Janáček et Bartók

Bartók et Kodály Janáček et Bartók

Compositeurs inspirés par le folklore

Grâce à mon amie hongroise, Judit Gaal, professeur de français à Balassagyarmat, à la frontière slovaque, j’ai pu prendre connaissance d’un écrit de Denijs Dille, “Documenta Bartokiana”,  paru aux éditions Akadémiai kiado, Budapest en 1968. Denijs Dille, musicologue belge a rencontré Bela Bartok au cours des toutes dernières années que celui-ci passa sur le sol hongrois avant son exil au USA. En dehors des musicologues hongrois qui se sont si bien penchés sur la musique de leur compatriote (Bence Szabolcsi, Laszlo Somfai, Ferenc Bonis, Ernö Lendvai pour ne citer que les principaux) c’est l’un des meilleurs connaisseurs de l’œuvre de Bartók. Ses travaux permettent d’affirmer que Bartók et Janáček se sont rencontrés au moins trois fois.

D’autre part, depuis la première rédaction de cet article, j’ai enfin pu mettre la main sur un ouvrage en langue anglaise paru en 2000 aux USA consacré à Bartók et rédigé par les meilleurs spécialistes américains, “Bartók perspectives, Man, Composer, Ethnomusicologist” édité par Elliott Antokoletz, Victoria Fischer et Benjamin Suchoff. Un chapitre écrit par James Porter établit un rapprochement entre la Sinfonietta de Janáček et le Concerto pour orchestre de Bartók.

Ces études nous autorisent à dresser la liste des rencontres entre Béla Bartók et Leos Janáček.

La première rencontre eut lieu à Prague à l’occasion d’un concert donné par Béla Bartók le 10 janvier 1925 au cours duquel il interpréta au piano un programme de musique hongroise comprenant plusieurs de ses œuvres et des pièces pour piano de son compatriote et ami, Zoltan Kodály.

Il convient de préciser la place occupée à la fois par le pianiste virtuose et le compositeur qui formait les deux facettes connues de l’homme public, Béla Bartók. Depuis la fin de ses études au conservatoire de Budapest, Bartók menait une vie de pianiste, tantôt soliste, tantôt concertiste, donnant des récitals ou des concerts dans de nombreuses villes hongroises, slovaques ou roumaines, mais aussi, dès 1905 en Grande Bretagne. L’année suivante, on le retrouva en Espagne et au Portugal, en 1909 en Allemagne, en 1910 à Paris (après sa participation cinq ans auparavant à un concours de piano dans ce même Paris, terminant troisième derrière Wilhelm Backhaus), à Berlin en 1912. La première guerre mondiale interrompit sa carrière européenne, mais Berlin, Paris et Londres en 1923 le virent triompher dans l’interprétation de ses œuvres récentes. La notoriété du pianiste aida le compositeur à percer. A ce titre, il tenait au milieu des années 20 une place enviable dans la musique de cette époque. Le compositeur qui fêta ses quarante ans en 1921 s’imposait sur les scènes européennes, de Vienne à Berlin, de Paris à Londres et même à New-York où les mélomanes américains purent entendre ses Images pour orchestre, dirigées par notre compatriote Edgar Varèse, en 1919.

“Bartók fut un pianiste hors pair, son jeu était captivant, d’une puissance envolée et impressionnante. Il économisait énormément son temps et si d’aucuns le trouvaient renfermé, ce n’était qu’une impression car il n’aimait pas gaspiller le temps à des futilités. Bartók était un génie et savait le volume de travail qu’il avait encore à accomplir dans une vie qui n’est jamais assez longue pour cela. Mais avec ses amis, il était détendu, aimable et ouvert. Nous nous sommes vus fréquemment et je puis affirmer qu’il ne serait pas exact de dire que Bartók fut un homme distant. Ce qui est vrai, c’est qu’il n’a jamais fait de concessions et son autocritique était très développée. Bartók croyait fermement dans le bien fondé du chemin qu’il avait choisi et même le mauvais accueil de ses oeuvres ne l’en faisait pas détourner.” (témoignage d’Endre Gertler, ancien élève de Bartók au conservatoire de Budapest, violoniste hongrois, émigré en Belgique en 1928 qui “francisa” son prénom en André.)

