Un livre : "La petite renarde rusée"


A plusieurs reprises sur ce site, nous avons souligné la déplorable situation française de l'édition musicologique qui touche Janáček par rapport à nos voisins anglais, beaucoup plus favorisés que nous par l'activité érudite de John Tyrrell, par exemple. Depuis le volume de Daniel Muller paru en 1930, trois autres livres ont été édités, celui de Guy Erismann en 1980 et les deux récents de Patrice Royer et de Jérémie Rousseau. Voir la bibliographie.

Au mois de février de cette année, les éditions Fayard ont mis sur le marché un volume assez étonnant qui enrichira indirectement notre connaissance de l'univers du compositeur morave. Il s'agit de La petite renarde rusée. Tout le monde maintenant connaît le titre de ce merveilleux opéra de Janáček à qui nous consacrerons une série d'articles dans les mois prochains. Mais sait-on que ce récit a d'abord paru sous la forme d'un feuilleton illustré dans les pages du Lidové noviny (Journal populaire) de Brno dont le musicien se délecta ? Devant le succès de ces aventures animales, l'écrivain-journaliste Rudolf Tĕsnohlídek qui en avait assuré la rédaction, rassembla tous les feuillets pour en tirer un livre en vingt-trois chapitres qui connut lui aussi un grand succès de librairie.

Qui était donc ce Rudolf Tĕsnohlídek ? Un personnage bien singulier. Né en Bohême dans la ville de Čáslav en 1882, après des études inachevées à la Faculté de Lettres de Prague, il s'engage très jeune en littérature. En 1901, à l'âge de 19 ans, sous le pseudonyme d'Arnošt Bellis, il publie dans la revue Morava son premier poème. Il rejoint le dramaturge Jiri Mahen dans le cercle artistique Syrinx. Après un premier mariage rompu par la mort de sa jeune épouse deux mois après ses noces (suicide ou accident ?), et des démélés avec la justice suite à cette disparition, il gagne Brno où il devient rédacteur à la revue Moravsky kraj et à partir de 1908 il travaille au journal Lidové noviny. S'occupant de la rubrique judiciaire, il y exerce ses talents d'observateur de l'âme humaine, dédaignant le côté sensationnel des affaires, essayant plutôt de comprendre ce qui a pu amener les suspects aux actes qui leur sont reprochés, il s'attache à la langue populaire de ces pauvres bougres aux prises avec la justice, un argot des faubourgs de Brno. A côté de son activité professionnelle, il poursuit sa production littéraire, poétique et théâtrale et traduit quelques auteurs scandinaves dont Selma Lagerlöf. Il publie Kolonia Kutejsik (Colonie Kutejsik) en 1922, un recueil de poèmes Den (Ce jour) et une parodie des romans fantastiques et de science-fiction, Zelena vrba (Le saule pleureur vert). Il revient à la poésie en 1926 avec un feuilleton en vers relatant évènements mineurs et importants des grandes villes. Il se trouve attiré par l'exploration de grottes (une manifestation de son déséquibre psychologique ?) auxquelles il consacre un conte, des articles, des causeries.


tesnohlidek

Rudolf Tĕsnohlídek
portrait de František Koudelka (1922) - détail (Musée morave, Brno)

Il ne résoud ses problèmes psychologiques qu'en se donnant la mort le 12 janvier 1928 à Brno. Sa renommée d'écrivain ne dépassa pas son pays et, en dehors des frontières de la Tchécoslovaquie, son nom n'est connu que des amateurs d'opéra qui savent ce que les aventures de cette petite renarde lui doivent.

Cette parution récente a le mérite de faire connaître ce roman dont la traduction française de Michel Chasteau rend merveilleusement bien tous les aspects : satirique, poétique, sensible, réaliste, humoristique… dans une langue truculente et savoureuse.  Cette histoire d'un animal qui déjoue les pièges tendus par un chasseur se retrouve dans différentes cultures et les Tchèques y contribuent. La valeur du récit de Tĕsnohlídek, en plus de sa qualité littéraire et dans lequel à aucun moment ne transparaît le déséquilibre de l'auteur, tient en ce qu'il n'oppose pas deux mondes, celui des humains et celui des animaux et n'aboutit pas à une fable morale. On est bien dans l'imaginaire, mais la forêt, les habitants, leurs coutumes, leurs moeurs sont bien typés comme appartenant à un pays bien réel et bien précis (pélerinage de Vranov (1), village de Bilovice…). Les animaux ne se conduisent pas differemment des humains, ils vivent avec leurs codes, leurs lois, leur lâcheté, leur cruauté, leur intelligence, leurs ruses, leurs peurs. On sait, d'après ses propres souvenirs, que la servante de Janáček riait aux éclats en découvrant tel ou tel nouvel épisode de ce feuilleton. Nous aussi, lecteurs français, grâce à la traduction, nous pouvons nous abandonner à un rire libérateur surgissant de situations décrites avec un sens de la dérision et de l'absurbe d'une logique à la fois imparable et inattendue (le guet dans sa ferme au milieu de la nuit par le garde-forestier, la lutte sans merci entre la renarde et ce même garde-forestier une fois celle-ci enfermée dans le cellier, la harangue de la renarde aux poules, le discours de l'instituteur à un tournesol qu'il prend pour une jeune femme dont il est tombé amoureux au cours de son retour à son domicile après une soirée bien arrosée, et parallèlement celui du curé à son presbytère, la mort du cochon causée par une balle perdue alors qu'il se désole de ne pas disparaître de mort naturelle … sous le couteau du boucher (!), etc …). Ajoutons les illustrations de Stanislav Lolek parsemées dans le texte, points d'exclamation picturaux ponctuant d'humour le déroulement des aventures de cette fameuse petite renarde. Un seul petit regret, la taille restreinte des dessins qui gêne leur lisibilité (par rapport à une des éditions tchèques).

renarde capturée

Le garde-chasse Barto
š vient de capturer la jeune renarde.
une des nombreuses illustrations de Stanislav Lolek

A la lecture de ce roman, on peut ainsi mieux comprendre ce qui a pu attirer Janáček dans cette histoire que, à priori, rien ne destine à devenir un opéra. Mais la force du compositeur transfigure tout ce qu'il touche dans ses dernières années de vie ! Lecteurs attirés par la musique du compositeur morave et par la musique tchèque en général, précipitez vous chez votre libraire, achetez ce volume, plongez vous dans ses pages, vous ne le regretterez pas !


(1) Vranov, Bilovice nad Svitavou, deux villages à une dizaine de kilomètres de Brno, le deuxième abritant le logis de Tĕsnohlídek qui connaissait bien cette région, ses habitants, ses forêts.


renarde

L'édition française du livre de Tĕsnohlídek

bystrouska

Une édition tchèque du livre de Tĕsnohlídek
Joseph Colomb - avril 2006

Grand merci à Renata Daumas pour ses traductions !