Au revoir Jiří Tancibudek

ou le destin singulier d'un grand musicien tchèque au pays des kangourous

par Jaroslav Kovářícek (1).

Lorsque j'ai parlé avec mon ami Jiří, à la fin du mois d'avril de cette année, je n'ai pas eu l'intuition que ce serait cette fois notre dernier entretien. La nouvelle de son départ brutal me fait une peine immense tout comme à tous ceux qui le connaissaient. La vie passe si vite que nous n'avons même pas le temps de voir défiler les jours et les heures. Chacun accomplit son chemin une fois de part ce monde mais il y a des êtres qui, en raison de leur exceptionnelle qualité, enrichissent durablement l'humanité et il me semble que leur séjour sur la terre devrait durer le plus longtemps possible. Notre ami Jiří appartient à cette catégorie.

Jiří est né en Bohême du nord à Klášteř nad Jizerou le 5 mars 1921 dans une famille de musiciens. Jindřich, son père, est instituteur, musicien et chef de choeur de bonne réputation. C'est tout naturellement qu'il transmet à son fils sa passion pour la musique. Jiří fait ses études et passe son bac au lycée de la ville de Mladá Boleslav puis il part à Prague étudier le hautbois au Conservatoire. Il est admis ensuite à l'Académie des Arts (Hamu) (2). En 1945, il rentre dans l'Orchestre de la Philarmonie Tchèque comme premier hautbois, premier témoignage de son extraordinaire talent d'instrumentiste. Il joue également dans l'orchestre de chambre tchèque sous la direction de Václav Talich. Désireux de se perfectionner encore, Jiří s'inscrit en1947 aux cours d'été du hautboïste soliste Leon Goossens en Angleterre. Un brillant avenir semble alors s'offrir au jeune musicien tchèque. Sa vie privée se place aussi sous les auspices du bonheur grâce à sa rencontre et son mariage avec la pianiste professionnelle Vera Hásková qui devient et restera sa compagne fidèle de toute la vie. Mais la situation politique de la République Tchécoslovaque s'assombrit brutalement en 1948 avec un coup d'état communiste et la fin de la liberté de penser et de voyager (3). Un lourd rideau de fer se referme sur la Tchécoslovaquie. Celui-ci va durer pendant plus de quarante années.

En fait ce nouveau régime ne met pas immédiatement la carrière de Jiří et ses perspectives en danger mais il commençe à persécuter sa belle-famille, son beau-père, ancien membre des courageuses légions tchèques et fervent patriote qui incarne une volonté et une indépendance de pensée détestée par les nouveaux dirigeants. Il faut donc se résoudre à s'exiler. C'est alors une fuite dans des conditions dramatiques vers la frontière la plus proche, celle avec l'Allemagne, dans la neige de l'hiver 1950, le hautbois caché sous le manteau puis une errance à travers plusieurs pays où Jiří et sa femme tentent de trouver un accueil durable (4).

Grâce à l'intervention du chef d'orchestre Sir John Barbirolli et sur l'invitation d'Eugen Goossens, frêre de Leon et alors que rien ne le destine à rejoindre ce pays, Jiří a finalement l'opportunité de devenir professeur de hautbois au Conservatoire d'Etat de Sydney en Australie. C'est dans cette ville qu'il va donner, accompagné de sa femme, un peu plus tard le premier récital de hautbois de toute l'histoire musicale de l'Australie ! En 1953, il intègre l'orchestre symphonique de Melbourne au poste de premier hautbois puis enseigne à Adelaïde au Conservatoire de musique Elder de l'Université où sa pédagogie et son sens artistique font merveille et exercent une grande influence sur ses étudiants. Parce que Jiří a formé la plupart des remarquables hautboïstes australiens d'aujourd'hui (Diana Doherty, Anne Gilby, Leanne Nicholls, David Nutall, Jeffrey Crellin...), on peut considérer qu'il est le véritable créateur de cette école performante. Jiří, en parallèle à son travail d'enseignement, fonde encore l'orchestre de chambre du Département de Musicologie de l'Université d'Adelaïde, le quintette à vent d'Adelaïde, se produit en soliste et dans des ensembles de musique de chambre dans le monde entier (5), est invité comme membre de jury de nombreux concours de hautbois internationaux.