Son catague se trouvait déjà bien garni et des œuvres substantielles le composaient. Non seulement ses premiers essais comme la suite d’orchestre Kossuth (1903) ou la Rhapsodie pour piano et orchestre de 1904 ou encore les deux Suites pour orchestre de 1905, mais les dix Chansons populaires hongroises, fruits de sa première collecte de l’été 1906, mais encore les premiers chef d’œuvres pour piano, les Nénies de 1910, l’Allegro barbaro de 1911, pièce fondatrice d’un style pianistique percussif, l’unique opéra - mais quel opéra ! - Le Château de Barbe-Bleue ; de nouveau pour le piano, la Sonatine, les Danses roumaines, les Colindas de 1915, la Suite de 1916, les merveilleux Quinze chants populaires hongrois de 1917 ; un deuxième quatuor à cordes de 1917 suivant un premier composé neuf ans avant ; le Prince de bois de 1916 et le ballet le Mandarin merveilleux de 1919 auquel s’ajouta l’emblématique Suite de danses de 1923, manifestation éclatante du “folklore imaginaire” de leur auteur suivant la formule heureuse du musicologue Serge Moreux ; enfin les deux Sonates pour violon et piano du début des années 20 et les splendides Scènes de village, très récentes, inspirées à Bartók par la musique populaire slovaque. Une telle liste montre à quel point des compositions fortes et belles dont le succès ne se dément pas à notre époque assuraient à leur auteur une place centrale dans la vie musicale européenne pendant ces années.

A cette époque (1925), Leoš Janáček n’était plus considéré par l’intelligentsia de son pays comme un simple compositeur provincial, mais le triomphe de son opéra Jenufa à Prague en 1916, renouvelé par celui de Kátá Kabanova en 1924 l’avait propulsé au premier rang. Jan Löwenbach, un avocat spécialisé dans les droits d’auteurs qui travaillait entre autre pour Hudební Matice, la maison d’édition d’Umĕlĕcka Beseda, connaissait et appréciait la musique de son compatriote morave. Il jouait également un rôle non négligeable dans le milieu musical tchèque par sa participation à la création de l’Association des Compositeurs Tchèques, par ses contributions à l’organisation des festivals de l’ISCM (Société Internationale de la Musique Contemporaine) à Prague en 1924 et 1925, par ses critiques musicales dans plusieurs journaux. C’est lui qui invita Béla Bartók à Prague au festival de l’ISCM en 1924. C’est encore lui qui l’hébergea lors de sa venue dans la capitale tchèque en janvier 1925 pour un récital de musique hongroise. Une carte de visite de Jan Löwenbach est déposée dans les Archives Bartók à Budapest au dos de laquelle l’annotation suivante est inscrite au crayon “Janáček/Brno”. Il semble qu’elle ait été remise à Bartok au cours du festival de l’ISCM en 1924. Cette carte attira l’attention du compositeur hongrois sur son collègue morave.  Il semble également que Löwenbach informa Janáček du concert donné par Bartok en janvier 1925.

Venise
Leoš Janáček et Jan Löwenbach au festival de l'ISCM en septembre 1925 à Venise. Photo montage de J. Colomb.

