Les secrets du Concerto pour violoncelle de Dvořák

Sous ce titre peu modeste, l'éditeur Sony publie un CD  du violoncelliste Jan Vogler. Son but ? Renouveler l'approche du Concerto de Dvořák suite aux recherches de Michael Beckerman. Ce dernier, professeur et musicologue fasciné par Dvořák depuis de longues années, réussit à travers ses livres à renouveler l'intéret des mélomanes pour un compositeur à la vie intérieure beaucoup plus complexe qu'une imagerie simpliste l'a longtemps laissé supposer. Son ouvrage "New Worlds of Dvořák" (W. W. Norton & Company, 2003) consacre un chapitre entier au Concerto pour Violoncelle. Après sa lecture, Jan Vogler décide de modifier son approche d'un sommet de la littérature concertante.

Josefina Čermaková et les influences du Concerto

Quelles sont les influences de ce Concerto ? Multiples, selon le musicologue new yorkais. La plus connue est celle liée à la maladie puis à la disparition de la belle-soeur du compositeur, Josefina Čermaková, que Dvořák avait autrefois courtisée. Cet épisode romantique a suscité un nombre invraisemblable de commentaires sans que l'on n'ait jamais pu établir sa réalité. L'unique source documentaire sur cette influence provient de la biographie d'Otakar Šourek, mais elle n'est pas mentionnée avant sa troisième édition. Dvořák, mort depuis longtemps, ne s'est quant à lui jamais prononcé sur cette hypothèse.

Cette influence se manifesterait par la citation d'une belle mélodie, Lasst mich allein ("Laissez-moi seule"), utilisée dans le second mouvement - écrit après que Dvořák, en poste aux États-Unis, a reçu une lettre de sa belle soeur gravement malade et restée au pays, puis dans la coda du mouvement final, composée après la disparition de Josefina. Il est significatif que Dvořák ait décidé de modifier son concerto, déjà achevé, pour y inclure cette coda méditative. Šourek affirme que ce lied était l'un des préférés de Josefina Čermaková.

Alors, que peut-on dire de plus ? Le concerto est-il un hommage à un amour de jeunesse ? La coda est-il un requiem à la mémoire de Josefina ? M. Beckerman, bien que prolixe à ce sujet, en est réduit à étayer des hypothèses sans qu'une vérité ne s'impose plus qu'une autre. Autrement dit, nul n'en sait rien - et sans doute est-ce mieux ainsi.

Des deux côtés de l'Atlantique

Une autre influence, stylistique celle-là, serait liée aux musiques populaires américaines. Un point de vue tchèque, souvent repris sans distance en France, soutient que le "style américain" de Dvořák, celui de la Symphonie du Nouveau Monde ou du 12ème Quatuor, ne touche en aucune manière le Concerto pour violoncelle, et ne se retrouvera pas davantage dans aucune des compositions à venir.

Beckerman s'oppose à cette vision. Le solo de cor du 1er mouvement n'évoque-t-il pas un célèbre cantique chanté par les Noirs, Go Tell it On the Mountain, que Dvořák connaissait ? N'entend-on pas une sorte de danse en quadrille quelques mesures plus tard ? La musique de Stephen Foster ne s'est-elle pas imposée naturellement comme l'exemple des trésors en devenir du patrimoine musical américain, et que le Tchèque devait faire fructifier ?
En dépit de ces influences, nul ne saurait plus soutenir sérieusement, comme cela était l'usage dans certains cercles d'Outre-Atlantique, que Dvořák était devenu, l'espace de quelques mois, un compositeur... américain. L'Europe, le domov muj, le "chez soi" n'ont jamais quitté les préoccupations du compositeur.
Le "caractère typiquement tzigane" du thème du dernier mouvement en est-il un indice ? Aurait-il un lien avec l'amour de Dvořák pour Josefina Čermaková ?
Posées ainsi, ces questions ont quelque chose d'incongru. C'est pourtant en ces termes que Jan Vogler interroge Beckerman dans la notice du CD, sans que le musicologue puisse établir une quelconque réponse précise. Et pour cause ! On aimerait bien savoir en quoi ce thème est "typiquement tzigane" (Beckerman prend soin de signaler qu'il s'agirait ici de Tziganes "romantisés" et non de vrais Rroms ou Sintis) et par quelle gymnastique intellectuelle l'on relie ce sujet à l'amour pour Josefina...

