C'est dans le port cosmopolite
de Sulina que naît George
Georgescu, dans la nuit du 11 au 12 septembre 1887. Leonte, son
père, est le chef de la douane, époux de la belle
Elena,
fille
du capitaine du port. Rien ne semble disposer le petit George
à
s'intéresser à la musique. Rien sauf,
peut-être, le
premier prix d'un tirage au sort auquel Leonte a inscrit, par jeu, le
nouveau-né : un beau violon de lăutar,
dans son
étui.
La jeunesse de George se déroule
au rythme des affectations de son père, dans
plusieurs ports du Danube et jusqu'à Bucarest. Le
garçon
écoute avec intérêt les fanfares qui
égaient
chaque dimanche les promenades des adultes. L'on y joue un
répertoire populaire inspiré de Vienne, mais
aussi la
déjà célebre valse Flots du Danube,
Valurile
Dunarii, de son compatriote
Iosif Ivanovici. Est-ce là
que
George est saisi du démon de la musique ? Seul à
la
maison, il réunit bocaux et autres ustensiles sonores et
improvise sur ce xylophone de fortune pendant des heures.
Il retrouve même au-dessus d'une
armoire le violon de lăutar
de la loterie de Sulina, et parvient
bientôt à en jouer en le tenant verticalement,
coincé entre ses cuisses, à la manière
d'un
violoncelle.
Scolarisé à Giurgiu, le jeune homme
compose une valse qui impressionne son
professeur de musique. Celui-ci lui confie
la direction
du choeur du lycée et lui permet même d'enseigner
à
sa place. C'est ainsi que George Georgescu débute
officellement
sa carrière vouée à la musique. Il
n'achève
pas ses études scolaires.
Qu'importe ! Il apprend à jouer du violoncelle, fuit la
maison
paternelle et rejoint la
capitale pour parfaire sa formation.
C'est un jeune homme de
dix-neuf années, aux cheveux longs et confiant en sa bonne
étoile, qui s'inscrit en
1906 au
Conservatoire de Bucarest. Il est trop âgé pour
rejoindre
la classe de violoncelle mais suivra les cours de contrebasse. Une fois
encore George Georgescu surprend ses professeurs, par son talent
de mélodiste qui parvient à faire chanter
l'instrument
d'une manière inouïe. Et surtout il ne manque pas
passer
l'occasion de remplacer au pied levé le chef titulaire de
l'orchestre du Théâtre National. Le
succès est si manifeste qu'il est confirmé
à ce
nouveau poste.
"Gogu", comme on l'appelle familièrement,
sait
imposer son mode de travail, sa très grande exigence envers
les
interprètes, et cela, même dans le
répertoire
léger de l'opérette. Il demande aux chanteurs de
connaître leur partition et non plus de chanter
"d'après
l'oreille" comme cela était l'habitude. Pour être
bien
jouée, la musique - fût-elle
réputée
"facile" - réclame la plus grande précision.
Mais Georgescu reste avant tout un violoncelliste. A 23 ans, il est en
mesure
de jouer le grand répertoire - concertos de
Dvořák,
de Saint-Saëns... - en public. Il lui faut cependant
rechercher
à l'étranger la reconnaissance. En janvier 1911,
le jeune
homme diplômé du Conservatoire de Bucarest prend
le train
à la Gare du Nord pour la capitale prussienne.
A Berlin, Georgescu fait le
siège de la demeure d'Hugo
Becker, l'un des plus fameux violoncellistes en activité. Le
maître, assailli de prétendants venus des quatre
coins du
monde
rechercher son enseignement, refuse un grand nombre de visites. Mais
le jeune Roumain n'est pas du genre à se
décourager et
parvient enfin à s'introduire dans la demeure du virtuose,
muni
de son instrument.
Devant Becker attentif, il joue
le
solo d'un concerto de Camille Saint-Saëns. Le professeur n'est
pas
sans réserve à l'égard du jeu de
Georgescu, bien
au contraire. La technique laisse à désirer,
toutes les
bases sont à revoir. Il
faudra travailler beaucoup, privilégier la
cantilène, mettre la technique au
service de la musique, et non l'inverse. Et par ailleurs renoncer aux
cheveux longs, car ils "nuisent au son du violoncelle" !
