« Je jouais à Prague au
Théâtre des
Etats le rôle du consul d’origine juive Busman dans
la
pièce de Karel Čapek RUR (1). Un
jour, avant une
représentation, un employé du
théâtre vint
vers moi et me donna une lettre de la direction. Autour de moi un
étrange silence s’établit tout
d’un coup,
plus aucun des acteurs présents ne lança une
plaisanterie, personne ne raconta une bonne blague comme
c’était le cas habituellement. J’ouvris
la lettre et
lus ceci : parce que j’avais dans mes documents
reconnu mes
origines juives, la direction du Théâtre
était
obligée de mettre un terme à mon contrat et de me
payer
mon salaire du moment. Il y avait encore une observation comme quoi
quelqu’un d’autre me remplacerait dès la
représentation suivante.
Ce fut comme si un immense gouffre s’ouvrait sous mes pieds.
Le
silence tout autour de moi témoignait que mes
collègues
étaient au courant. Lorsque un peu plus tard
j’étais en train d’attendre dans la
pénombre
de rentrer sur scène, le régisseur Karel Dostal (2)
vint
vers moi doucement et avec tendresse. Il m’enlaça
et me
murmura d’une voix pleine
d’émotion :
« Haas, pardonnez-nous, j’ai tellement
honte,
s’il vous plait, pardonnez-nous. » Jamais je
n’oubliais ce moment là et souvent
j’entendis
intérieurement cette douce voix
murmurer :
« Haas,
pardonnez-nous… ».
Hugo Haas en 1939 avec l'aimable autorisation de Musée morave -
Brno
Quand je suis, il y a de cela peu de temps, revenu dans la ville de mes
rêves, après 25 années
d’absence, j’eus
bien sûr l’envie d’aller au
Théâtre des Etats
que j’avais quitté dans la
consternation…Je
pénétrais dans celui-ci par
l’entrée des
artistes, celle des loges et de la scène et saluait le
concierge. Par une petite porte métallique de
derrière la
scène je me glissais dans les coulisses. Je fus pris
d’une
émotion impossible à décrire.
J’étais
là et j’avais l’impression que
j’allais devoir
rentrer sur scène dans la pièce RUR dans le
rôle du
consul Busman. Je fermais les yeux… Là sur la
scène on jouait une pièce… en langue
tchèque ! Mon Dieu, comme il y avait longtemps que
je
n’avais pas entendu cette langue ! Quand un acteur
doit
s’exiler, il perd non seulement sa terre natale mais aussi sa
langue. Et un acteur sans sa langue c’est comme un pianiste
virtuose sans ses mains. Je fus alors rempli d’un sentiment
de
paix incroyable et fus reconnaissant au destin de m’avoir
permis
de vivre cet instant. »
Hugo Haas dans Theater-Divadlo, Praha, Orbis 1965, page 14-16.
Eric Baude - mars 2007
Notes
1.
1890-1938. RUR fut
écrit en 1920 et joué pour la première
fois en
1921. Le frère de K. Čapek, Josef
(1887-1945),
peintre, écrivain, meurt au camp de concentration de
Bergen-Belsen.