Le Guide Musical parle d'Enesco (1898)

Le monde musical français a été sidéré par le génie d'Enesco. L'article suivant est extrait du Guide Musical n°9 du 27 février 1898. Hugues Imbert, son auteur, était un chroniqueur et musicologue des plus respectés.

Par Alain Chotil-Fani

Un artiste d'avenir : Georges Enesco

 

Nous ne voudrions pas prononcer, au sujet du très jeune compositeur qui eut, dimanche dernier, un succès considérable au Concert Colonne, les paroles presque divinatoires de Robert Schumann sur Brahms, à l'aurore de la carrière du maître de Hambourg. Ce serait peut-être dépasser le but, que de donner à un nouveau venu dans la carrière - presque un enfant - l'auréole du génie: il y aurait également à craindre d'enlever par une louange montée sur un ton trop élevé, la modestie qui sied à un débutant. Puis, nous ne sommes pas Schumann, et M. Georges Enesco ne sera peut-être jamais un Brahms ! Et cependant, lorsque, l'hiver dernier, sollicité par des mais, nous nous sommes rendu à leur invitation pour assister à l'exécution d'un Quintette pour piano et cordes que ce jeune prodige avait composé à l'âge de quatorze ans, nous fûmes absolument frappé par la maîtrise qui régnait dans l'œuvre. Certaines affinités, dans la présentation de tels ou tels passages des cordes, dans le style, dans la couleur générale de cet ouvrage, avec le faire de Brahms avaient attiré spécialement notre attention. Aussi ne fûmes-nous pas surpris lorsque, interrogé par nous à la fin de la séance, le jeune Georges Enesco nous avoua qu'il avait connu le grand maître symphoniste à Vienne, où il fit ses premières études musicales, et qu'il avait étudié longuement son oeuvre.

Hâtons-nous de déclarer qu'il n'existe aucune trace du style de Brahms dans le Poème roumain, exécuté au théâtre du Châtelet, au Concert Colonne du 13 février.

Mais il ne sera pas sans intérêt pour nos lecteurs d'avoir la primeur de renseignements exacts sur les débuts du jeune compositeur roumain, qui, à l'exemple de Mozart, se livrait déjà à la composition à un âge où les enfants sont encore sur les bancs de l'école et dont l'entrée dans le monde musical vient d'être si brillante.

Georges Enesco est né en août 1882, dans un modeste village de Roumanie; ses parents sont des cultivateurs aisés. Sa vocation musicale se révéla dès l'âge de trois ans par le petit fait suivant : Son père devant se rendre à la ville voisine pour y vendre certains produits de sa ferme, le jeune enfant le supplia de lui acheter un violon, ce qui fut fait. Mais, ô désespoir ! l'instrument ne possédait que trois cordes, et le petit Georges, désolé de cette imperfection, jetait le violon par terre en pleurant. « J'ai demandé, disait-il, un violon pour faire de la musique, et non un jouet. » Dès le lendemain, il posséda l'instrument rêvé et, avec une facilité incroyable, au bout d'un laps de temps très court, il reproduisait les airs de danse qu'il entendait aux noces villageoises et il cherchait même à en inventer.

Un musicien de passage fut intéressé et charmé par les dons précoces de Georges Enesco. Il s'arrêta quelques jours dans le petit village de Roumanie, lui enseignant les notes, et lui laissant quelques cahiers de musique. Les notes apprises rapidement, le jeune prodige se mit à composer presque immédiatement, sans avoir jamais ouvert un livre de théorie ! Un hasard heureux amena dans la famille un nouveau visiteur, très épris de l'art musical ; il n'eut pas de peine à persuader au père de conduire l'enfant à Vienne et de demander son admission au Conservatoire.