Les deux compositeurs se rencontrèrent donc pour la première fois à cette occasion. Le bouillant Janáček reconnut immédiatement le talent du pianiste, mais peut-être plus encore son intérêt porté à la musique populaire du bassin du Danube et l’indépendance de son cadet vis-à-vis des modes musicales de cette époque si fertile en création.  En ça, ils présentaient bien une parenté. Il l’invita donc à venir jouer à Brno. L’affaire ne traîna point puisque Leos Janáček décida  le Club des Compositeurs Moraves  d’organiser un concert en l’honneur du compositeur hongrois. Bartók  établit un programme de musique hongroise consacré à cinq de ses œuvres et à deux œuvres de son ami Zoltan Kodaly. Grâce aux informations aimablement transmises par Mme Eva Drlikova, Présidente de la Fondation Janáček à Brno, nous en connaissons le détail.

Béla Bartók

  Ket elegie (Deux élégies), Sz 41, de 1908/9
  Gyermekkeknek (Pour les enfants), Sz 42, des mêmes années, les parties I, II, III, et V
  Sonatine, Sz 55, 1915
  Une danse roumaine extraite de Deux danses roumaines, Sz 43, 1910 *
  Trois chants populaires slovaques ** en première audition mondiale

Zoltan Kodály

 Neuf pièces pour piano, opus 3, 1909 (3 extraits)
 Sept pièces pour piano, opus 11, 1917/9 (Epitaphe)

* Il ne s’agit pas d’une danse extraite du célèbre cycle des six Danses roumaines pour piano de 1915, orchestrées deux ans après et pour lesquelles le violoniste, alors élève  de Bartók plus tard un grand interprète et un ami du compositeur, Endre Gertler a effectué aussi une transcription pour violon et piano en 1925, mais d’une œuvre antérieure de cinq ans à celle-ci.

** Cette œuvre sous cette dénomination n’existe pas au catalogue de Bartok. Sans doute s’agit-il de la partie de piano de trois des cinq splendides Scènes de village (Falun), dont la composition fut terminée en décembre de l’année précédente, cinq chansons populaires slovaques pour voix de femme et piano, Sz 78, ces trois chansons étant transcrites pour chœur féminin et orchestrées pour un ensemble instrumental de chambre, deux ans plus tard. Ces cinq chants accompagnés au piano ne furent créés que le 8 décembre 1926 à Budapest tandis que la première audition des trois chants avec orchestre intervint au mois de février suivant à New-York, sous la direction de Serge Koussewitsky (quinze jours plus tard, les Hongrois en prirent connaissance à leur tour à Budapest).

Attardons nous un instant sur les œuvres inscrites par Bartók à son programme. Quatre sur cinq s’inspirent de la musique populaire de son pays ou de pays voisins, Slovaquie et Roumanie. Rappelons qu’avant 1918 et le traité de Trianon, la Transylvanie (actuellement en Roumanie) - peuplée majoritairement de Hongrois - et la Hongrie n’étaient qu’un seul pays. Sous le titre classique de Sonatine se cache en fait une composition de trois courts mouvements intitulés Joueurs de cornemuse, Danse de l’ours, Finale (allegro vivace). Les quatre-vingt cinq pièces de Gyermekeknek (Pour les enfants) découlent toutes de pièces collectées par Bartók au cours des mois précédents et de leur harmonisation et  organisation dans ce recueil où la veine pédagogique n’est pas oubliée. Les titres des deux autres œuvres relient explicitement ces compositions à la musique populaire. Quant aux pièces de Kodály, si les détails me manquent pour identifier les trois extraits de l'opus 3, le choix de la quatrième pièce parmi les sept de l'opus 11, Epitaphe, révèle bien la dette du compositeur du Psalmus hungaricus envers Claude Debussy, une pièce que Bela Bartók programmait souvent à ses récitals, reprenant ainsi à son compte l'hommage que son ami rendait au compositeur français. Remarquons en passant que la deuxième pièce de ce recueil, inspirée par une complainte sicule recueillie en transylvanie ressemble par son climat à beaucoup des compositions signées par Bartók baignant dans la musique populaire sicule.

