et
l’illustre virtuose se mit au piano au
milieu d’un silence religieux.
Après un court
prélude, le maître improvisa une
marche hongroise, dont il conduisit le thème, superbe
d’ailleurs, à travers des
cascades de trilles et d’arpèges et les
modulations les plus étranges et les
plus inattendues. Tout entier à l’inspiration,
Liszt semblait oublier tout ce qui se passait autour de lui.
Ses
doigts couraient sur le clavier, rapides comme le vent, faisant
entendre avec
persistance, au milieu des plus fantastiques arabesques, le motif
victorieux de
la marche. Les auditeurs, retenant leur respiration, se tenaient
immobiles et
comme frappés par un charme. Enfin, l’enthousiasme
éclata, frénétique,
imposant.
Le vieux Laoutar, les yeux baignés de larmes,
s’approcha de Liszt et
lui dit : « C’est à
mon tour, Maître, à te prier de trinquer avec
moi. » Et pendant que les verres
s’entrechoquaient, Liszt demanda :
« Eh bien, Barbo Laoutar, que dis-tu de cette
mélodie ? – Elle est si
belle, maître, répondit le vieux barde, que je
vais, si tu le permets, essayer
de la reproduire. » Liszt esquissa un sourire
d’incrédulité, mais il
acquiesça d’un signe de tête.
Laoutar se
tourna vers son orchestre, épaula son
violon et répéta la marche hongroise. Pas un
trille, pas un arpège, pas un
ornement ne furent omis. Barbo exécuta note pour note
l’improvisation du
pianiste. Et ses musiciens l’accompagnaient scrupuleusement,
comme mû par
l’instinct, et observant religieusement les moindres nuances
indiquées par son
archet.
Lorsqu’enfin la dernière note eut
résonné, Liszt sauta de son siège et
courut se jeter dans les bras du vénérable chef
en s’écriant : « Par
Dieu, Barbo Laoutar, tu es un artiste divin et un plus grand musicien
que moi ! »