Mais l'essentiel est là
: Becker
discerne en Georgescu un artiste hors du commun. Non seulement le jeune
homme est un passionné, mais il possède toutes les
capacités pour servir sa passion. Et voilà le
jeune
roumain admis
dans le cercle très fermé des disciples du
violoncelliste
berlinois ! Bien des
années plus tard, Georgescu confiera : "tout ce que je sais,
je
l'ai appris grâce à Hugo Becker".
La réputation du
jeune musicien croît rapidement. Il se
lie d'amitié avec le jeune George
Szell, futur immense directeur d'orchestre comme lui, rencontre Errico
Caruso et le célèbre compositeur Richard Strauss. Hugo
Becker ne cache
pas son admiration pour son protégé, à
tel point
qu'il le propose comme son remplaçant au sein Quatuor
Marteau.
Cette formation musicale a
été fondée par Henri
Marteau, violoniste né à Reims de père
français et de mère allemande. Chose chose
remarquable
pour une époque volontiers nationaliste et revancharde,
Marteau
est très ouvert sur les
musiques de tous les horizons. En grand défenseur de la
musique
contemporaine française, il donne la première
audition du
Concerto
de Massenet et se
rend outre-Atlantique faire applaudir le Concerto romantique
de Benjamin
Godard. En France, il défend Brahms et d'autres compositeurs
allemands. Il sillonne
l'Europe et l'on retrouve même son nom à l'affiche
d'un
concert de Bucarest, en 1897.
A son poste de violoncelle du Quatuor Marteau, Georgescu réalise ses
premières tournées internationales et affronte les publics de différentes cultures.
Henri Marteau invite son
nouveau collaborateur dans sa villa
musicale de
Lichtenberg, où il s'est installé pour mieux
rayonner
à travers le continent européen. Georgescu y
rencontre le
Bulgare Pancho Vladigherov, qui rendra hommage plusieurs fois dans ses
compositions aux musiques roumaines. Mais le déclenchement
de la
première guerre mondiale interrompt net les
activités du
quatuor. Georgescu décide de reprendre son activité de soliste.
Les critiques apprécient l'art d'un virtuose que l'on
compare
parfois à Pablo Casals.
L'année 1916
bouleverse pour toujours la carrière de Georgescu. Alors
qu'il
prend un train pour rejoindre un récital, la porte
de la voiture lui glisse sur la main. La douleur n'est pas
très
vive mais l'oblige dans l'immédiat à annuler tous
ses
engagements. Les médecins ne sont pas très
rassurants :
peut-être la perte de sensibilité le cointraindra-t-elle à abandonner le violoncelle. Par
ailleurs l'entrée en guerre de la Roumanie fait de lui un
espion
aux yeux des autorités allemandes et Georgescu est
incarcéré un bref laps de temps dans une prison berlinoise ! Les milieux
artistiques locaux interviennent rapidement et font libérer le
musicien,
qui doit tout de même se présenter deux fois par
jour
à la police. Mais sa main le fait toujours souffrir. Comment
peut-il désormais exercer son art ?
La mésaventure de
Georgescu est arrivée aux oreilles
du grand chef austro-hongrois Arthur Nikisch. Pour Nikisch, Georgescu
a toutes les qualités pour devenir un directeur d'orchestre
hors
du commun. Il s'en est ouvert à Richard Strauss, et eu
l'occasion
d'en juger par lui-même au cours de confrontations entre
jeunes
espoirs de la direction. Son opinion est mûre : Georgescu sera son
"meisterschüller". C'est donc naturellement qu'il confie
à
son "élève-maître", pour ses
débuts, rien moins que la prestigieuse Philharmonie de
Berlin, l'un des meilleurs orchestres qui soient. Et c'est ainsi qu'en
1918, année si symbolique pour
la nation roumaine qui récupère la Transylvanie,
un jeune musicien pratiquement inconnu dans son propre pays obtient
un immense succès à la tête des
Berliner Philharmoniker.
