La partie gauche propose la
traduction française du poème. Sur la droite, quelques
commentaires sur l'oeuvre de Dvořák.
Les minutages font référence
à une interprétation de référence,
celle de la Philharmonie Tchèque dirigée par Zdenek
Chalabala (1961, pour Supraphon, durée 22'58 - voir également
notre discographie rapide).
Les passages précédés
du signe ">" présentent des extraits du texte
original (en tchèque) dont on retrouve l'équivalent
musical (mélodique, rythmique) dans le poème symphonique.
L'ONDIN
(Karel Jaromir Erben) |
Commentaires sur l'oeuvre
de Dvořák |
I
Sur un peuplier surplombant le lac
s'était assis un soir un ondin :
« Brille, lune, lune, brille,
pour que couse mon aiguille.
Je couds, je couds mes
chaussures
pour l'eau et pour la terre :
brille, lune, lune, brille,
pour que couse mon aiguille.
Aujourd'hui c'est jeudi,
demain vendredi
je couds, je couds ma casaque :
brille, lune, lune, brille,
pour que couse mon aiguille.
Costume vert, chaussures
rouges,
c'est demain que je me marie :
brille, lune, lune, brille,
pour que couse mon aiguille ». |
0'0 Allegro vivo
Un motif rapide est joué aux flûtes, soutenues par les clarinettes et les cordes. A la fois inquiétant
et moqueur, ce thème évoque la personnalité
de l'ondin et ses sombres projets.
> Svit', svit', svit', svit', mesicku, svit', svit', svit',
svit',
> at' mi sije nit'
> Siju, siju si boticky
> do sucha i do vodicky
>Siju, siju si boticky
>do sucha i do vodicky : |
II
La jeune fille se leva bon matin
et fit un ballot de son linge :
« Au lac Maman je vais aller,
mes fichus je laverai. » |
1'48 Andante sostenuto
(mes. 128)
> Rano, ranicko panna vstala,
> pradlo si v uzel zavazala :
> "Pudju, maticko, k jezeru,
> satecky sobe vyperu" |
« N'y va pas, n'y va pas, ma fille,
reste à la maison aujourd'hui !
j'ai rêvé malheur cette nuit :
vers le lac ne va pas ma fille.
|
2'48 Violons avec sourdines (mes 151)
> Ach nechod', nechod' na jezero,
> zustan dnes doma, moje dcero !
> Ja mela zly te noci sen:
> nechod', dcerusko, k vode ven." |
Je choisissais pour
toi des perles,
et tout de blanc je t'habillais,
une jupe à l'écume pareille :
vers le lac ne va pas ma fille. » |
3'31 (mes 167)
Flûtes et clarinettes reprennent le thème de la
mère. Sonorités inquiétantes des altos et
violoncelles en arrière-plan. |
Robe blanche annonce tristesse,
et les perles recèlent les larmes,
vendredi est jour de malheur :
vers le lac ne va pas ma fille. » |
4'07 (mes 181)
Troisième exposé de la mère : trois instruments
solo (flûte piccolo, trombone et trompette) soutenues par
le legato pp des altos et violons.
> Dcerusko, ven |
La fille ne peut rester
en place,
qui se sent poussée vers le lac,
vers le lac sans cesse attirée,
rien à la maison ne va comme elle veut. |
4'51 (mes 197)
Retour du thème de la fille |
|
5'48 Point
d'orgue (mes 218) |
Elle y trempa le premier
fichu -
la passerelle alors s'effondra,
l'eau profonde tourbillonna
entraînant la jeune fille.
Les ondes du fond remontèrent,
en formant de larges cercles,
et l'homme vert battit des mains
sur le peuplier auprès des rochers. |
5'49 Allegro
vivo (mes 219)
Le thème de l'ondin, exposé d'abord au hautbois,
va crescendo et triomphe dans un déchaînement
de tout l'orchestre. L'énergie du drame est rendue par
des appels de trompette, rythmés par les cymbales.
6'53
Les eaux se referment sur la jeune fille. |
III
Mornes, mornes et tristes
sont les paysages aquatiques
où sous les nénuphars des poissons
batifolent entre les herbes.
Ici, le soleil ne chauffe pas,
nulle brise ne souffle là :
silence et froid - comme le chagrin
dans un coeur sans espoir.
Mornes, mornes et tristes
sont les paysages aquatiques ;
dans une presque obscurité
chaque jour suit un autre jour.
Le palais de l'ondin est immense,
il y a là grande richesse :
mais c'est toujours sans le vouloir
que les visiteurs s'y arrêtent.