Ce récital eut lieu le 2 mars 1925 au théâtre Reduta, idéalement situé  place Zelni, à courte distance de la cathédrale et proche également de la rue Ceska. Deuxième rencontre entre les deux hommes et qui plus est, dans la ville où Janáček avait développé depuis presque cinquante ans une phénoménale activité pour former des musiciens, pour élever le niveau musical d’un certain nombre d’institutions et pour offrir au public l’essentiel de sa production en première audition. Des personnes de l’entourage de Janáček ont vu les deux artistes parler longuement. Sur quoi portèrent les échanges, que se dirent-ils ? Ni l’un, ni l’autre n’ont laissé de témoignage écrit de leur conversation.

Theatre Reduta
Le théâtre Reduta à Brno vers 1920.

On peut pourtant imaginer de quels sujets ils ont pu s’entretenir puisque Bartók demanda à son compatriote Robert Gragger, Directeur de l’Institut hongrois à Berlin d’envoyer à Janáček la version  allemande (Das ungarische Volkslied) parue chez Walther de Gruyter de son étude  A magyar nepdal (La chanson hongroise) parue en version originale l’année précédente chez Rozsavölgyi à Budapest. (Rappelons que Janáček ne lisait pas le hongrois, mais lisait et comprenait parfaitement l’allemand, la langue vernaculaire dans l’Empire austro-hongrois) A son tour, le 4 octobre 1925, Leos Janáček lui expédia la partition toute récente de son sextuor pour instruments à vents, Mladi (Jeunesse).

Robert Gragger
Robert Gragger, directeur de l'Institut Hongrois à Berlin.

Lorsque Janáček entendait son confrère déclarer : “Notre tâche consistait à saisir l’esprit de cette musique [populaire]… et partant de là à créer un style musical.” comment ne pas imaginer le compositeur morave s’approprier cette démarche. De même, “L’étude de la musique paysanne a été pour moi d’une importance capitale, car elle m’a permis de me libérer de l’hégémonie du système des modes majeurs et mineurs. En effet, la plupart des mélodies recueillies, et en particulier les mélodies les plus précieuses, sont bâties sur des modes d’Eglise ou grecs classiques, voire primitifs (pentatoniques), et contiennent les formules rythmiques et les changements de rythme les plus divers et les plus libres aussi bien dans les interprétations rubato que tempo giusto. Il s’est donc avéré que les gammes anciennes dont on ne se sert plus dans la musique savante n’ont rien perdu de leur vitalité. Le retour à leur utilisation a permis de créer de nouvelles combinaisons harmoniques. Cet usage de la gamme diatonique a abouti à la libération de la gamme figée majeure-mineure, et a eu pour conséquence finale la libre utilisation de chaque son de notre système chromatique de douze notes.“ ce texte un peu plus tardif de Bartók n’aurait-il pas pu être signé par Janáček ? Les deux musiciens ne se contentèrent pas de collecter d’innombrables danses et chants populaires, mais livrèrent chacun de substantielles réflexions et analyses de cette musique du peuple des campagnes.

Quelques semaines après ce récital et cette rencontre à Brno, les deux compositeurs retrouvèrent les salles de concert de Prague. Janáček assista le 18 mai à l’opéra national à la première représentation de son récent opéra Příhody lišky bystroušky (la Petite renarde rusée) après la création à Brno le 6 novembre précédent. Le lendemain de cette première praguoise, Béla Bartók entendit  Vaclav Talich à la tête de la Philharmonie tchèque diriger sa Suite de danses. Les deux hommes se rencontrèrent-ils ?