L'affiche propose des
oeuvres du Norvégien Grieg, du Russe Tchaikovski et de
l'Allemand Richard Strauss. Ces deux derniers compositeurs
reviendront très souvent et toujours avec le même
bonheur
au répertoire de Georgescu. Quelques mois plus tard, il
accompagne avec la même formation un jeune pianiste né au Chili, Claudio Arrau,
dont
c'est la première apparition en public.
Le 4 janvier 1920, George
Georgescu est revenu dans son pays natal.
Il s'apprête à diriger la
Philharmonie de Bucarest. Personne n'imagine alors que c'est le
début d'une liaison passionnée de plusieurs décennies.
La
philharmonie est déjà un ensemble assez ancien.
Wachman
puis
Dinicu se sont tour à tour efforcés de donner
à la
Roumanie le grand ensemble symphonique qu'elle mérite. Mais
si
le pays a d'excellents musiciens et des chorales de grande
qualité, il manque encore d'expérience dans le
domaine de
la
musique instrumentale "savante". De nombreux talents ont vu une
carrière
prometteuse compromise en restant au pays. C'est en partant de ce fait
qu'Eduard Caudella, constatant l'extraordinaire intelligence artistique
du jeune Enescu, avait conseillé à ses parents de
l'éloigner de la Roumanie pour l'envoyer
étudier à Vienne.
La famille royale est
présente au premier concert
dirigé par Georgescu. Le roi Ferdinand et la reine Maria
sont
des esthètes et voient d'emblée dans le jeune
chef
l'autorité qui saura enfin construire une formation
symphonique
d'élite, digne ambassadrice de la culture musicale roumaine
à l'étranger. Le roi Ferdinand choisit de donner
sa
confiance à
Georgescu. Il
lui confie la mission de recruter à l'étranger
des
interprètes prestigieux qui pourront l'aider à
faire de
la philharmonie bucarestoise une formation d'envergure internationale.
Georgescu se rend à
Vienne pour les auditions. Son but n'est
pas
seulement de juger la qualité artistique de ses futurs
collaborateurs, mais de prendre en compte leur aptitude à
s'intégrer aux exigences du jeu en orchestre. Parmi les
instrumentistes qu'il repère et persuade de rejoindre la
formation bucarestoise se trouve un hôte de choix, Iosif
Prunner.
Celui-ci est le
premier contrebassiste des Concerts Colonne, l'un des meilleurs
orchestres français.
Bientôt la
philharmonie roumaine compte une centaine de
musiciens. Année après année, concert
après
concert, Georgescu construit patiemment, avec abnégation,
son
orchestre. Il se préoccupe de tous les pupitres, s'astreint
à les améliorer individuellement, attache une
très
grande importance aux répétitions. Il se souvient
des
conseils de ses maîtres et du fameux pianissimo d'Arthur
Nikisch
qu'il s'astreint à faire maîtriser par ses
musiciens.
Le niveau de qualité
atteint par l'orchestre lui permet
d'inviter des chefs étrangers. Les Allemands Richard Strauss
et
Bruno Walter, l'Autrichien Felix Weingartner,
le Tchécoslovaque Oskar Nedbal, les
Français
Gabriel Pierné et Vincent d'Indy viennent diriger la
philharmonie. Tous se
déclarent impressionnés par l'excellence des
musiciens
de Bucarest.
Georgescu ne limite pas son art
à la musique symphonique.
Dès 1921 on connaissait ses affinités par la Symphonie
avec Choeurs de Beethoven,
qu'il monte avec la
société chorale Carmen. L'année
suivante, il prend
la
direction de l'Opéra et se révèle un
chef lyrique
d'exception. Il dirige à la fois les classiques - ceux de
Wagner
lui sont chers - et les partitions du XXème
siècle comme
Salomé
de Richard
Strauss. Georgescu dirige l'Opéra de Bucarest de 1922
à
1926 puis pendant toute la décennie des années
1930.
La renaissance musicale des
années 1920 est favorisée
par
l'action de George Enescu et du concours portant son nom,
récompensant les jeunes compositeurs. Toute une
école
nationale voit le jour pendant cette période. Georgescu
dirigera
à d'innombrables reprises la musique roumaine contemporaine,
celle de C. C. Nottara, Filip Lazăr, Mihail Jora, Mihai Andricu et tant
d'autres compositeurs
malheureusement si méconnus de ce
côté-ci de
l'Europe. Il s'investit pleinement dans son rôle
pédagogique, offrant des séances gratuites pour
les
étudiants, fréquente assidûment les
milieux
artistiques
bucarestois. Avec ses amis du cercle "ţambalagii" (joueurs de
cymbalum), il se réunit dans la maison de Constantin
Brǎiolu,
l'infatigable
collecteur de foklore, pour des soirées
mémorables qui
ne s'achèvent qu'au petit matin.