CD de Jan Vogler
"The Secrets of Dvořák's Cello Concerto"
Jan Vogler, cello
New York Philharmonic, David Robertson
Angelica Kirchschlager, mezzosoprano - Helmut Deutsch, piano
SONY BMG 82876737162


Un CD original

Malgré ces réserves, cet album est conçu selon une idée séduisante : présenter sur un même CD deux oeuvres intimement liées, le Concerto op. 104 et la mélodie Lasst mich allein, que seuls les amateurs un peu éclairés pouvaient compter dans leur discothèque. Elle est ici présentée dans sa forme originale et dans un arrangement pour violoncelle, les deux versions étant proposées sur le CD de part et d'autre du concerto. Dans celui-ci, l'entrée du soliste dans le premier mouvement suprend ceux qui gardent en mémoire l'annonce héroïque tant célébrée par Pablo Casals. Vogler choisit la sobriété et renonce à souligner les effets habituels des interprètes. Son tempo initial relativement rapide est destiné, explique-t-il, à mieux contrôler l'équilibre du mouvement, à mettre en valeur les formules rythmiques et les thèmes mélodiques afin de préserver "le sentiment d'urgence qui rend ce mouvement si grand". Un souci omniprésent dans cette interprétation soutenue dans son approche par le chef David Robertson.
Deux mélodies de Stephen C. Foster, si elles offrent moins de plaisir à l'écoute, révèlent toutefois l'une des sources avérées de Dvořák pour le "son américain". Les Chants Tziganesqui concluent le CD font de nouveau appel au jeu épanoui de Jan Vogler pour remplacer la voix dans certains d'entre eux. Le chant d'Angelika Kirschschlager, délicat et émouvant, est adroitement soutenu par le piano de Helmut Deutsch que l'on aurait aimé un peu plus expressif.

La notice

Mais l'un des atouts essentiels du CD réside dans sa notice, confrontant les deux approches du Concerto, celle théorique, parsemée de doutes, du chercheur, et celle - forcément - pragmatique du soliste. Jan Vogler interroge Beckerman puis les deux protagonistes s'échangent leur rôle, le violoncelliste questionnant le musicologue. Certains partis-pris interprétatifs du Concerto sont ainsi dévoilés. Des hypothèses biographiques permettraient donc d'offrir une approche différente, plus "juste" d'une oeuvre...
Tout ne serait pas dans la partition ? L'oeuvre ne se suffirait donc pas à elle-même ? Jan Vogler, on le voit, prend implicitement le parti de Sainte-Beuve contre Proust, sans toutefois parvenir à convaincre du bien fondé de sa position.

Conclusion

L'originalité du CD, l'approche du soliste, la transcription de mélodies pour violoncelle et piano font de ce CD un objet unique, complément de choix au livre de Beckerman. Mais comme c'est souvent le cas avec les livres du musicologue américain, il reste le sentiment d'avoir exploré de vastes constructions, excitantes pour l'esprit mais sans substance véritable, reposant en définitive sur bien peu de choses. Par ailleurs le mélange inattendu voix-violoncelle dans les Mélodies tziganes incitera le mélomane à se procurer une version originale de ces lieder enivrants, tels que le compositeur les a imaginés (l'on citera notamment un album enregistré en 1998 par Jitka Sobehartova et Radoslav Kvapil, réf. Assai 207152).
Cela ne saurait néanmoins cacher l'essentiel. Ce CD nous offre encore une fois une musique éternelle, servie par des interprètes de premier plan. Un album pour les passionnés.

Post-scriptum : Yo-Yo Ma, the Dvořák album

Le rapprochement du CD de Jan Vogler avec celui que Yo Yo Ma a consacré à Dvořák, toujours chez Sony, s'impose. Dix années avant le soliste tchèque, Ma joint son archet aux sonorités sompteuses de la même philharmonie de New York pour proposer sa vision du Concerto.

Yo Yo Ma
"The Dvořák album"
Yo Yo Ma, cello
New York Philharmonic, Kurt Masur (Concerto)
Boston Symphony Orchestra, Seiji Ozawa (Klid, Danse slave op. 72 n. 2, Humoresque n.7)
Itzhak Perlman, violon (dans la Danse slave et l'Humoresque)
Patricia Zender, piano (Chant tzigane n. 4)
SONY SK 92858

On ne peut qu'être séduit par l'art du violoncelliste et son amour pour cette musique, en dépit d'un accompagnement maniéré. Kurt Masur chercherait-il à voler la vedette à son illustre invité ? Le reste du CD présente des arrangements de pièces pour violoncelle - seul celui Tranquillité (Klid) est de la main du compositeur - que l'on aurait grand tort de ne pas savourer, malgré l'absence du beau Rondo que Dvořák a dédié à un instrument qu'il disait pourtant ne pas apprécier outre mesure.
Un CD plus "grand public" et immédiatement séduisant que celui de Vogler - les dvořákophiles ne sauraient toutefois ignorer l'un ou l'autre de ces albums, pour des raisons autant différentes que complémentaires.

Alain Chotil-Fani, juin 2006

Retour au chapitre Dvořák | Accueil du site