Dvorak : le trio Dumky

Bien des années avant Béla Bartók, Leoš Janáček a méthodiquement étudié et recueilli des musiques et chants populaires d'Europe Centrale. C'est ainsi qu'il remarqua le caractère particulier d'une chanson ukrainienne, nommée « duma » ou « dumka ». Il décrivit dans une lettre à son ami Antonín Dvořák la rêverie nostalgique qui émane de ces chants.

Dvořák, intéressé, utilisa cette description pour composer ses premières dumky (en tchèque comme en ukrainien, dumky est le pluriel de dumka [1]). Mais, pour une raison inconnue, elles ne sont pas le reflet des musiques populaires décrites par Janáček : Dvořák a-t-il mal compris les explications de son ami, ou bien s'en est-il inspiré pour créer sa propre forme musicale ?

La dumka Dvořákienne reprend le thème de la mélodie nostalgique et y ajoute d'inattendues transitions vers une joie exubérante. À l'image des rêveries du promeneur solitaire, elle alterne la tristesse et l'exaltation, joue avec les modes mineur et majeur, mêle étroitement l'insondable profondeur [2] des méditations Dvořákiennes et les danses endiablées.

Dvořák utilise la dumka dans de nombreuses compositions : les Danses Slaves, le second Quatuor avec piano, le Quintette op. 81, et surtout le trio op. 90 : chacun de ses six mouvements est, en effet, une dumka.

À ceux qui s'étonnent du nombre inhabituel de mouvements de ce trio, on fera remarquer que la délicate quatrième dumka, à l'intimité troublante, se trouve à la place de l'habituel mouvement lent. Quant à la cinquième et avant-dernière - la place du scherzo habituel - c'est la seule de la série à avoir un éclatant début au piano, suivi d'une véritable invitation à la danse ! Ce trio peut donc être écouté avec les repères habituels de la sonate. Ce n'est certes pas le fruit du hasard : à son habitude, Dvořák, qui n'a jamais oublié ses origines simples, parvient à concilier une forme libre, "populaire", et le cadre savant, formel, hérité des maîtres viennois.

À ce propos on notera, avec une oeuvre comme le trio Dumky, à quel point il est absurde de parler de Dvořák comme du Brahms tchèque. Les compositions de Dvořák n'appartiennent qu'à lui, il leur imprime la marque de son génie particulier. Seuls des commentateurs jaloux ou ignorants ont pu commettre l'énormité de voir en Dvořák un Brahms de province, plus dégrossi et proche du folklore. Brahms faisait du Brahms, et Dvořák du Dvořák, et si des influences - réciproques - ont existé, elles n'enlèvent rien à l'art original de leurs auteurs.

Une analyse détaillée de l'œuvre ne serait pas d'une grande utilité. Le trio Dumky offre le rare privilège d'être l'un de ces chefs d'œuvre accessible à tous. Là plus qu'ailleurs, il faut savoir s'abandonner à cette musique d'une beauté indicible, se laisser emporter par le chant spontané des instruments, aux intonations parfois proches de la voix humaine et dont se souviendra, plus tard, Leoš Janáček.

Alain Chotil-Fani, août 2003

Notes

[1] La dumka inspira d'autres compositeurs : Frédéric Chopin dans ses Chants polonais (Pieśni i piosnki), Piotr Illich Tchaikovksi, auteur d'une pièce pour piano ayant ce titre (opus 59), et de nombreux auteurs ukrainiens : Mykola Lyssenko, Denis Sitchynsky, Stanislas Lioudkevytch, etc. Retour au texte

[2] Selon le mot de Nikolaus Harnoncourt, depuis longtemps admirateur de l'art du compositeur tchèque. Retour au texte

Sources

  • Antonín Dvořák, par Václav Holzknecht - troisième édition - Éditions ORBIS, Prague, 1977
  • Notice du Dr Stephaniya Pavlyshyn accompagnant le double CD Dumky "Popular ukrainian songs", Olga et Natalya Pasichnyk, édité chez OPUS111 OPS 30-228. [NOTE : la notice, pour intéressante et détaillée qu'elle soit, donne une liste de compositeurs classiques inspirés par les mélodies ukrainiennes et la dumka... en réussissant à ne pas citer Dvořák !]
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