L'étranger n'ignore
rien de la réputation de
Georgescu. La France l'accueille en 1921 pour une série de
concerts encensés par la presse parisienne qui
crie au
génie. Il y reviendra en 1926, ce qui lui donnera l'occasion
de
rencontrer Igor Stravinsky, puis en 1929, où il remplacera
au
pied levé l'illustre Willem Mengelberg. A Vienne, Georgescu
dirige Richard Strauss,
suscitant de nouvelles critiques dithyrambiques de la part du
féroce chroniqueur Julius Korngold. Pablo Casals l'invite
à son tour à Barcelone, où le chef
roumain est
honoré par l'Union Musicale Espagnole de la capitale
catalane.
Dès 1922, la Philharmonie de Bucarest et son chef
attitré
sont prêts à se mesurer aux publics
étrangers. Pour
la première tournée, les
musiciens iront à Constantinople puis à
Athènes.
Une véritable expédition sur un navire au long
cours, au
départ de Constanţa ! Pour de nombreux musiciens c'est leur
premier voyage d'importance. Au-delà de l'aspect artistique
et
du très bon accueil des mélomanes
étrangers, le
chef a conscience qu'une telle tournée a pour but de former
un peu plus le groupe de ses musiciens, d'accroître la
complicité des instrumentistes et de favoriser
l'émergence d'une culture commune. Tous se souviendront
très longtemps encore de cette première
tournée en
Méditerranée orientale.
Année 1926. Georges
Georgescu a sollicité un repos
après plusieurs saisons éprouvantes avec la
Philharmonie
et l'Opéra. Il s'installe à Paris, rue de
Miromesnil,
apparaît à l'occasion à la
tête de
l'orchestre Colonne. Il apprend que la reine Maria de Roumanie, en
route pour les Etats-Unis, passe par la capitale française.
Georgescu décide de lui rendre ses hommage à la
gare. La
souveraine apprécie le geste. "Mais pourquoi ne
viendriez-vous
pas avec nous en Amérique ?" demande-t-elle soudain au
musicien.
Ce dernier, pris au dépourvu, hésite : il n'a pas
les
moyens, il n'a rien prévu, et que ferait-il
là-bas ? La
souveraine insiste. On ne refuse rien à la reine Maria !
Voilà Georgescu pour la première fois
embarqué
sur un transatlantique à destination de New-York.
Là-bas,
il n'a aucun engagement, aucun contact artistique. Mais le sort lui
sera une nouvelle fois favorable.
Pendant une
repésentation au Carnegie Hall, il fait
connaissance avec son voisin de loge. Cet homme charmant
n'est autre qu'Arthur Judson, l'agent artistique d'Arturo Toscanini,
reconnu comme étant le plus grand chef en
activité.
Lorsque, quelques jours plus tard, Toscanini
éprouve une douleur au bras et renonce à
diriger la fin de la saison 1926 à New York, Judson pense
aussitôt à Georgescu. Mais auparavant il demande
conseil
à Richard Strauss : ce Roumain inconnu aux
États-Unis
a-t-il les
épaules pour remplacer l'étoile des chefs d'orchestres ?
R. Strauss répond
sans hésiter. Oui, Georges Georgescu
saura relever le défi, le compositeur n'a pas de doute
à
ce sujet.
L'intéressé, lui, hésite
beaucoup. Il y
a de quoi ! Les Américains sont connaisseurs, la concurrence
est
âpre et de très haut niveau : des chefs comme
Pierre
Monteux, Wilhem Furtwangler, Willem Mengelberg ou Leopold Stokovski
jouissent d'une immense estime. La partie est loin d'être
gagnée.