La dernière rencontre attestée se déroula deux ans plus tard, de nouveau à Prague, le 16 octobre 1927, lorsque Bartók vint présenter aux Tchèques son premier concerto pour piano qu’il avait créé quelques semaines auparavant à Francfort, en Allemagne. Vilma, l’épouse de Jan Löwenbach, laissa cet écrit en témoignage “ Il me reste indélébile le rapprochement des deux génies de notre époque, Bartok et Janáček. Après le concert, le visage de ce dernier s’est illuminé, il a attrapé les mains de Bartók et il l’a entraîné dans un coin tranquille où l’on avait remisé des pupitres. C’était un moment à couper le souffle, le commencement d’une interaction partticulière sur laquelle est basée leur expérience à tous les deux, la collecte de chants populaires, du point de vue théorique, psychologique, musical et technique. Aloïs Haba*, qui n’était pas timide du tout, n’a même pas pu dire un mot. Leur rencontre ressemblait à un coup de foudre entre deux grands personnages puissants et aussi savants.”

* Aloïs Haba, né en pays Valašsko (1893 - 1973), enseignant et compositeur, observateur attentif de l’interprétation de la musique populaire par les chanteurs moraves, effectua de nombreuses recherches sur les micro-intervalles qui se retrouvèrent dans ses compositions (opéra La Mère en 1929, seize quatuors à cordes, quatre nonettes…)

Quelques semaines auparavant, dans la ville allemande de Frankfurt am Main, au cours du cinquième festival de l’ISCM, les deux compositeurs présentèrent chacun une de leurs dernières œuvres à un jour d’intervalle. Le Concertino pour piano et six instruments de Leos Janáček fut interprété par sa compatriote Ilona Kurzová-Štĕpánová et des membres de l’orchestre de l’opéra de Frankfurt le 30 juin, tandis que le lendemain, Béla Bartók, au piano, donna en première audition mondiale son premier Concerto pour piano accompagné par un orchestre dirigé par le grand chef allemand Wilhelm Furtwangler, plus habitué à diriger les œuvres du grand répertoire germanique que la musique contemporaine. Les deux compositeurs se trouvaient dans le même lieu à un jour d’intervalle. Après deux rencontres, ils se connaissaient et s’appréciaient. Mais chacun d’entre eux, dans ce festival, suivait une tâche bien précise. Le compositeur tchèque qui, avec ses œuvres avait éprouvé tant de déconvenues durant de nombreuses années, essayait maintenant de brûler les étapes et se concentrait sur une double mission, la propagation de sa musique actuelle et la diffusion de sa chère musique traditionnelle morave. Il n’était pas venu seul à Frankfurt, mais avec un petit orchestre de Myjava, petite ville slovaque à une vingtaine de kilomètres à l’ouest de Nove Mesto nad Váhom. Il se consacra à lui sitôt la présentation de son Concertino terminée et semble-t-il n’assista pas à l’exécution du concerto de Bartók. Les deux compositeurs n’ont pas laissé de trace d’une éventuelle rencontre au cours de ce festival. Dans les trois courriers que Janáček expédia de Frankfurt à Kamila Stösslová entre le 28 juin et le 1er juillet, s’il évoquait la répétition du Concertino et le concert officiel, mais ne mentionna aucune autre œuvre. Pour sa part, Bartók dans une lettre à sa mère, parla bien de la création de son Concerto, mais ignora le contenu des autres concerts. Egocentrisme de deux grands compositeurs, focalisés uniquement par leur création et leur vie sentimentale au cours de cette période ?

Danseuse
Une danseuse de la région de Myjava, peinture de Joza Urpka (aux environs de 1912)

Il est permis de s’étonner de la conduite de chacun d’eux. Il est invraisemblable que Bartók après avoir passé tant d’heures dans les campagnes hongroises, roumaines, slovaques et algériennes à collecter chants et danses populaires n’ait pas pris le temps d’écouter ne serait-ce une paire d’heures ces musiciens de Myjava, une région de la Slovaquie dans laquelle il n’avait jamais pénétré. Comme il est également invraisemblable que Janáček, après avoir assisté à l’interprétation de son Concertino n’ait pas manifesté l’envie d’écouter Bartók créer son premier Concerto pour piano, à moins qu’il n’ait déjà pris rendez-vous à Prague pour le mois d’octobre si proche…  Les deux œuvres sont de durée inégale, mais les deux compositeurs montrent une utilisation du piano voisine ; un piano percussif occupe chacun des mouvements du Concertino tandis qu’un piano également percussif et sauvage parcourt et secoue les trois mouvements du Concerto. Comment expliquer qu’aucun d’entre eux n’ait jugé utile de laisser un écrit sur la nouvelle œuvre de l’autre ? Faut-il en conclure qu’ils s'ignorèrent durant ces deux journées ? Il est des mystères un peu inexplicables !

