Parker House (hotel)
Dimanche matin
Cher Président Hlavka,
Très honorable Madame,
Je voulais vous écrire depuis déjà bien longtemps mais j'ai toujours remis cela à plus tard, attendant un moment plus favorable où je pourrais vous raconter quelque chose de très intéressant sur l'Amérique et sur les conditions locales, en particulier celles de la musique. Il y a beaucoup trop de choses et toutes si nouvelles et intéressantes que je ne peux vous décrire tout cela sur le papier, je dois seulement me limiter aux plus importantes.
En premier lieu et c'est le principal, nous sommes tous en bonne santé grâce à Dieu et nous nous plaisons beaucoup ici. Et comment pourrait-il en être aussi autrement car tout est ici si beau et immense, on vit beaucoup plus paisiblement [!] et j'ai moi-même besoin de cela. Je ne me soucie de rien et j'accomplis mes obligations et c'est bien ainsi. Il y a des choses que l'on doit admirer ici, d'autres que je préfèrerais ne pas voir mais que faire, partout il y a ce genre de problème, mais en somme c'est cependant tout à fait autre chose et si l'Amérique continue ainsi, elle devancera tous les autres [pays]. Rendez-vous seulement compte combien les américains travaillent dans l'intérêt des arts et pour le peuple! Tenez, par exemple je suis arrivé hier à Boston pour diriger un concert prévu dans mon contrat. Tout est arrangé par notre respectable présidente du Conservatoire, l'infatigable Madame Jeanette Thurber. [Mon] requiem sera donné avec la vigueur de plusieurs centaines d'exécutants. Le concert aura lieu le mercredi 1er décembre pour une société aisée et savante mais la veille, mon oeuvre sera interprétée pour de pauvres ouvriers qui gagnent 18 dollars par semaine et cela afin que même ces gens pauvres et « incultes » puissent avoir l'opportunité d'écouter des oeuvres de toutes les époques et de toutes les nations !! [Dvořák] Cela ne signifie-t' il pas quelque chose ? Je m'en réjouis comme un petit enfant.
Aujourd'hui dimanche, à 3 heures de l'après-midi j'ai une répétition et je me demande bien comment elle va se dérouler. J'ai déjà entendu l'orchestre [de Boston] à Brooklyn, il est excellent (100 musiciens, la plupart sont des allemands) et le directeur aussi. Il s'appelle [Arthur] Nikisch et est originaire de Hongrie. Cet orchestre a été fondé par un colonel [sic] millionnaire de la ville, Monsieur Higginson qui prononça un grand discours (une chose inouïe ici) à l'occasion de mon premier concert à New York. Il parla de mon arrivée en Amérique et de l' objectif que doit avoir mon séjour. Les américains attendent de grandes choses de moi et veulent principalement que je leur montre, dit-on, le chemin de la terre promise et du règne d'un art nouveau et indépendant, en bref fonder une musique nationale !! [Dvořák]. Mais quand la petite nation tchèque possède de tels musiciens, pourquoi ne pourraient-ils pas en avoir [eux aussi], leur pays et leur peuple sont si gigantesques ! Pardonnez-moi d'être aussi peu modeste mais je ne vous en dis pas plus que ce qu'en écrivent en permanence les journaux !
C'est assurément un devoir aussi grand que magnifique pour moi et j'espère que avec l'aide de dieu cela me réussira. Il y tant et tant de matériaux ici. Il y a une pareille abondance de talent, j'ai même des élèves qui viennent de San Francisco. La plupart d'entre eux sont des jeunes gens pauvres. Toutefois l'enseignement dans notre institution est gratuit et celui qui a un talent résolu ne paie rien ! Je n'ai seulement que 8 élèves mais certains sont très prometteurs.