Mais Georgescu est
l'homme de la situation. Il finit par accepter et on le
retrouve dès décembre 1926 à la
direction du New
York Philharmonic. Au programme, Smetana, Schubert et Richard Strauss
à qui il doit tant. La presse ne fait pas détail
: voici
un nouveau chef européen qui dorénavant comptera
pour
tous les mélomanes du Nouveau Monde ! Et aussi, pouvons-nous
ajouter,
pour ses musiciens, puisque parmi les membres de l'orchestre
américain se trouve un artiste originaire de Hongrie,
nommé Jenö
Blau. Bientôt remarqué à son tour par
Judson pour
pallier une nouvelle défection de Toscanini, Blau -
désormais connu sous le nom d'Eugene Ormandy - prendra la
tête de l'Orchestre de Philadelphie. En 1958, Ormandy et son
orchestre seront l'hôte de la capitale roumaine.
Le séjour
américain de Georgescu dure plusieurs mois
et
se révèle être un succès
sans tâche,
même quand il reprend la direction d'une scène
lyrique
pour la
Bohême de
Puccini. Le défi est gagné.
Il prend le navire qui le
ramène sur le vieux continent en
compagnie de Toscanini et de sa fille Vanda. Le vieux chef italien, lui
aussi ancien violoncelliste de talent, a accepté Georgescu
dans
le cercle restreint des artistes qu'il tolère
à ses côtés. Un geste très
significatif de
la part d'une personnalité sans
concession.
Toscanini, s'il ne
dirigea pratiquement pas de musique roumaine - une Rhapsodie
d'Enesco,
enregistrée en 1940 et menée à un
train d'enfer,
fait encore aujourd'hui courir les
collectionneurs - rendra néanmoins hommage à un
autre
immense chef compatriote de Georgescu, Ionel Perlea.
Auréolé
de sa gloire américaine, il ne fait pas
de
doute que Georgescu fait partie des plus grands chefs.
On admire ses interprétations de Beethoven, de Brahms, de R.
Strauss, très rigoureuses et pourtant toujours si
naturelles.
On retrouve son nom au programme nombreux orchestres
européens.
Mais il n'oublie pas son pays. Les dix années de "sa"
Philharmonie sont fêtées par un concert de
mille
exécutants !
En 1933, Georgescu épouse
la jeune et très jolie Tutu. En dépit d'une
différence d'age importante, le couple restera uni
à
travers les épreuves et Tutu Georgescu veillera toujours
à ranimer le souvenir de l'immense artiste que fut son
époux. Deux de ses livres, consacrés à
ses
mémoires musicales, parsemées d'anecdotes
précieuses et volontiers spirituelles, ont servis de base
à la présente synthèse (voir les sources).
Georgescu poursuit son action pédagogique,
en organisant des festivals thématiques consacrés
à des écoles nationales, tout en organisant une
nouvelle
tournée en Méditerranée orientale.
L'orchestre et
son chef sont devenus une
référence. Pablo Casals, le "plus grand des
violoncellistes" selon les dires de Georgescu en personne, rejoint la
capitale roumaine pour plusieurs récitals
mémorables,
dont un au côté d'Enesco au violon pour le Double Concerto
de Brahms.
Un séjour de
Georgescu en Italie revêt une importance
particulière. A Rome, Georgescu dirige la partition
originale de
l'extraordinaire opéra de Moussorgski, Boris Godounov,
récemment
redécouverte. Le chef roumain
dirige aussi un poème symphonique intitulé Juventus
de Victor de Sabata. On
pourrait s'interroger aujourd'hui sur la signification de diriger une
telle oeuvre dans l'Italie de Mussolini, si l'on ignorait que cette
même pièce symphonique, apologie de la jeunesse
exaltée, fut aussi âprement défendue
par un Arturo
Toscanini.
A la fin de la
décennie 1930, Georgescu découvre en
son compatriote Constantin Silvestri l'un des grands espoirs de la
direction d'orchestre. L'avenir lui donnera raison, mais l'Europe est
au bord du gouffre. La Philharmonie de Varsovie propose à
Georgescu un poste de chef titulaire. Les musiciens polonais ne se
doutaient pas que quelques mois plus tard, leur gouvernement en exil,
pourchassé par les Nazis, trouverait refuge dans la capitale
roumaine.
