L'on pourrait se demander pourquoi le plus célèbre
des compositeurs hongrois s'est intéressé aux danses
d'un pays étranger, si l'on ignorait que les frontières
d'aujourd'hui sont bien loin de celles de l'Europe de 1915.
L'empire Austro-Hongrois embrassait plusieurs nationalités,
réunies pour de simples raisons géographiques au sein de
la double monarchie : aux Germains (Autrichiens) et Hongrois,
ajoutons des Slaves - Polonais, Tchèques,
Slovaques, Ukrainiens, Ruthènes, Serbes, Croates,
Slovènes
-, des Latins - Roumains, Italiens. L'on aurait grand tort
d'oublier une nationalité n'entrant dans aucune de ces
classifications, celle des Tziganes, parmi les multiples autres
minorités nationales.
Ainsi, Béla Bartók, né dans le Banat,
région située au confluent des trois cultures serbe,
hongroise et roumaine, ne pouvait-il pas ignorer les trésors
musicaux d'Europe centrale et du Sud. En s'intéressant
à des danses de Transylvanie, Bartók se penche sur
le patrimoine musical d'une région de la Hongrie. Ce n'est
qu'après guerre et le Traité de Versailles que cette
région rejoint la Moldo-Valachie pour former la
république roumaine. Ces Danses hongroises de Transylvanie s'appelleront désormais les Danses populaires roumaines.
Ces Danses sont au nombre de sept, et non six comme on le croit
souvent. L'erreur vient de la brièveté des deux
dernières danses, jouées enchaînées comme on
le verra. Toutes portent un titre.
Cette Danse du bâton proviendrait du nord de la Transylvanie, plus précisément de Maros-Tudra, dans le Mureş. Les danseurs utilisent le bâton pour marquer fermement le rythme de cette danse - un jeu (autre sens du mot joc) que l'auditeur pourra aisément se figurer, pourvu que l'interprète sache mettre en valeur les ruptures de rythmes si caractéristiques.
Le brǎul (prononcer "bre-oul") est un large foulard dont les paysans, hommes comme femmes, se ceignent la taille. Cette danse aux harmonies délicates, presques hésitantes, vient de Egres (Târgu Mureş).
De la même région que la précédente, cette troisième danse est lente, propice à la méditation. Pe loc signifie Sur place. La fragile beauté de cette musique au ton pastoral doit beaucoup au respect du tempo qui ne doit surtout pas être pris trop moderato.
Le titre de cette quatrième danse, Buciumeana, a longtemps nourri
l'imagination des musiciens. Le bucium, instrument proche de l'alphorn
de nos Alpes, n'est-il pas caractéristique de la musique
populaire roumaine ?
Écoutons ce que dit un autre compositeur
hongrois proche à bien des égards de la Roumanie,
György Ligeti :
Les sons produits par l'alphorn (en
roumain "Bucium") n'avaient rien à voir avec ceux de la musique
"normale". Je sais aujourd'hui que cela tient au fait que l'alphorn ne
produit que des sons naturels et que les sons harmoniques 5 et 7
(autrement dit la tierce majeure et la septième mineure) sonnent
"faux", à savoir plus bas que sur un piano par exemple. C'est
précisément ce "faux" qui est en réalité
parfaitement juste puisqu'il correspond à la pureté
acoustique, qui fait toute la magie de l'alphorn.
Bartók a-t-il cherché, avant Ligeti, à
retranscrire le son de l'alphorn dans sa danse intitulée
Buciumeana ?
Pour excitante qu'elle soit, l'hypothèse s'avère
stérile. Le nom de cette danse se réfère à
celui d'une petite ville de la province de Mureş - au
détriment de ceux qui ont cru déceler trace des
harmonies si caractéristiques du bucium dans cette partition.
Retour à un tempo rapide avec cette cinquième danse, recueillie dans la province de Bihor. Le titre de Poarga est une déformation d'un mot populaire de Transylvanie, Porka, lui-même issu de la Polka tchèque. Le nom de la danse a varié au fil des voyages des musiciens populaires qui parcouraient l'Europe, tout comme la danse elle-même, bien éloignée de la polka bohémienne.
Marunţel - prononcer "maroun' tsel" - désigne quelque chose de minuscule. En l'occurrence, les pas des danseurs s'ils veulent suivre ce rythme rapide provenant, comme la Polka précédente, de la ville de Beius (en hongrois, Belenyes), non loin d'Oradea.
La dernière danse, enchaînée à la précédente sur un nouveau rythme de Marunţel (ville de Nyagra), offre une conclusion idéale à ce court cycle de danses transylvaines.
Bartók a dédié son cycle au
piano à quatre
mains, avant d'en réaliser lui-même une transcription
pour petit orchestre (1917). Il souhaitait avec cet arrangement
préserver le caractère intime et alerte de ces danses en
évitant l'écueil de l'orchestre symphonique. On mesure ce
qui sépare les Danses
de Bartók des grands cycles
romantiques - danses hongroises, slaves, norvégiennes... -
volontiers brillants et sans prétention
ethnomusicale. Bartók n'est en effet pas l'auteur de ces
mélodies, qu'il a recueillies au cours de plusieurs voyages,
utilisant pour cela une technique de pointe d'enregistrement. Son
apport personnel de compositeur se mesure aux harmonisations originales
grâce auxquelles il maintient
constamment l'intérêt de l'auditeur.
Parmi les autres transcriptions, la plus
célèbre est celle de Zoltán Székely pour violon et
piano, cheval de bataille des virtuoses qui trouvent là
matière à faire briller leur archet. L'on peut regretter
que cela soit trop souvent au détriment du message musical. Un
autre arrangement populaire, pour orchestre à cordes, ne parvient
qu'à édulcorer cette musique si évocatrice.
En 1993, le compositeur et chef d'orchestre mexicain Manuel de
Elías propose l'ajout de
deux hautbois et deux cors anglais à la section de cordes afin
de donner plus
de couleur aux Danses populaires. L'intention est louable, sans
que le résultat tel que nous l'avons écouté ne
soit entièrement convaincant.
La façon dont Bartók a ordonné ses
sept danses ne doit rien au hasard. Les deux
premières, allegro moderato et allegro, suivies des danses lentes n° 3 et 4, Moderato, la Poarga plus animée (allegro) puis la partie conclusive avec les deux Marunţel
enchaînés donnent au cycle une forme
générale de Symphonie - une Symphonie imaginaire, sans
développement ni forme sonate, cela va de soi.
Conscients de cette forme générale de la suite des
danses, la plupart des interprètes exagèrent la lenteur
du Joc cu bâta initial afin
de mieux préparer l'accélération jusqu'au final exubérant. Une simple
écoute de Béla Bartók
lui-même, pourtant, nous révèle à quel point
cette première danse mérite d'être marquée
rythmiquement, rendant pleinement justice à l'aspect
documentaire de cette musique aux rythmes drus, aux antipodes d'une
certaine musique de salon virtuose et sans caractère trop
souvent proposée par les interprètes.
Alain Chotil-Fani, juin 2006