Zoltan Kodály, contrairement à son ami Béla Bartók, ne faisait pas une carrière de soliste instrumental. Il ne pouvait donc compter que sur la bonne volonté de chefs, de solistes ou de groupes choraux pour porter ses œuvres à la connaissance du public. En l’état actuel de mes recherches, je n’ai pu trouver de rencontres entre Janáček et lui. Pourtant, connaissant la droiture de Béla Bartók, on peut supposer qu’il parla à Janáček de son compatriote, des ses collectes, de ses compositions et que celui-ci, même s’il n’entendit peut-être jamais une note de musique de son collègue hongrois - en dehors des deux compositions pianistiques inscrites au récital de Brno du mois de mars 1925 - prit conscience du rôle tenu par Kodály dans la vie musicale hongroise.

Regrettons seulement que les rencontres entre ces deux grands compositeurs se soient présentées si tardivement dans la vie de Janáček et de manière si brève. En 1925, lors de leur première entrevue, Janacek avait franchi la barre des soixante-dix ans. Les deux hommes n’appartenaient pas à la même génération. Le Morave, de vingt-sept ans plus âgé que le Hongrois, finissait sa vie lorsqu’ils se rencontrèrent, alors que son cadet n’avait pas encore livré ses grandes œuvres maîtresses (Musique pour cordes, célesta et percussion, Sonate pour deux pianos et percussion, etc…). Mais leur passion réciproque pour la musique populaire ne s’était pas émoussée. Bien sûr, l’intense période de collecte se trouvait derrière eux, 1888 - 1892 pour Janáček, 1906 - 1918 pour Bartók. Ces périodes ne coïncidaient pas, même si ce dernier s’y montrait plus précoce que son aîné.  Janáček pressentait sans doute que les années qui lui restaient à vivre étaient dorénavant comptées. Il n’avait par conséquent pas de temps à perdre. On assistait à une floraison d’œuvres nouvelles, la veine créatrice se trouvant stimulée, entre autres, par une urgence évidente due à l’âge. En 1925, même si Jenufa avait été composée plus de vingt ans auparavant,  si la création de Kata Kabanova datait de l’année précédente et si La petite renarde faisait ses premiers pas sur les scènes d’opéra, la Sinfonietta n’était pas née, la Messe glagolitique non plus, enfin le deuxième quatuor et l’opéra De la maison des morts ne seraient écrits que l’année de la disparition du compositeur. Autrement dit, en 1925, Janáček n’avait pas encore jeté ses dernières notes sur le papier à musique, il lui restait encore des œuvres essentielles à créer. Il continuait à dresser une oreille intéressée et attentive à tout ce qu’il pouvait entendre, autant dans les campagnes moraves et slovaques que sur les scènes d’opéra et salles de concert de son pays ou ailleurs. La musique de Bartók ne l’indifférait pas, mais il était trop tard pour envisager d’unir ses efforts à ceux de son collègue hongrois pour porter encore plus fort la musique populaire de leurs pays respectifs.