Quand la seconde guerre
mondiale éclate, la Roumanie s'engage, sous la
férule du conducator
Ion Antonescu, aux côtés des puissances de l'Axe.
Bientôt, Georgescu et son orchestre sont
réquisitionnés
pour une tournée dans l'Europe dominée par les
Nazis. Le jeune Dinu Lipatti, pianiste d'exception, filleuil d'Enescu
et fils spirituel de Georgescu, accompagne la formation.
Voilà
que pendant que le monde s'embrase, un autre Roumain, encore
adolescent, s'affirme comme un véritable maître du
piano. Son nom est Valentin Gheorghiu. Après la guerre, il
sera
intégré à la Philharmonie de Bucarest.
Les critiques internationales
sont une nouvelle fois laudatives. Un
chroniqueur allemand compare avantageusement Georgescu au
Néerlandais Mengelberg.
S'il faut naturellement
observer une grande
prudence envers la sincérité des chroniques
musicales,
volontiers inféodées à la
propagande, un extraordinaire témoignage
enregistré nous
permet
toutefois de constater l'excellence atteinte par
les musiciens roumains. En effet, la Roumanie, de nouveau
écartelée au
profit de ses voisins hongrois (qui récupèrent
une partie de la Transylvanie) et bulgare (annexion du
"quadrilatère" de la Dobroudja
méridionale), voit l'armée allemande
déferler sur son territoire dès 1940.
Officiellement, à la demande d'Antonescu qui
réclame une protection du grand frère allemand.
En vérité, pour mettre la main sur les ressources
naturelles de la
Roumanie - dont les exploitations pétrolières de
Ploiesti
- afin de
préparer l'invasion de l'URSS.
La technique de pointe
apportée par les Nazis à cette occasion, avec les
tous nouveaux magnétophones à bandes, ont rendu
possible l'enregistrement de la Philharmonie de Bucarest en 1942. Il
s'agit de la première
Symphonie et des deux Rhapsodies
d'Enescu. On ne peut
qu'être subjugué par l'engagement
physique des musiciens, par le lyrisme inoui du mouvement lent de la
symphonie. Le niveau de qualité atteint à cette
époque par l'orchestre et son chef George Georgescu
reste un sommet
sans doute insurpassé dans l'histoire de cette formation. Il
faut préciser que la première symphonie d'Enescu
n'admet
aucune demi-mesure : c'est une œuvre
littéralement héroïque, même
si elle est moins accessible que les deux
célèbres Rhapsodies.
La fin de la guerre voit
la Roumanie rejoindre le camp des Alliés. Les collaborateurs
sont, comme ailleurs, pourchassés. Pendant trois
années, Georgescu est écarté de son
poste. George
Enescu, alors en tournée à Moscou (printemps
1946), écrit personnellement au président de la
VOKS (4) pour prendre la
défense de Georgescu. La VOKS, acronyme de Vsesoiuznoe
Obshchestvo Kul'turnykh Sviazei s Zagranitsei,
Société
Universelle pour les relations culturelles avec les pays
étrangers,
était une sous-division de l'Agit-prop
contrôlée par les communistes. Cette
société faisait partie du plan d'offensive
culturelle dirigée par les Soviétiques
Le pays,
libéré des nazis, tombe rapidement sous
domination
communiste. Malgré le soutien d'Enescu, Georgescu est
accusé de complaisance envers l'ancien régime. Il
est mis
en retraite de la vie musicale. La Philharmonie de Bucarest est
confiée à Constantin Silvestri,
succédant à
George Cocea et
Emanoil Ciomac.
En 1947, George Georgescu
réapparaît à la tête de
l'orchestre de la
radio roumaine. Il dirige aussi à Iaşi la Philharmonie
Moldova
et, rapidement, il se voit
invité à l'étranger, à
Prague, à
Kiev. Les années noires n'ont pas réussi
à effacer
son souvenir. Et le 11 décembre 1953, le voilà
officiellement convié à reprendre la direction de
la
Philharmonie de Bucarest, Silvestri étant nommé
à
la fois à l'Opéra et à l'orchestre de
la radio. Le
prestige de Georgescu était tel que le pouvoir ne
pouvait que rendre au chef le poste qu'il avait occupé
pendant 24 années couronnées de succès
internationaux. Quant à Silvestri, cet autre artiste hors
pair - et au style totalement différent - il fera une
carrière d'exception en France et au
Royaume-Uni, disparaissant prématurément
à
l'âge de 55 ans.