Et qu'en est-il seulement des oeuvres concourrant pour les prix proposés par Madame Thurner ? Pour un opéra, le prix est de 1000 dollars, pour un oratorio, de 1000 dollars, pour un livret, de 1000 dollars, pour une symphonie, de 500 dollars, pour une cantate, un concerto pour piano ou violon, de 300 dollars ! Un grand nombre de partitions m'est parvenu de toute l'Amérique et je dois tout examiner. Cela ne me donnera pas beaucoup de travail. Je regarderai la première page et alors aussitôt je reconnaîtrai si c'est l'oeuvre d' un dilettante ou d'un artiste. En ce qui concerne les opéras, ils sont misérables et je ne sais pas s'il y en a un qui pourra recevoir un prix. Il y a d'autres messieurs dans le jury en dehors de moi. Pour chaque catégorie de composition nous sommes 5. Mais en revanche les autres oeuvres comme les symphonies, concerti, suites, sérénades etc. sont pour moi très intéressants. Tous ces compositeurs sont plus ou moins éduqués comme chez nous à l'école allemande mais ça et là on entrevoit un autre esprit, d'autres pensées, d'autres coloris, brièvement une musique indienne , quelque chose à la « Bret Harte ». [?] Je suis très curieux de savoir comment les choses évolueront.
Quant à mes activités, ce sont les suivantes : lundi, mercredi et jeudi j'ai de 9 heures jusqu'à 11 heures [cours de] composition, deux fois par semaine l'orchestre de 4 à 6 et le reste du temps à ma disposition. Vous voyez que ce n'est pas trop et madame Thurber est très [en anglais] « considerate », elle agit conformément à ce qu'elle m'avait déjà écrit en Europe.
Elle dirige elle même la partie administrative, a un secrétaire (il y a également un monsieur dans l'équipe, le très riche Monsieur Stanton, fidèle ami de Monsieur Cleveland tandis que Madame Thurber est républicaine), mais ils s'entendent bien dans le domaine artistique et travaillent pour le salut de la jeunesse de notre institut qui ne s'est pas encore accomplie. Et c'est un bonne chose. Il y a aussi une autre secrétaire Madame Mac Dawel qui s'occupe plus particulièrement de la correspondance.
Et maintenant quelques mots à propos des affaires de notre maison. Nous habitons 17th Street East, 327. Je mets seulement 4 minutes pour aller à l'école et nous sommes très contents de notre logement. Monsieur Steinway m'a fait parvenir immédiatement un piano, très beau et, cela s'entend, gratuitement. Nous avons aussi quelques beaux meubles dans notre salon. En dehors de cela nous avons encore 3 chambres et une autre petite (meublée). Nous payons 80 dollars par mois. Pour nous c'est beaucoup, pour ici c'est un prix tout à fait normal. Nous prenons le petit déjeuner et dînons à la maison. Pour le déjeuner nous allons dans une boardinghouse [en anglais] pour la nourriture. Excellente nourriture (qui n'est pas anglaise) et bon marché. Nous payons pour 5 personnes 13 dollars pour la semaine. Nous avons de la soupe, de la viande chaque fois différente, du dindon, du poulet, du dessert, quelquefois des knedlík et des blinis , de la compote, du fromage, café, vin et bière, et tout cela pour 1,70 [dollar].
Nous dépensons peu ici et j'espère qu'en dehors de l'argent (7500 dollars) placée à la banque à Prague, nous pourrons ici économiser pas moins de 400 dollars sur la deuxième moitié de mes émoluments. Chacun m'a dit sa frayeur de voir combien la vie était chère ici mais de mon point de vue, on peut aussi réussir à avoir tout ce qu'on veut avec moins d'argent. Pour le moment j'entretiens encore notre famille à Prague. Pardonnez-moi de vous déranger avec ces choses là mais quand quelqu'un est comme ça [loin] de ses chers amis et de son entourage, il se confie volontiers en toute chose !
J'ai écrit à [Karel] Bendl pour ce prix de 1000 [dollars]. J'ai reçu une lettre de [Josef] Solín trois semaines après, c'est pourquoi je me suis mis en retard. Je dois terminer! Je prend congé de vous et de votre estimable épouse avec le plus grand respect. Votre éternellement
Antonín Dvořák
Respectueuse salutation de mon épouse, qui est avec moi ici.
Traduction et commentaires Éric Baude, Mars 2004.
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