Mariée, oui, je me suis
mariée,
mais quelle bizarre noce :
pour garçons d'honneur - écrevisses noires,
les demoiselles d'honneur - des poissons
Qui par malheur franchit
son portail de cristal
risque peu d'être revu
par tous ceux qui l'ont connu.
L'Ondin, assis devant sa porte,
rafistole ses filets,
près de lui sa jeune épouse
berce un petit enfant. |
7'35 Andante
mesto come prima (13, mes. 336)
> Nevesely, truchlivy
> jsou ty vodni kraje,
> kde si v trave pod lekninem
> rybka s rybkou hraje
Description
des "mornes paysages aquatiques" un peu à la
manière d'un prélude d'opéra. Dvořák plante
une atmosphère entre deux passages descriptifs.
Le thème
de la désolation est déclamé par les altos
et deux clarinettes à l'unisson, est repris plus loin
par la flûte piccolo avec trémolos des violons (8'24)
et les violons expressivo (9'16). Sommet de lyrisme (9'30) interrompu
par le thème de l'ondin ff et marcatissimo (9'50). |
Fais dodo, dodo, mon petit,
mon fils non désiré !
Tandis que tu me souris, toi,
moi, le chagrin me tue ;
tandis que tu tends avec joie
tes deux mains vers moi,
je préférerais reposer
dans une tombe sur la terre.
Sur la terre, derrière
l'église,
près de la croix noire,
et que ma mère aimée
soit plus proche de moi. |
10'23 Un poco
piu lento e molto tranquillo (16, me s. 404)
> Hajej, dadej, mé det'atko
Berceuse triste
mais d'une grande noblesse, très lyrique. Flûte
et hautbois. Intervention nostalgique du cor anglais solo : "muj
bezdecny synu" (10'50) |
Fais dodo, dodo, mon enfant,
toi mon petit ondin !
Comment ne pas songer à ma mère,
malheureuse que je suis ?
La pauvre, elle, avait du souci
:
à qui marier, à qui ?
Mais de façon inattendue
elle m'a vue quitter la maison !
Et mon mari - pitié,
mon Dieu !
même au sec il est tout mouillé,
et dans l'eau sous les ponts
il attrape des âmes humaines.
|
Second exposé
de la berceuse |
Fais dodo, dodo, mon petit,
mon fils aux cheveux verts !
Ta maman ne s'est pas mariée
dans un foyer fait pour l'amour. |
Troisième
exposé de la berceuse |
Ensorcelée, emprisonnée
dans un filet de perfidie,
elle n'a ici d'autre joie
mon petit enfant, que toi. |
12'15 Andante tempo
I (18, mes. 446)
Thème de l'ondin par deux cors à l'unisson |
« Que chantes-tu donc
là, ma femme,
je ne supporte pas ce chant !
C'est une chanson maudite
qui soulève ma colère ;
ne chante donc plus rien, ma
femme,
je sens ma bile qui s'échauffe :
sinon comme beaucoup d'autres
je te changerai en poisson. » |
12'44 un poco
piu mosso (19, mes. 461)
> Co to spivas, zeno ma ?
> Nechci toho zpévu !
> Tvoje pisen proklata
> popouzi mne k hnevu.
Ecouter la trille
des bassons sur les dernières syllabes des vers 1 et 3
("ma", "ta") : toute la colère du
monstre y est concentrée. |
« Ne te fâche pas,
ne te fâche pas
Ondin, mon mari !
Faut-il s'en prendre à la rose
déjà piétinée, rejetée ?
L'arbre vert de ma jeunesse,
tu me l'as brisé en deux :
depuis lors tu as refusé
d'écouter mon plus cher souhait.
Cent fois je t'ai supplié,
doucement persuadé
de me laisser un court moment
aller retrouver ma mère.
Cent fois je t'ai supplié,
les yeux tout baignés de larmes,
de pouvoir une ultime fois
lui dire un dernier adieu !
Cent fois je t'ai supplié,
et je me suis mise à genoux,
mais rien n'a jamais adouci
l'écorce rude de ton coeur !
Ne te fâche pas, ne te
fâche pas
Ondin, mon maître,
sinon mets-toi en colère
et qu'advienne ce que tu dis.
Si tu veux que je sois muette
en devenant poisson,
change-moi plutôt en pierre
et que je perde la mémoire.
Change-moi plutôt en pierre
insensible et sans pensée,
que jamais plus je ne regrette
la lueur du soleil !
|
13'03 Andante
e molto tranquillo (20, mes. 476)
> Nehnevej se, nehnevej
> Vodnicku, muj muzi !
13'40 nouvelle
envolée des violons, autre sommet de lyrisme |
« Je voudrais, femme,
je voudrais bien
te croire sur parole :
mais qui pourrait en pleine mer
rattraper un poisson ?