L'année 1954 voit donc Georgescu de nouveau prendre en main
les
destinées musicales du meilleur orchestre roumain. Mais en
est-il
réellement capable ? L'artiste a presque 70 ans et certains
craignent que sa réapparation soit
éphémère. L'avenir allait leur donner
tort.
Dix années sans
diriger la Philharmonie de Bucarest ont
laissé des traces. L'orchestre n'est plus le même,
son
niveau de qualité a baissé. Georgescu doit, une
nouvelle fois, reconstruire, mois après mois, concert
après concert, une formation qui peine à
retrouver le niveau qu'elle avait atteint à la fin des
années 30. Mais il n'est plus question, alors, d'aller
à
Vienne pour recruter des musiciens d'élite.
En mai 1955, la mort de George
Enesco, scandaleusement oublié
des cercles musicaux de l'après guerre,
définitivement
exilé de sa terre natale, bouleverse le monde musical
roumain. Georgescu et son orchestre n'oublient pas la dette qu'ils
doivent au plus grand de leurs musiciens. Désormais,
l'orchestre
de Bucarest prendra le nom de Philharmonie George Enescu.
Les efforts sont payants. Les tournées internationales
peuvent
reprendre. A
Prague, Evguenii Mravinski, chef historique de la Philharmonie de
Leningrad, reconnaît en Georgescu l'un des plus grands
interprètes de Beethoven et - l'hommage mérite
d'être apprécié - de Tchaikovski. En
octobre 1956,
le
festival d'automne de Varsovie, consacré à la
musique
contemporaine, acclame 25 minutes durant les musiciens roumains.
L'année suivante, Georgescu est autorisé
à
traverser le rideau de fer. Il est membre du concours parisien de piano
Long-Thibaut
mais ne perd pas l'occasion de se recueillir sur le tombe de George
Enescu, au Père-Lachaise.
Cette même
année 1957, la Philharmonie George Enescu se
rend à Belgrade. Georgescu a demandé à
un
violoniste timide, du nom de Ion Voicu, d'être le soliste de
la
tournée. Le succès est si explosif que Ion Voicu
doit
jouer un bis, un second, encore un autre...rien n'y fait, le public
yougoslave, debout et applaudissant à tout rompre, refuse de
quitter la salle, même quand on la plonge dans
l'obscurité. L'intervention des pompiers, lance d'incendie
en
main et menaçant de noyer la salle, sera
nécessaire
pour évacuer les auditeurs conquis par le
jeu
ensorcelant de ce violoniste à l'allure gauche. Il aura
dû
jouer sept bis ! Bien des années plus tard, Ion Voicu sera
à son tour nommé à la tête
de la
Philharmonie George Enescu.
L'Italie et la Grèce réclament Georgescu mais une
nouvelle tournée, cette fois-ci dans le Grand
Nord, attend les musiciens de la Philharmonie. L'URSS, la Finlande puis
la Suède accueillent les musiciens roumains par un temps
polaire. Les mélomanes suédois
plébiscitent la
qualité des
interprètes, étonnés de
découvrir des
musiciens d'exception. Il manque en effet à la
Philharmonie de Bucarest un élément essentiel,
les
enregistrements qui auraient pu permettre d'attirer l'attention de
l'étranger sur l'excellence de Georgescu et de ses musiciens.
A
Moscou, Georgescu est dans le jury qui couronne le pianiste Van
Cliburn, premier américain à être
distingué
au-delà du rideau de fer malgré la guerre froide.
L'enthousiasme est si grand, les artistes russes si heureux de
retrouver le chef
roumain qu'un concert exceptionnel est improvisé, avec le
concours du vieux complice Sviatoslav Richter.
