George Georgescu parle de Dvořák

[George Georgescu (1887 - 1964) a commencé sa carrière de musicien en tant que violoncelliste du quatuor Marteau. Á la suite d'un accident il doit abandonner son instrument et, encouragé par Arthur Nikisch et Richard Strauss, embrasse la carrière de chef d'orchestre. Il prend en 1920 la tête de l'orchestre philharmonique de Bucarest, dont il fait un ensemble d'élite. Le texte ci-dessous, daté de 1954, est extrait d'un livre de la Roumanie communiste. Au-delà de la langue de bois officielle et de l'hommage obligé au pays frère, reste perceptible l'admiration sincère que le grand chef roumain portait à Dvořák.]


Un éminent représentant de la musique tchèque

Le nom d'Antonín Dvořák est tellement lié à l'histoire de son peuple, non seulement par la merveilleuse contribution créatrice avec laquelle il a enrichi la culture tchèque, non seulement par l'infatigable activité avec laquelle il anima et fit progresser le développement de la vie musicale de sa patrie, mais aussi pour avoir été le lumineux ambassadeur qui apporta à de nombreux pays le message du génie créatif tchèque, l'expression des aspirations nobles de ses compatriotes vers la liberté et le bonheur.

L'œuvre de Dvořák est si populaire dans le monde entier, elle a gagné une place si prestigieuse dans le répertoire des interprètes et les formations de tous les pays, qu'il est difficile d'ajouter quelque chose à tout ce qui s'est dit et écrit jusqu'à aujourd'hui au sujet de sa haute valeur artistique. L'exemple que constitue son œuvre pour tous les compositeurs à travers le monde, tire sa force de communication et de persuasion de ces deux qualités fondamentales harmonieusement combinées dans la personnalité du grand compositeur tchèque : son fervent patriotisme et son incessante aspiration vers la perfection de son art.

Pour les interprètes, l'œuvre de Dvořák, si variée en genre, offre l'occasion de profondes satisfactions créatrices grâce à la sincérité et la chaleur de son inspiration, au charme des mélodies pleines du parfum des musiques populaires tchèques, et à la richesse de ses moyens expressifs avec laquelle il a su donner vie à un monde d'imagination poétique surgi des profondeurs de l'âme d'un simple patriote.

Il n'existe pas de joie plus grande pour un interprète que celle de faire retentir une œuvre musicale qui l'attire, qui lui plaît d'autant plus que cela correspond mieux à une demande de création de cette communion de sentiments avec les auditeurs, sans laquelle la véritable émotion esthétique ne peut naître dans leur âme. Et de telles œuvres abondent dans la vaste création de Dvořák. C'est aussi comme cela que s'explique la grande popularité de laquelle se réjouissent beaucoup d'entre eux dans toutes les cultures du monde, popularité pour laquelle les plus importants artistes ont contribué avec amour, depuis trois quarts de siècle jusqu'à nos jours.

Déjà à l'époque de mes années d'études au conservatoire je me suis senti attiré par la musique de Dvořák, dans laquelle j'ai trouvé un monde entier d'émotions vivantes et puissantes. Nous étions plusieurs amis de la même mouvance, avec qui nous nous réunissions souvent pour faire de la musique de chambre. Je me souviens avec quel enthousiasme, avec quel amour j'ai joué le trio Dumky et plus tard le quintette en la ou d'autres œuvres du même genre, dans lesquelles je tenais la partie de violoncelle. Alors déjà je ressentais cette remarquable qualité, ce caractère profondément humain qui se manifeste dans la musique de Dvořák avec une intensité pleine d'assurance. Nous prenons pour la première fois contact avec la création populaire tchèque par l'intermédiaire de l'un des plus grands compositeurs, qui a su parler aux hommes dans la langue merveilleuse de son peuple, lui imprimant la marque maîtresse de sa puissante originalité. Mais ma pensée brûlante était d'interpréter le concerto en si mineur pour violoncelle, qui conquit avec une étonnante rapidité la reconnaissance unanime des musiciens du monde entier, et quand je l'ai joué pour la première fois, à Berlin, où je poursuivais mes études, je me suis senti profondément joyeux d'avoir transmis au public une grande et impérissable œuvre d'art.