Les centres d’intérêt convergeants des deux compositeurs se retrouvèrent dans les régions où ils puisèrent l’essentiel de leurs collectes. Pourtant, comme par un accord tacite, aucun n’empiéta sur le territoire de l’autre. De même que Janáček ne se rendit jamais en Hongrie pour collecter, Bartók ne visita point la Moravie ni les pays tchèques pour y recueillir la musique des paysans. Et si les deux ont puisé dans le folklore slovaque, Bartók chercha dans la partie est du pays et dans les régions où les  Hongrois formaient une part non négligeable de la population tandis que Janáček se contenta de la partie ouest de la Slovaquie, limitrophe de sa Moravie natale. Le seul lieu de collecte commun à l’un et l’autre se trouvait dans le district que les Hongrois dénommaient Zolyom qui se situe actuellement autour des villes de Banská Bystrica et Zvolen. Dans ce district, Bartók puisa les éléments de ses magnifiques Scènes de village et Janáček, par l’intermédiaire d’Eva Gabel, une habitante de la région, d’origine hongroise justement, les chants qu’il titra simplement Chants d’Eva Gabel (1909) et de la part d'un autre collecteur, les Pisné detvanskké (Chants de Detva) en 1916.

Le musicologue roumain Octavian Beu (1903 - 1964) correspondit  avec Béla Bartók. Malgré la rareté du courrier échangé, une de ses missives nous intéresse. Leos Janáček étant décédé, Beu indique au compositeur hongrois en février 1931 qu’il s’intéressait à la musique morave et qu’il avait appris que Janáček avait écrit des Danses de Lachie inspirées du folklore de sa région, mais qu’il ne les avait pas encore entendues. Bartók, qui avait recueilli tant de danses hongroises, roumaines ou slovaques qui avaient constitué le matériau de beaucoup de ses œuvres, connaissait-il celles de son collègue morave ? Le mois précédent, il lui avait adressé une profession de foi devenue célèbre que je reproduis ici. “Mon idée maîtresse véritable, celle qui me possède entièrement depuis que je suis compositeur, c’est celle de la fraternité des peuples, de leur fraternité envers et contre toute guerre, tout conflit. Voilà l’idée que, dans la mesure où mes forces me le permettent, j’essaie de servir par mes œuvres. C’est pourquoi je ne me refuse à aucune influence, qu’elle soit de source slovaque, roumaine, arabe ou autre. Pourvu que cette source soit pure, fraîche et saine ! En raison de ma position géographique, la source hongroise m’est la plus proche : c’est pourquoi l’influence hongroise domine dans mes œuvres. Quant au problème de savoir si, indépendamment des sources différentes, mon style est  d’un caractère hongrois (et c’est là l’essentiel), il appartient à d’autres d’en juger, pas à moi.” Janáček aurait pu, sur le même thème, décliner qu’il se revendiquait compositeur tchèque et non plus seulement morave, puisque depuis 1918, la Tchécoslovaquie existait, fière et indépendante, le joug des Autrichiens levé suite à l’effondrement de l’Empire austro-hongrois. Sans apparaître aussi radical que son collègue hongrois, il aurait pu parler - de façon plus restrictive donc - de la fraternité entre tous les peuples slaves, une fraternité à laquelle, sa vie durant, avec ses maigres moyens, il s’était efforcé de contribuer par la création, notamment, du Cercle russe de Brno et par ses emprunts aux grands écrivains russes (Tolstoï, Ostrovsky, Dostoïevsky) et aux figures épiques dont l’histoire russe regorgeait (Tarass Bulba).

Enfin, un dernier terrain d’entente pour les deux musiciens fut l’intérêt manifesté par l’un comme par l’autre à l’expérimentation musicale qu’un pianiste-compositeur, Henry Cowell, venu de sa lointaine Amérique apportait au public européen, une expérimentation qui ne devait rien à l’impressionnisme français, ni à la série schœnbergienne, mais à des recherches libres, indépendantes, empruntant à la musique populaire américaine une partie de ses matériaux. Bartók et Janáček rencontrèrent Henry Cowell, chacun dans leur pays, lors de l'une de ses tournées européennes en 1923 et 1926, mais tous les deux encouragèrent le jeune Américain, reconnaissant dans sa démarche un cheminement à la fois singulier et un peu similaire au leur.

 Joseph Colomb, février 2005

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