Les deux derniers quatuors

"Les enfants nous écrivent deux fois par semaine et nous attendons toujours les bateaux venant d'Europe…"

(lettre d'Antonín Dvořák à Antonín Rus, 18 décembre 1894).

Le compositeur tchèque Antonín Dvořák (1841 - 1904), très attaché à sa terre natale, souffre beaucoup au cours de son séjour New-Yorkais. Directeur du National Conservatory of Music de septembre 1892 à avril 1895 (1), il n'a de cesse de rentrer en Bohême. Malgré un bilan artistique très positif (entre autres, la symphonie n°9 « du Nouveau Monde » op.95 (B 178), le quatuor « Américain » op. 96 (B 179) et le second concerto pour violoncelle op. 104 (B 191)), la fin de sa mission outre-Atlantique est vécue par Antonín Dvořák comme une libération personnelle.

(1) Sur invitation de Jeanette Thurber, riche Américaine soucieuse d’asseoir le prestige du conservatoire de musique qu’elle a créé en 1885.


Ludek Marold, Couple de bourgeois, vers 1895 - Couverture du CD du quatuor Talich

Le présent article sert de notice au CD du Quatuor Talich

Chez Calliope, réf. CAL 9280

"Recommandé par Classica"

Si les œuvres composées au cours de son "exil américain" sont caractérisées par une étonnante synthèse d'émerveillement et de nostalgie et possèdent une couleur si spécifique, ces caractères changent dès son retour en Bohême. Sa musique, désormais exclusivement d'essence tchèque, devient encore plus dense et plus profonde.

Ses deux derniers quatuors op. 105 et 106, les quatre poèmes symphoniques inspirés de l'œuvre poétique de Karel Jaromír Erben (2), son opéra Roussalka attestent ce nouvel état d'esprit, cette nouvelle maturité.

(2) Karel Jaromír Erben (1811-1870), écrivain tchèque fasciné par la mythologie de son pays, a laissé une œuvre qui inspira souvent Dvorák - notamment pour les 4 poèmes symphoniques de 1896, « L’Ondin » op. 107 (B 195), « La Sorcière de Midi » op. 108 (B 196), « Le Rouet d’or » op. 109 (B 197) et « La Colombe » op. 110 (B 198). Voir les articles consacrés aux poèmes symphoniques sur ce même site.

Le retour définitif des Etats-Unis ne s'est pas traduit par la manifestation d'une joie exubérante. Dvořák, bien au contraire, préfère se confier à l'écriture subtile et intimiste du quatuor à cordes. Ses deux derniers quatuors sont intimement liés. Le quatuor op. 105 (B 193), en la bémol majeur, commencé aux Etats-Unis à la fin du mois de mars de 1895, n'est achevé que dans les derniers jours du mois de décembre. Ce temps de composition est long pour Dvořák, qui habituellement écrit en quelques semaines pour cette formation. Pendant cette période il ne reste pas inactif.

Il rejoint l’Europe; voyage beaucoup en Bohême, remanie la fin de son second concerto pour violoncelle et orchestre en si mineur op. 104 (B 191), très affecté par la disparition de son amour de jeunesse Josefina Kaunitzová (devenue entre-temps sa belle-sœur), se rend à Vienne où il retrouve ses amis Johannes Brahms et le chef d'orchestre Hans Richter. Antonín Dvořák compose aussi, la même année, son 13ème quatuor op. 106 (B 192) en sol majeur, du 11 novembre au 9 décembre 1895. L'écriture de ce quatuor s'insère, dans son intégralité, au sein de la période de composition de l'opus 105. Ces deux œuvres se superposent chronologiquement. Cette superposition chronologique explique une numérotation a priori incohérente (3) de ces deux quatuors. A l'opus 106 correspond en effet le n° 13, et à l'opus 105, le 14ème quatuor. Le fait qu'Antonín Dvořák ait provisoirement laissé de côté une œuvre en cours de composition semble indiquer qu'il se trouve alors dans une période d'écriture féconde. Comme aux plus beaux jours, les idées se bousculent sous sa plume et il sait que trop d'éléments sont là pour se contenter d'écrire une seule œuvre. Dvořák savoure son retour dans sa Bohême bien-aimée.

(3) Le classement confus des œuvres d'Antonín Dvorák a longtemps nui à la connaissance de ce compositeur, et à la diffusion de sa musique. Le catalogue du musicologue et compositeur tchèque Jarmil Burghauser (1921 - 1995) propose une solution de classement cohérente, mais sert encore trop peu de référence. Dans ce catalogue, les 13ème et 14ème quatuors sont référencés B 192 et B 193. Voir le catalogue de Burghauser, disponible sur ce site.

Ces deux compositions, indissociables de par leur genèse et leur histoire, sont la conclusion de l'œuvre de Dvořák dans le genre du quatuor à cordes. Dorénavant, à l'exception de deux lieder (4) et d’une pièce de circonstance (5), il ne se consacrera qu'à l'opéra (5b) et aux poèmes symphoniques (6).

(4) « Berceuse » (B 194) et le « Chant du forgeron de Lesetín » (B 204).

(5) « Chant de festival » op. 113 (B 202).