Le directeur de cet établissement était le célèbre violoniste Hellmesberger qui occupait ces fonctions depuis l'année 1860 et était en outre Concertmeister à l'Opéra de Vienne. Tout d'abord, en voyant la taille exiguë de l'élève, qui n'avait que sept ans, il refusa de l'entendre, prétextant que le Conservatoire n'était pas une crèche ! Mais lorsque le père, insistant sur le sacrifice qui s'était imposé pour venir de si loin, finit par obtenir une audition, le résultat fut tel qu'Hellmesberger, émerveillé, offrit non seulement de faire entrer le jeune Georges au Conservatoire, mais encore de l'élever avec ses enfants. Ce fut dans un-milieu absolument artistique qu'il vécut de sept à onze ans, suivant avec assiduité les classes de violon et d'harmonie. Les premiers prix dans ces deux branches lui furent décernés à onze ans ! Hellmesberger, qui s'était épris du « petit prodige roumain », le conduisait souvent à l'Opéra, où, comme nous l'avons déjà dit, il dirigeait l'orchestre ; il l'installait près de son pupitre, et l'enfant pouvait suivre ainsi toutes les représentations, ne perdant pas une note et retenant tout avec une facilité prodigieuse. En outre, il put entendre à la célèbre chapelle de la Burg, dont Hellmesberger était maître de chapelle et où il avait remplacé Mayseder, les messes de Haydn, de Mozart, de Beethoven et des auteurs modernes. Quelles merveilleuses auditions, bien faites pour élever l'âme d'un enfant si apte à s'assimiler tout ce qu'il entendait en musique ! Et, ici, on ne peut que féliciter hautement le directeur du Conservatoire de Vienne d'avoir deviné l'avenir de cet adolescent et de lui avoir donné une éducation forte et solide.

A l'âge de douze ans, le père d'Enesco le conduisit à Paris, désirant perfectionner ses admirable dons par des études faites au Conservatoire de cette ville. Il ne suivit pas l'exemple de Léopold Mozart, qui, de bonne heure, exploita le talent précoce de son fils. Résistant très sagement à cette tentation, il obtint son admission dans la classe de M. Massenet, que dirige actuellement M. Gabriel Fauré, pour la composition et dans celle de M. Marsick pour le violon. M. Massenet, le premier, fut littéralement ébloui par les aptitudes de son élève :

« Il est né symphoniste, disait-il; il a douze ans à peine et il orchestre déjà comme un maître. » En cela, l'auteur de Manon avait vu juste : c'est bien un symphoniste qu'il faut voir en Georges Enesco, et nous ne croyons pas qu'il y ait lieu de regretter que sa qualité d'étranger le mette dans l'impossibilité de concourir pour le prix de Rome. Les oeuvres produites par lui jusqu'à ce jour et que nous avons entendues à l'exécution, indiquent des tendances très marquées pour la musique de chambre et la symphonie. M. Gabriel Fauré, son maître actuel, qui ne fut jamais lui-même attiré parla scène, a reconnu en lui les mêmes aptitudes. M. Saint-Saëns, à qui il fut présenté, lui fit le plus chaleureux accueil : « Je croyais voir un enfant prodige, et je me trouve en présence d'un artiste de tout premier ordre. »

Sa mémoire est prodigieuse : on l'a vu exécuter sur le violon des passages entiers d'œuvres qu'il n'avait fait qu'entendre. L'année dernière, par suite d'une blessure assez grave au doigt, il n'a pu prendre part au concours de violon au Conservatoire ; il aura sa revanche cette année. Son jeu est d'une belle amplitude ; le style est excellent; les difficultés n'existent pas pour lui ; peut-être pourrait-on lui reprocher de trembler un peu trop la note.

C'est chez Mme la princesse Bibesco, excellente musicienne elle-même, que M. Ed. Colonne entendit la Sonate pour piano et violon exécutée par la princesse et l'auteur. C'est une oeuvre d'une maturité achevée et supérieure peut-être au Quintette pour piano et cordes dont nous avons déjà parlé. Il demanda à voir une partition et on lui présenta le Poème roumain, qu'il accepta aussitôt après lecture et qui a été acclamé aux Concerts Colonne. Cette composition, véritable symphonie pastorale, résume toutes les impressions d'enfance du jeune Enesco.

Souhaitons que les bonnes fées qui assistèrent à sa naissance lui conservent les dons qu'elles lui ont prodigués dès le plus jeune âge, et que l'enfant prodige devienne un compositeur dont le talent ne fera que croître avec les années.

HUGUES IMBERT

Guide Musical n°9 du 27 février 1898, pp. 193-194

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