En 1955, B. Martinu (6), son compatriote compose à sa demande un concerto pour hautbois et orchestre que Jiří créé en 1956 à Sydney et enregistrera aux côtés de nombreuses autres oeuvres et concertos pour cet instrument. Il serait ici fastidieux de parler de toutes les autres activités et collaborations de ce musicien exceptionnel avec des artistes de son rang. Contentons-nous simplement de ne citer brièvement que quelques témoignages significatifs de son art du hautbois :

"Je n'ai jamais entendu un plus beau et plus original jeu sur le hautbois." (V. Talich) (7)

"Artiste de très grande classe. Son talent est exceptionnel." (Rafael Kubelík) (8)

"Jamais je n'oublierai mon travail en commun avec Jiří. C'est un artiste brillant et je suis sûr qu'on lui témoignera partout une reconnaissance et une admiration bien méritée." (Yehudin Menuhin)

Jiří fait la connaissance à Prague, avant son exil, de Charles Mackerras (9), hautboïste australien et jeune élève en direction d'orchestre qu'il introduit auprès de Talich. Leur amitié durera jusqu'à la mort de J. Tancibudek et elle est probablement l'une des raisons qui encouragera C. Mackerras à propager avec enthousiasme les oeuvres des musiciens tchèques et moraves à travers le monde.

Le destin et une situation politique insupportable en Tchécoslovaquie voulurent que J. Tancibudek émigre en Australie. Il fonda dans ce pays qui l'accueillit son foyer mais celui-ci ne sut peut-être pas apprécier à sa juste valeur et dans son intégralité, l'importance de l'apport du musicien d'origine tchèque, à la culture musicale de ce continent. Il me semble donc que ce ne fut pas un « choix » particulièrement favorable. Ce pays n'était pas et n'est toujours pas aujourd'hui, d'un point de vue culturel, un terrain offrant un environnement particulièrement fertile pour l'épanouissement de talents artistiques d'exception. Je suis persuadé par contre que si Jiří était resté en Europe, ses dons musicaux auraient été beaucoup mieux reconnus. La jeune nation australienne n'a pas compris qu'elle possédait un artiste de réputation mondiale. La création du concerto pour hautbois composé par B. Martinu, a été certes enregistrée par la radio australienne (studio ABC) mais il a fallu attendre jusqu'en 1980 pour qu'il soit édité en CD par les petites éditions d'Australie du sud SAREC !

Jiří fut volontairement oublié après son départ dans son pays comme bien d'autres artistes émigrés. Son nom n'est pas mentionné dans le dictionnaire musicale tchécoslovaque qui parait en 1965 contrairement à celui de son père (10). Les artistes émigrés tchèques, considérés comme des traîtres et de mauvais patriotes, n'existaient pas pour le régime communiste. Dès la chute de celui-ci, en 1989, Jiří fut heureusement de nouveau le bienvenu en Bohême, accueilli avec considération et invité comme membre du jury du concours du printemps de Prague et de divers autres concours. Il donna des « masters classes » à l'Académie de musique de Prague. Son nom a désormais retrouvé sa place parmi les artistes tchèques de grande réputation. L'émission que j'ai pu enregistrer avec lui pour la radio tchèque a suscité un vif intérêt.

Malgré ce destin contrarié et ces difficultés, on ne peut toutefois pas dire que la vie n'a pas été bienveillante avec lui. Ses activités professionnelles lui ont apporté réussite, sécurité matérielle et jamais il n'eut à se priver de quelque chose après son installation en Australie. La résolution d'épouser Vera Hásková fut sans doute aussi pour Jiří la plus sâge des décisions. Il est difficile d'imaginer une femme plus adorable qu'elle. Ce fut un mariage exemplaire comme il en existe probablement rarement dans notre monde. Ils éduquèrent leurs deux filles dans le respect de leurs racines tchèques et accordèrent une place fondamentale à la musique dans leur éducation. La plus jeune, Sandra (11), joue aujourd'hui du violon dans un orchestre allemand. Les enfants de leur fille Eva prolongent également la tradition musicale familiale. Raphaël (12) (Christ), son petit-fils, violoniste accompli, fut violon solo de l'orchestre des Jeunes Européens Gustav Malher, sous la direction de Claudio Abbado. Quant à Sarah (13) (Christ), elle joue de la harpe dans l'une des plus prestigieuses formations symphoniques, l'Orchestre Philharmonique de Vienne. Il faut dire que Jiří était très exigent envers ses enfants et petits-enfants mais rien ne lui fit plus plaisir que de pouvoir leur transmettre son amour de la musique.

