Dvorak : la 7ème symphonie

Selon une tradition bien établie, la septième est la plus estimée des neuf symphonies de Dvořák.

Elle fut écrite pendant une période de doute. Au milieu des années 1880, le succès tant espéré a enfin éclaté. Le compositeur tchèque est invité à l'étranger, en Angleterre, en Allemagne, en Hongrie ; il le sera bientôt en Russie et aux États-Unis. Vienne, la ville de Mozart et de Schubert, réclame l'installation du compositeur dans ses murs.

Dvořák peut-il raisonnablement envisager le refus ? Quel avenir pour un musicien, aussi doué soit-il, dans la ville de province qu'est Prague ? Le succès actuel, entretenu par l'éditeur Simrock qui, habilement, passe commande de courtes pièces prisées dans les salons, ne va-t-il pas bientôt s'estomper ? Quant aux honoraires qu'il serait en droit d'attendre pour ses partitions, il va sans dire qu'une installation à Vienne mettrait le compositeur tchèque dans une confortable position de force envers Simrock... ou ses concurrents.

Telles sont les questions que Dvořák se pose. Il se demande s'il est lui aussi capable d'écrire une symphonie à l'égal de celles de Brahms, une symphonie qui s'impose naturellement au monde et qui soit un cinglant démenti à ceux qui ne voient en lui que l'aimable folkloriste de Bohême. Il hésite à quitter sa terre natale. En enfant de la campagne, il se méfie de la grande ville. Et il n'oublie pas que l'allemand, appris sur le tard et non sans difficulté, reste la langue imposée à son peuple.

C'est dans ces conditions qu'il écrit la symphonie en ré mineur. C'est, en réalité, la seconde dans cette tonalité. Il en a déjà composée une, une dizaine d'années auparavant - dans la numérotation d'aujourd'hui, c'est la quatrième - qui présente quelques faiblesses au côté d'éclatantes qualités.

Un long accord des violoncelles et contrebasses, un roulement de timbales pianissimo, un thème sévère et tourmenté : l'atmosphère est posée dès le début du premier mouvement Allegro maestoso. Le ton est austère, rigoureux. Il évoque quelque destin implacable, proche en cela de l'esprit de Tchaïkovski victime du terrible fatum [1]. La berceuse du second thème rend un évident hommage à Brahms. La clarinette reprend et développe la sublime mélodie de l'andante du deuxième concerto pour piano du maître allemand. Dvořák nous fait la surprise d'un infernal embrasement de l'orchestre, un véhément crescendo qui s'empare de tous les pupitres. Ce gigantesque de profundis clamavi est repris sous une forme encore plus saisissante en fin de mouvement. On pense aux piliers qui soutiennent ces vastes cathédrales que sont les symphonies de Bruckner. La fin est un long murmure, n'offrant aucun soulagement à la tension accumulée dans ce premier mouvement.

Le poco adagio est un chant de douleur. L'ineffable beauté des mélodies n'est jamais exempte d'une sourde menace. L'angoisse reste constante, à l'image de cette étrange marche, à la fois héroïque et funèbre, qui s'achève dans la plainte des vents. Ce mouvement offre l'un des plus beaux sommets de lyrisme qu'ait jamais composé Dvořák, d'un raffinement encore jamais atteint chez le compositeur de Bohême.

C'est un étrange Scherzo:Vivace qui commence le troisième mouvement. La danse populaire nerveuse qui le sous-tend n'a rien de la franche gaieté d'une Danse Slave. Son rythme obsédant sonne à nos oreilles comme ceux des landler symphoniques de Bruckner et du prochain Mahler. Élégante et féroce, cette musique a la beauté du Diable.

Le soupir qui ouvre l'Allegro conclusif annonce le retour de l'atmosphère tourmentée du premier mouvement. Dvořák concentre tout son art du contrepoint, sa science de l'orchestration, son talent de polyphoniste pour nous offrir un final hallucinant. Il transcende les tempêtes et emportements romantiques, met en œuvre tout son sens dramatique pour nous tenir en haleine. Cette course à l'abîme, en dépit de quelques éclaircies, ne laisse jamais la concentration se relâcher. Le thème du destin, inéluctable, accentué par les tritons - Diabolus in musica ! - du thème initial [2], refait son apparition. L'issue du combat est jusqu'au bout incertaine, jusqu'à la coda majestueuse, puissamment exhalée par tout l'orchestre, qui s'achève en mode majeur ; incroyable soulagement in extremis pour une symphonie d'une densité inégalée chez son auteur.

La septième symphonie, composée pour la Royal Philharmonic Society de Londres, fut créée dans cette ville le 22 avril 1885. Dvořák dirigeait. Bientôt son succès allait déferler sur l'Europe, grâce à des chefs de la stature de Hans von Bülow [3], dédicataire de la symphonie.

La grande œuvre qui allait suivre est un très significatif retour aux sources mythologiques des peuples slaves : l'immense oratorio Svata Ludmila, qui occupa Dvořák durant une période inhabituellement longue (presque 9 mois, de septembre 1885 à mai 1886).

Vienne et le grand monde lui tendent les bras ? Qu'importe. Dvořák n'est pas fait pour la grande vie. Sa simplicité s'accommode mal de soirées guindées et de conventions aristocratiques. Malgré les avantages d'une situation dans la capitale de l'Empire il ne peut se résoudre à abandonner sa province, sa maison de Vysoka, ses longues promenades dans la nature. Bientôt de nouvelles éblouissantes Danses Slaves et une lumineuse symphonie en sol majeur viendront confirmer cet attachement indéfectible.

Alain Chotil-Fani, septembre 2003

Notes

[1] Les trois dernières symphonies de Tchaïkovski sont écrites sous le signe du destin, le fatum. Sa cinquième op. 64 (et avant-dernière), dont l'esprit, sinon le style, évoque la septième de Dvořák, est composée en 1888. Retour au texte

[2] Le triton est un intervalle de trois tons entiers. Au Moyen-Âge, son utilisation était proscrite en raison de sa dissonance. Diabolus in musica est le nom sous lequel on désignait cet intervalle. Retour au texte

[3] Hans von Bülow (1830-1894), pianiste et chef d'orchestre, élève de Richard Wagner. Retour au texte

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