Les Tchèques au XIXème siècle

En 1900, Charles Hipman et ses collaborateurs font paraître, à Prague et en français (!), un très beau livre sur l'histoire de la Bohême. Le passage suivant, dû à Melle Camilla L'Huillier, est un précieux témoignage sur la perception qu'avaient nos compatriotes de la vie musicale tchèque d'alors.

Nous citons quelques fragments du livre « Fünf Jahre Musik » par le docteur Edouard Hanslick sur le Quatuor tchèque. Pendant deux soirées on a entendu le Quatuor tchèque, et il a eu un succès extra ordinaire. Les exécutants étaient quatre jeunes gens, de dix-neuf à vingt ans, qui n'ont quitté le Conservatoire de musique de Prague qu'à l'automne dernier. Le premier violon, M. Charles Hoffmann, se distingue par une sonorité très marquée, par une pureté irréprochable et une brillante exécution. Le second violon, M. Joseph Suk, parfait virtuose, est en même temps un compositeur de grand talent. Les deux autres instrumentistes, le joueur d'alto, M. Nedbal, et le violoncelliste, M. Berger, se sont aussi fait remarquer par une savante exécution.

Cet orchestre réduit, débordant de force et de chaleur juvénile, joue avec enthousiasme sans dénaturer cependant le caractère de l'œuvre. Il y a longtemps que nous n'avions entendu un quatuor aussi brillant, aussi entraînant.

Si au point de vue des nuances les quatre artistes de Prague sont encore susceptibles de se perfectionner dans leur exécution ils ignorent, par suite, les dangers qui résultent d'un travail de ce genre et qui proviennent du désir d'embellir l'œuvre qu'ils exécutent, comme de la vanité spéciale aux virtuoses, trop souvent enclins à briller par eux-mêmes et à vouloir se placer au-dessus du compositeur.

Ces quatre artistes si jeunes et si enthousiastes nous ont ravis en nous faisant entendre le fameux quatuor de Smetana en mi mineur, composition qui, par l'originalité de sa conception et la supériorité artistique de sa forme, doit être classée parmi les meilleures productions musicales de notre temps.

Pour marquer d'avance le but de leur premier concert, nos quatre hôtes de Prague l'avaient fait annoncer sous le nom de « Soirée de Smetana », et ils l'ont consacrée exclusivement à cet artiste. On a commencé par un trio pour piano (op. 15) qui comprend trois parties, dont chacune est en sol mineur. La première, en un récitatif pathétique joué par le violon seul, respire une sombre passion. La seconde, par sa mélodie populaire, contraste heureusement avec la première ; elle est coupée par deux intermezzi, dont le second, un maestoso en ut-bémol, ne semble pas s'accorder avec l'ensemble. Le finale, accélére en une mesure de six-huit, dont le thème plein de douceur aurait mérité d'être traité avec plus d'ampleur, est entrecoupé de mesures très variées. Le trio de Smetana en sol mineur, est, au point de vue de la forme, inférieur au quatuor en mineur, mais on trouve dans chacune de ses parties des passages où se révèle la génie.

M. Joseph Jirànek, professeur au Conservatoire de musique de Prague, a tenu le piano avec hardiesse et chaleur ; seulement, il a la main un peu lourde. Nous lui devons la connaissance d'une série de morceaux pour piano qu'a composé Smetana et qui sont, en général, d'une grande originalité, d'un charme spécial, mais dont nous ignorions l'existence. M. Jiranek n'en a pas joué moins de seize dans la soirée ; ce qui était certes trop pour un concert déjà assez chargé. Mais il fallait produire ces ravissants petits tableaux de genre qui, pendant plusieurs dizaines d'années, sont restés ensevelis sous les pierres tombales de leurs titres tchèques Cela pourra servir aux virtuoses du piano pour varier les programmes de leur concerts. Plusieurs de ces morceaux, notamment « les Rèves », trahissent l'influence de Chopin ; d'autres, encore plus beaux, reflètent l'influence de Liszt. Mais ils se distinguent tous par un caractère particulier, qui se remarque surtout dans les « Danses tchèques ».

A la deuxième soirée, nous avons entendu le quatuor d'instruments à cordes en mi majeur (op. 80) par Dvoràk. Le commencement est un peu sec, il est vrai ; mais le thème est traité avec beaucoup d'entrain ; c'est un andante mélancolique dans le genre des Dumkas sud-slaves ; vient à la suite un charmant scherzo, dont le thème rappelle, par sa douce harmonie, le finale de la symphonie en si majeur, de Schumann ; le finale est un allégro plein d'une ardente vitalité.

Le quatuor n'est pas aussi original que les compositions antérieuses de Dvoràk ; mais il est en revanche plus symétrique, plus artistique en sa composition. Le caractère exclusivement national des compositions postérieures de Dvoràk recule de plus en plus et semble appartenir à un dialecte qui rentre facilement dans notre musique, langue universellement compréhensible, dont Beethoven s'est servi.

Le quatuor en trois parties pour piano (op. 11), par Zdenko Fibich, se distingue par un caractère spécial et ferme qui provoque la sympathie. On reste d'abord interdit au début de l'allegro moderato en mi mineur ; durant quinze mesures, les instruments à cordes vibrent, sans interruption, sur un seul ton (la) ; à la troisième mesure, un motif inattendu se détache du trémolo, semblable à une pierre qui frapperait la surface tranquille d'une eau à peine frissonnante. Cela ressemble moins à un thème de quatuor qu'à une scène d'opéra de Wagner, rappelant le « Vaisseau fantôme ». Il en résulte, toutefois, une musique sérieuse et intéressante qui nous tient dans un état constant de tension d'esprit. Nous y trouvons une force harmonieuse, mais jamais la monotonie fastidieuse qu'enfante la routine conventionnelle. L'adagio donne le sentiment d'une musique brillante et élevée, dont la chute est une mélodie tendre et suave. Le finale, un allégro plein d'énergie, s'écoule à pleins bords, sans éfforts, sans hésitations, et, rappelant successivement les thèmes précédents, aboutit à une conclusion géniale. Les mélodies populaires slaves manquent presque complètement dans ce quatuor, que nous devons accueillir uniquement comme un précieux appoint à la musique de chambre moderne. Les musiciens et les compositeurs qu'ils ont fait connaître ont conquis la faveur des amis de la musique de Vienne. Les Tchèques peuvent, en effet, être fiers de posséder, dans le triumvirat Smetana, Dvoƙák et Fibich, trois compositeurs qui, formés par les modèles classiques, ont su exprimer le caractère national et conserver leur originalité, en rendant leur art accessible à la majorité du public.

Notes

L'orthographe originale de l'article a été respectée, dans tous ses détails.

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