Mystérieuses Humoresques

Une seule pièce pour piano de moins de trois minutes a longtemps fait plus pour la connaissance de Dvorak que le Concerto pour violoncelle ou Rusalka. Mais à quoi donc tient la renommée de cette Humoresque, en réalité la septième de ce nom du cycle composé en 1894 ? Peut-être aux étranges circonstances de sa genèse, embrassant une nouvelle fois les deux côtés de l'océan Atlantique.

Bohême, été 1894

Antonín Dvořák, directeur attitré du Conservatoire National de New-York, revient pour la première fois en Europe depuis deux années. Loin de la ville, au coeur de la nature enchanteresse de Vysoká, au sud de Prague, il laisse parler son imagination pour composer ce qui sera son dernier cycle consacré au piano. A son habitude, il privilégie les petites pièces à l'atmosphère caractéristique. Ainsi naissent, en l'espace de vingt jours, huit morceaux destinés à devenir de Nouvelles Danses Écossaises - avant que le compositeur ne choisisse le titre d'Humoresques. Ce recueil sera son opus 101.

Dvořák utilise ici des motifs musicaux qu'il avait coutume de noter sur des petits carnets, en Amérique. Ces thèmes lui permettent de poser les bases d'une musique américaine, exploitant les airs populaires jusqu'alors inexploités du Nouveau Monde. L'on y trouve des motifs inspirés par la musique noire, par les chansons populaires de Stephen Foster, ainsi que par des sources littéraires comme Le chant de Hiawatha de Longfellow. Dvořák désirait exploiter ses notes dans un opéra américain qui, pour le malheur des mélomanes, ne sera jamais composé pour des raisons obscures mais sans doute liées à une cabale. L'on retrouve en revanche le matériel thématique de ces carnets dans la plupart des compositions américaines : la Symphonie du Nouveau Monde, le quatuor et le quintette américains, la Sonatine, et naturellement la Suite américaine.

De Schumann au jazz

La parenté de cette dernière oeuvre avec les Humoresques est évidente dès la première pièce de l'opus 101, Vivace. Des thèmes concis et répétés, l'usage de la syncope, sont des caractères de la façon américaine du compositeur. L'auditeur sera étonné d'apprendre que ce Vivace exploite un thème d'un carnet noté Marche funèbre. Comment ne pas faire le lien avec les funérailles de Minehaha, du Chant de Hiawatha ?

Le Poco Andante qui suit, avec ses notes détachées, semble tout droit sorti d'une boîte à musique, et s'achève dans un monde d'onirisme.

La troisième Humoresque, Poco andante e molto cantabile, est en forme de marche stylisée d'où l'humour n'est jamais absent. Comment s'en étonner ? Robert Schumann a, le premier, utilisé le terme d'Humoresque pour des compositions pianistiques à l'esprit enjoué. Dvořák, lui, annonce déjà l'avènement de la musique de jazz dans le second thème de cette pièce.

Le Poco andante qui suit est une méditation à peine troublée par un air de fête. Est-ce une danse indienne fortement rythmée que l'on entend dans le cinquième morceau Vivace ? Un air de famille très prononcé avec la Suite américaine peut nous le faire penser.

Retour dans le monde rêves avec le Poco allegretto (n. 6) aux syncopes délicates. La septième Humoresque, Poco lento e grazioso, est dans toutes les mémoires et sera plus commentée ci-dessous. Quant au Poco andante conclusif, étrange synthèse de danses et de marches, il laisse l'auditeur dans l'expectative avec sa coda précipitée.

La création des Humoresques est un mystère. Nul ne sait plus où elles ont été jouées pour la première fois en entier. Seule l'immense popularité de l'avant-dernière pièce, dès la fin du XIXème siècle, nous indique que cette musique s'est rapidement diffusée. Mais pourquoi un tel engouement ?

"L'Humoresque"

Si elle n'était pas accompagnée de sept petites soeurs, l'on pourrait se contenter d'évoquer "l'Humoresque" de Dvořák tant cette musique a marqué les esprits. Elle a fait l'objet d'innombrables arrangements, sous forme de lied, de pièce pour violon avec ou sans piano, pour quatuor à cordes et même pour orchestre philharmonique... dont aucun n'est de la main de Dvořák. Le jeune George Gerschwin, bouleversé par cette musique, décide à l'âge de 10 ans d'embrasser la carrière de compositeur. L'écrivain Fanny Hurst raconte quelques années plus tard la tragique histoire d'un violoniste dans un roman Humoresque, porté deux fois à l'écran. Pour le second de ces films, dirigé par Jean Negulesco et mettant en scène Joan Crawford et John Garfield (1946), le compositeur Franz Waxman exploite la partition de Dvořák dans un arrangement resté célèbre (tout comme la Carmen Fantasy de la même bande sonore). Pour les besoins du film, le metteur en scène fait appel à l'archet ensorcelant d'Issac Stern. A peu près à la même époque, Thomas Mann publie son Docteur Faustus dans lequel l'Humoresque est la seule oeuvre de Dvořák mentionnée - encore une fois sous les doigts diaboliques d'un virtuose du violon.

Pourquoi une telle popularité ? C'est que cette septième Humoresque possède une étrange caractéristique. Son rythme, sa mélodie, sont parfaitement surperposables à un célèbre air populaire américain, Old folks at home, que Dvořák connaissait bien. L'impression de familiarité entre ces deux musiques - l'une populaire dans le sens original du terme, l'autre moderne et savante - est évidente pour le public américain. Et Dvořák, a son habitude, réunit admirablement une nouvelle fois deux mondes auxquels il est intimement lié, celui de la musique folklorique et celui de la création savante contemporaine.

Alain Chotil-Fani


Pour en savoir plus...

Par les auteurs de ce site, un livre sur Antonín Dvořák : Un musicien par-delà les Frontières (éditions Buchet-Chastel).

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