1958. Georgescu s'engage tout
entier dans la création d'un
grand festival
dédié à la mémoire de
George Enescu. Le
Festival Enescu sera une
manifestation d'envergure internationale, à la fois
série
de concerts et concours de violon. Pour la première
édition, il réunit Yehudi Menuhin et David
Oistrakh dans
le Double Concerto de
Jean-Sébastien Bach. L'unique
opéra
d'Enescu, Oedipe,
est
dirigé par Constantin Silvestri. La tradition a
été conservée jusqu'à
aujourd'hui de jouer
cette oeuvre fascinante à chaque nouvelle édition
du
Festival Enescu.
Le succès de cette
entreprise n'altère en rien sa
volonté de voyager. On le retrouve en
Tchécoslovaquie, où son art subjugue ses
confrères
Václav Smetáček et George Sebastian, en Hongrie
où
il
mène pour la première fois son orchestre devant
un Zoltán
Kodaly admiratif. Après de nouvelles visites en Pologne et
en
France, Georgescu est invité aux États-Unis. Il
ne s'agit
pas
cette fois-ci d'un voyage improvisé mais d'une invitation
officielle à diriger les grandes formations
américaines.
Les cercles musicaux américains voient désormais
en
Georgescu l'un des derniers héritiers de la tradition
européenne de la direction d'orchestre. Parmi les oeuvres qu'il
dirige, quelques miniatures symphoniques - véritables
"joyaux"
piur orchestre - du regretté Theodor Rogalski.
Il est intéressant de noter qu'à New-York,
Georgescu
assiste à West Side Story,
sur une musique de Leonard Bernstein.
De retour en Europe, Georgescu
est fatigué, sujet
à des angines de poitrine. Electrecord, la maison de disques
roumaine, s'intéresse enfin à lui et enregistre
l'intégrale des neuf symphonies de Beethoven. Un
intérêt bien tardif pour un orchestre qui n'a plus
le luxe
d'avant-guerre et un chef épuisé par les
sollicitations
venues des quatre coins du monde. Le voilà reparti
à
travers l'Europe. A Milan, où il retrouve Wally, la fille de
Toscanini, on lui présente le représentant de la
firme de
disque américaine RCA. Ce dernier lui propose un contrat
d'enregistrement pour la saison 1963-64. Une série
d'enregistrements qui ne verra jamais le jour, privant les
mélomanes d'aujourd'hui de bien des témoignages
précieux sur l'art de Georgescu...
C'est au cours d'une nouvelle
tournée, en Allemagne de l'Est,
que Georgescu subit une nouvelle attaque cardiaque. Bien que
diminué il trouve la force de diriger un récital
où le
public découvre le violoniste français Christian
Ferras.
Georgescu, amené d'urgence à l'hôpital,
s'éteint alors que la radio diffuse un extrait de l'un de
ses
concerts, Une
vie de héros,
le
poème symphonique de Richard Strauss qu'il aimait tant.
L'histoire de
l'interprétation musicale est cruelle. De cet
immense artiste, dépositaire d'une tradition ancestrale, le
disque n'a retenu qu'une infime partie de son art, enregistré
dans des conditions précaires.
Si sa vision, dans
les symphonies de Beethoven, s'inscrit dans une tradition de rigueur
germanique, on ne peut qu'admirer la fulgurance et le naturel des
cordes, et la très grande virtuosité que le
chef exige de ses
violons. Sa direction, toujours très précise, est
révélatrice de sa vision d'ensemble de la
partition.
Georgescu se refuse à bousculer les tempo et fuit les effets
faciles. Ses crescendos ne sont jamais brutaux.
Si Georgescu affectionnait le grand répertoire germanique - ses
interprétations de Beethoven, Brahms et R. Strauss faisaient
autorité - et les oeuvres contemporaines roumaines, il a
abordé toutes les époques. Seules les pages
inspirées par Arnold Schönberg et l'école de Vienne
semblent lui être restées étrangères.
On trouvera en annexe une courte discographie. Ses récitals
d'avant-guerre, et notamment ceux avec l'Opéra Roumain,
n'ont
hélas pas été enregistrés.
Pire, plusieurs
dizaines de bandes de radio auraient été
effacées
après sa mort, nous révèle son
épouse Tutu.
Peut-être reste-t-il d'autres témoignages dans les
archives sonores européennes ou américaines...
Dans cette
attente les collectionneurs devront se satisfaire des quelques CD,
souvent épuisés, consacrés au
maître.
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