J'ai écouté d'innombrables fois dans ma vie ce chef d'œuvre de la musique universelle, dans laquelle Dvořák apparaît dans la pleine maturité de ses ressources créatrices. Chaque fois j'y ai trouvé quelque chose de nouveau, quelque chose qui me dévoilait plus ou moins l'âme de ce grand compositeur, un nouveau trait de sa grande sensibilité artistique. Je dois reconnaître de tout mon cœur qu'il représente la plus belle œuvre de ce genre écrite pour le violoncelle jusqu'à aujourd'hui. Mais il faut que j'ajoute que Dvořák a su combiner le rôle concertant du violoncelle avec un ample développement symphonique du matériau thématique.

Durant ma carrière de chef d'orchestre j'ai eu la joie de faire partager au public à de nombreuses occasions les beautés de ce concerto, ayant comme solistes quelques-uns des violoncellistes les plus réputés à travers le monde comme Hugo Becker, Enrico Mainardi, Gasspar Cassado, Gregor Piatigorski, Emanuel Feuermann et, finalement, le plus grand d'entre tous, maître Pablo Casals.

J'ai écouté et étudié avec beaucoup d'attention les œuvres symphoniques de Dvořák. J'y ai trouvé les mêmes qualités exceptionnelles que j'ai mentionnées quand j'ai parlé de sa musique en général. À chaque fois que j'ai dirigé de telles œuvres je l'ai fait avec un amour spontané inspiré par la beauté authentique et le vrai art. J'ai toujours été conquis par le charme ineffable de son discours musical, et j'ai cherché à le transmettre aux auditeurs dans le même esprit et dans le même style que celui de leur auteur, mettant au service de ce but l'entière force de ma sincérité d'interprète dans la restitution de la vérité artistique.

Des autres chefs d'œuvres de Dvořák que j'ai dirigés, de la symphonie en mi mineur « du Nouveau Monde », je ne parlerai pas. On a tant écrit à son sujet, qu'il n'est plus besoin de souligner ses mérites. Je l'ai dirigée d'innombrables fois et elle figure au premier rang dans mon répertoire.

Le personnage et les œuvres de Dvořák sont très populaires dans mon pays. Sa musique retentit très souvent dans les salles de concert et les stations de radios roumaines. Notre public aime profondément cette musique dans laquelle passe le noble souffle du peuple tchèque.

Dans le personnage de Dvořák, notre peuple reconnaît le grand artiste citoyen, le précurseur patriote et le démocrate qui construisent avec ardeur dans la République Socialiste Tchécoslovaque une vie nouvelle et de bonheur, luttant côte à côte d'autres peuples libres pour la paix et le progrès.

Un demi-siècle après sa mort, l'œuvre de ce grand compositeur représente un message de paix et d'amitié entre les peuples. Je profite de cette occasion pour exprimer ma profonde admiration face à l'héritage grandiose de cet illustre artiste et j'envoie un chaleureux salut aux musiciens tchèques, à qui je souhaite d'amener aux plus hauts sommets l'inappréciable tradition de leurs brillants prédécesseurs.

GEORGE GEORGESCU
Bucarest, 1954


Tiré de Dirijorul George Georgescu, Editura Muzicală, Bucureşti, 1987

Traduction : Alain Chotil-Fani
Avec les précieux conseils de Marinela N. et Cristina Vasile.

Notes

Au sujet du chef d'orchestre George Georgescu, consulter aussi la page qui lui est consacrée, ainsi que sa discographie inédite, sur le site Souvenirs des Carpates.

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