(5b) Dvorák écrit la seconde version de son opéra « Le Jacobin » op. 84 (B 200), « le diable et Katia » op. 112 (B 201), « Roussalka » op. 114 (B 203), travaille l’adaptation scénique de son oratorio « Sainte Ludmila » op. 71 (B 205), et compose « Armida » op. 115 (B 206).

(6) Outre les 4 poèmes symphoniques d’après Karel Jaromír Erben déjà mentionnés, Dvorák compose en 1897 le « Chant du Héros » op. 111 (B 199). Un article sur ce site est consacré à cette œuvre.

Le premier mouvement allegro moderato du 13ème quatuor en la bémol majeur op. 106 (B 192) débute d'une manière presque galante. Cette impression est rapidement modifiée par le caractère agité et virtuose du développement. Suit un adagio ma non troppo (second mouvement) méditatif et poignant. Cette méditation lancinante, entrecoupée de soupirs, qui s’achève par une brève envolée lyrique, contient tout ce que l'art dvorakien peut avoir de sublime. Le troisième mouvement, scherzo molto vivace, évoque cette danse si caractéristique de Bohême réservée aux hommes appelée Furiant. Son âpreté rythmique est renforcée par un jeu en doubles cordes du premier violon. Deux séduisants intermèdes (en forme de trio) adoucissent le caractère quelque peu heurté et sévère de ce mouvement. Enfin, dans un final andante sostenuto - allegro con fuoco entraînant, Dvořák utilise, comme si souvent, la rythmique populaire tchèque, joue habilement avec les contrastes de dynamique et exacerbe le dialogue instrumental. Après la reprise de l’andante sostenuto, Dvořák nous fait la surprise d'insérer une ultime et émouvante méditation, réminiscence de l'adagio. Le quatuor s'achève dans une joyeuse effervescence.

Le 14ème quatuor, en sol majeur op. 105 (B 193), s'ouvre par une mystérieuse introduction (adagio ma non troppo) confiée à la basse du quatuor, à laquelle viennent se joindre l'alto et le second violon. Après s'être mêlé aux autres instruments, le premier violon fait entendre un chant limpide (allegro appasionato). La section médiane de ce premier mouvement évoque une sérénade, suivie par une marche proche du climat héroïque des "Légendes" op. 59 (7).

(7) No de catalogue B 117, œuvre originale pour piano à quatre mains, ces « Légendes » sont plus connues dans leur version orchestrale B 122.

Le second mouvement, molto vivace, est en forme de scherzo dont le trio est une romance très lyrique et très poétique (8).

(8) Dvorák utilise ici la berceuse de Julie de son opéra « Le Jacobin ».

Cette romance laisse comme à regret la place au retour du thème initial, sous une forme abrégée. Le mouvement lent, lento e molto cantabile, composé précisément le jour de Noël de l'année 1895, s'annonce comme un doux et fervent choral. Une autre sérénade, écho de la première, conclut ce mouvement dans une sérénité absolue. Quel étonnant contraste d'atmosphère avec le final allegro non tanto de ce quatuor, confié tout d'abord au violoncelle ! Dvořák réutilisera deux années plus tard ce thème sombre dans son dernier poème symphonique « le Chant du Héros » op. 111 (B 199). Cette atmosphère rigoureuse et oppressante se métamorphose rapidement en un thème joyeux qui prend aussitôt l'allure d'une danse populaire. Antonín Dvořák garde à l'évidence un vif plaisir à étonner, et pour le dernier mouvement de son dernier quatuor, donne le meilleur de lui-même et de son art, offrant aux interprètes toute la mesure de son génie et de son expérience de compositeur.

Le 13ème quatuor a été créé le 9 octobre 1896 à Prague par le Quatuor Tchèque. Le 14ème a été créé au cours d’une séance privée par les mêmes interprètes, le 16 avril 1896, et c’est le Quatuor Rosé (9) qui en assura la création publique, le 20 octobre 1896.

(9) Le Quatuor Rosé a par la suite créé des œuvres de Reger, Pfitzner, Korngold et Schoenberg, dont « la Nuit Transfigurée » en 1902, avec des membres de la Philharmonie de Vienne.

En terminant son cycle de quatuors par ces deux œuvres, Dvořák se trouve à une étape importante de sa vie. En cette fin de siècle, à 50 ans passés, il perfectionne, approfondit encore son écriture, qui préfigure déjà certaines compositions tonales de la première moitié du 20ème siècle - comment ne pas penser à Leoš Janáček et à ses deux quatuors à cordes ?

Par l'ampleur de son œuvre pour quatuors à cordes comme par sa maîtrise du genre, Dvořák est une exception à son époque. La plupart de ses contemporains (Brahms, Tchaikovsky, Franck...) en écrivent alors rarement plus de trois. Il rejoint dans l'histoire de la musique, à l'autre extrémité de la période romantique, deux autres maîtres qu'il admirait tant, Ludwig van Beethoven et, peut-être plus encore, Franz Schubert.

(Alain Chotil-Fani, avec l'aide amicale d'Eric Baude)

Références

  • Antonín Dvořák, Thematicky katalog, Jarmil Burghauser - Bärenreiter Editio Supraphon, Praha, 1996
  • Antonín Dvořák, Complete Catalogue of Works, compiled by J. F. Herbert for the Dvořák Society for Czech and Slovak Music, Third Edition, 1993 Reprint

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