Je voudrais ne pas t'empêcher
d'aller visiter ta mère :
mais l'esprit vain des femmes
ne m'inspire que crainte ! |
Reprise du "Co
to spivas, zeno ma ?" |
Eh bien, soit ! Je te permets,
je te permets de remonter,
mais j'exige que, fidèle,
tu respectes ma volonté.
N'embrasse pas ta mère
ni quelqu'un d'autre,
sinon ton amour terrien
trahira l'amour non terrestre.
Tu n'embrasseras personne
du matin jusqu'au soir,
tu seras avant l'angélus
de retour dans le lac.
De l'angélus à l'angélus,
je t'accorde ce délai :
mais pour plus de sûreté
tu me laisseras l'enfant. » |
13'58 Maestoso |
IV
Dites-moi, que serait
un printemps sans soleil ?
Que serait une rencontre
sans de tendres baisers ?
Quand la fille après si longtemps
embrasse à nouveau sa mère,
ah ! qui pourrait en vouloir
à l'enfant affectueux ?
Toute la journée la femme
du lac
pleure et se console avec sa mère :
« Adieu, mère chérie,
ah, je redoute le soir ! »
« Ne crains rien, ma fille adorée,
ne crains rien de cet assassin.
Je te soustrairai au pouvoir
du monstre des eaux ! » |
15'15 Lento
assai (23, mes. 549)
Dialogue paisible
mais triste des violoncelles et des bois (successivement : flûte,
clarinette, hautbois, et de nouveau la flûte).
Les phrases
sont séparées par des points d'orgue. |
Le soir tomba. L'homme vert
dans la cour va et vient.
La porte est fermée au verrou,
mère et fille dans la maison.
« Ne crains rien, ma fille adorée,
sur terre il ne peut te nuire,
l'assassin du lac ne peut rien
tant que tu es hors de l'eau. »
Quand l'angélus eut cessé
de tinter,
un grand coup ébranla la porte :
« Rentre vite à la maison, ma femme,
je n'ai pas de quoi dîner ! »
« Eloigne-toi de notre seuil,
hors d'ici, perfide assassin,
retourne manger dans le lac,
ce que tu y mangeais jadis ! »
A minuit, de nouveau un grand
coup
sur la porte pourrie :
« Rentre vite à la maison, ma femme,
reviens pour faire mon lit ! »
« Eloigne-toi de notre seuil,
hors d'ici, perfide assassin,
que fasse aujourd'hui ton lit
qui te le faisait jadis ! » |
17'12 : mes.
582 - Trémolos des violoncelles et contrebasses, sonorités
inquiétantes du gong.
17'32 : l'ondin
attend en vain le retour de sa femme. Il sort de son étang.
Reprise du thème au hautbois (mes. 590).
Vagues mugissantes
par violoncelles (au chevalet) et contrebasses (mes. 602 et 618,
à 17'42 et 17'55)
18'08 : l'angélus
sonne
18'28 (26, mes. 658)
Premiers coups à la porte, par série de trois,
par les altos et violoncelles.
> Buch buch !
|
Pour la troisième fois
un grand coup,
quand la lueur du jour parut :
« Rentre vite à la maison, ma femme,
donner à boire à l'enfant qui pleure !
« Ah, mère, quelle douleur, quelle douleur,
pour mon enfant mon coeur se brise ?
Oh, maman, ma mère chérie,
laisse-moi, laisse-moi repartir ! »
« Ne sors pas d'ici, ma
fille !
l'assassin trame une perfidie.
Tu te soucies de ton enfant,
moi je crains beaucoup plus pour toi.
Va-t'en, assassin, dans ton lac !
Ma fille jamais ne sortira,
et si ton enfant pleure,
apporte-le sur notre seuil ! » |
19'00 : trois
derniers coups à la porte, forte par tout l'orchestre
et la grosse caisse.
Le drame se
noue et atteint son climax à 19'31 |
Sur le lac gronde la tempête,
et dans la tempête un enfant gémit.
Ce gémissement déchirait le coeur,
et soudain il cesse.
« Ah, ma mère, malheur, malheur !
Mon sang se glace de ces pleurs.
Ma mère, maman chérie,
de l'ondin j'ai grand peur ! » |
19'32 |
Quelque chose tomba. Sous la
porte
une coulée sanglante se répand.
Et lorsque la vieille ouvrit,
qui saurait dire son effroi !
Gisent là, baignés de sang -
un frisson d'horreur la saisit -
une tête d'enfant sans corps
et un petit corps sans tête. |
19'49 |
|
19'55 : épilogue, ajout de Dvořák. Alliance
de la clarinette basse (dont c'est la première apparition)
et du cor anglais.
(Alain
Chotil-Fani) |