Jiří n'était pas seulement un grand musicien mais aussi un homme génial, un professeur adorable et dévoué qui enseigna bien plus à ses élèves que l'apprentissage de la technique instrumentale. Il sut les conduire dans les profondeurs cachées de la musique et les nourrir inlassablement de son humilité et de son humanisme. En concert, il savait se montrer un soliste sur de lui mais en privé, il affichait plutôt une certaine timidité. J'ai beaucoup d'admiration pour cet homme car jamais il ne se vanta de ses relations avec des artistes de grand renom. Il revendiqua toujours durant son exil, avec fierté, sa tchéquité mais son « patriotisme » venait du fond du coeur et de son attachement aux traditions tchèques en particulier celle de la musique. Sa sensibilité exacerbée pour la démocratie lui faisait détester spontanément le communisme et toute autre forme d'intolérance et d'injustice. Il avait en plus un solide sens de l'humour et arrivait à captiver son auditoire en racontant de nombreuses histoires drôles tirées de sa vie de musicien. Pendant la préparation du dictionnaire des artistes d'origine tchèque en Australie, je lui demandais, entre autre chose, s'il avait un proverbe préféré. Il me répondit : « Kdo jinému jamu kopà, az se ucho utrhne. » (Tel est pris qui croyait prendre.) J'avais d'ailleurs l'intention d'enregistrer ses récits. Je me repproche maintenant de ne pas l'avoir fait. Son départ inattendu me confirme que dans la vie, il ne faut jamais remettre les choses importantes au lendemain !

Jiří n'est plus de ce monde, pourtant sa présence est toujours là parmi nous. Nous pouvons toujours nous réjouir d'écouter ses enregistrements. Chacun de ceux qui ont eu la chance de le rencontrer au cours de leur vie, peut être reconnaissant au destin de lui avoir permis d'approcher cet homme exceptionnel.

Salut Jiří !

Jaroslav Kovářícek, Adelaïde, Australie, juin 2004.

Traduit et adapté par Éric Baude (Tours, le 22 octobre 2004)

Notes

(1) Jaroslav Kovářícek est un cCompositeur tchèque émigré également en Australie.

(2) Equivalent du Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris.

(3) Le chef d'orchestre tchèque Rafaël Kubelík fils du grand violoniste Jan Kubelík, s'enfuit dès cette année.

(4) Rafaël Kubelík, sous la direction duquel J. Tancibudek avait joué à la Philarmonie tchèque et qui dirigeait alors l'orchestre de Chicago, proposa d'inviter son ami hautboïste.à rejoindre sa formation symphonique. Mais Vera Tancibudek, pour des raisons de quotas d'immigration, ne pouvait pas rejoindre son mari avant un délais de 3 ans ce qui les incita à décliner l'invitation de Kubelík. La famille de Vera (Hásková) projetait de s'installer au Canada.

(5) Avec lequel il donne un concert à Prague en févier 1969. Il rencontre à cette occasion Miroslav Hošek.

(6) B. Martinů séjourne alors dans le sud de la France.

(7) Chef d'orchestre.

(8) Idem. R. Kubelík s'exilera pour les mêmes raisons que J. Tancibudek.

(9) Charles Mackerras, grand chef d'orchestre est aujourd'hui un des meilleurs connaisseurs de la musique tchèque et morave et de l'oeuvre de L. Janáček.

(10) Il est vrai que les musicologues devaient alors faire allégeance au régime et participer à la censure à l'exception des plus courageux mais ils n'étaient pas nombreux.

(11) Née en 1964.

(12) Né en 1982.

(13) Née en 1980.

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