Lettre de Maruca : projet de tournée en U.R.S.S.

La seconde guerre mondiale est terminée. En agent artistique d'Enesco, Maruca prépare depuis New-York une grande tournée musicale en URSS. Elle expose ici les conditions souhaitées par le maître et ce qu'il souhaiterait interpréter. Mais comme souvent, elle semble oublier rapidement l'objet premier de la lettre et se laisse emporter par des considérations philosophiques auxquelles elle mêle ses penchants personnels ! Ce courrier a cependant l'immense avantage de nous renseigner sur les goûts d'Enesco chef d'orchestre et sur les raisons de la gêne financière du couple dans cette période. Quelques commentaires suivent après la lettre.

Par Alain Chotil-Fani

La lettre de Maruca

 

« Pour ce qui est de nos projets de long séjour en Russie et d'une tournée sérieuse de concerts symphoniques et autres, en pays soviétique, dont je rêve depuis des années - avec du temps et de l'espace devant nous, non pas hors de souffle et de rythme comme l'an dernier - le maître serait heureux et fier de conduire de façon suivie cette fois, l'admirable orchestre de Moscou ; aussi bon et plus chaud, plus inspiré, que les philharmoniques de New-York, de Boston et de Philadelphie. De même en ce qui concerne l'orchestre de Leningrad et de Kiev qu'il ne connaît pas encore. Quant à moi vous savez, et nos amis de l'Ambassade de Bucarest et ceux de Moscou savent, que j'ai laissé mon cœur dans ce pays, aussi intéressant qu'attirant. Abstraction faite de toute question politique, fermés, étrangers que nous sommes à la politique en général et à tout ce qui se rattache à cet ordre de choses-là.

Tournée en Russie (lettre)

Dites à nos chers amis messieurs Dangulov et Lisicov - il s'agit que vous leur laissiez d'ailleurs ces feuillets (B) qui leurs sont destinés - combien nous sommes touchés et honorés par l'affectueuse invitation qu'ils vous ont chargé de nous transmettre ; et que nous en aurions profité avec joie dès ce mai-ci, pour peu que les circonstances nous l'aient permis. Malheureusement, la situation de fait est telle, que nous devons remettre à u peu plus tard la réalisation de notre désir d'aller en Russie pour un long séjour artistique en même temps que sentimental. Juste de quoi nous donner les loisirs nécessaires pour préparer dans les moindres détails cette tournée, qui restera dans l'histoire universelle de la musique, si elle est bien conçue, mûrement préparée, harmonieusement organisée et réalisée, comme il convient à un pareil ordre de choses et dans l'esprit qu'il faut. L'Art relevant de l'Absolu ne supporte ni hâte ni improvisation.

En fait d'orchestre, le maître proposerait toute la série des symphonies classiques : 5 ou 6 de Mozart, Beethoven, y compris la neuvième avec chœurs, si possible ; les quatre symphonies de Brahms ; celles de Schumann n.1 en si bémol n.2 en ut majeur et la Rhénane en mi bémol majeur. La 6ème Pathétique de Tchaïkovski et la 7ème de Sostakovici (Chostakovich - note du webmestre). La symphonie en ré mineur, le chasseur maudit et l'interlude de rédemption de César Franck. L'Inachevée et la do majeur de Schubert ; deux ou trois symphonies de Haydn ; la symphonie italienne de Mendelssohn ; les ouvertures de Mozart, de Beethoven, de Brahms, de Wagner et de Mendelssohn ; la plupart des œuvres de Gluck. Anacréon de Cherubini. Tout Berlioz. Mort et Transfiguration de Strauss. Du Katzaturian (Katchatourian), du Borodine, du Moussorgsky, du Glazounov, du Rimsky-Korsakov, tant et plus, dit le maître, ainsi que toute œuvre russe intéressante qu'on lui demanderait de jouer ou de diriger. Il insiste pour Katzaturian vers lequel le porte une grande inclination.

Il propose encore du Debussy : Après-midi d'un Faune, Iberia, Nocturnes, Jeux. Du Saint-Saëns : symphonie en ut mineur, poèmes symphoniques, et Préludes de Liszt. En fait de violon, beaucoup de Bach - la spécialité du Maître - du Beethoven du Mozart, du Brahms, du Schumann et du Katzaturian ; en bonne compagnie Katzaturian ???... À titre d'alternance entre les concerts d'orchestre et de violon de la musique de chambre intéresserait notre grand homme.

Le public russe tellement évolué au point de vue musical doit certainement réagir à cette musique-là, de la musique pure ; alors qu'ailleurs, des publics moins musiciens, n'y entendent rien du tout. Nous en avons fait l'expérience à Bucarest pendant les quatre années où personne ne venait aux admirables séances de quatuors - Beethoven, Brahms et Mozart, auxquels on a essayé en vain d'initier les Bucarestois, alors qu'on s'écrasait à chaque concert d'orchestre ou de violon malgré les bombes américaines qui tombaient plus souvent qu'à leur tour sur Bucarest.

Il faut également avoir en vue l'enregistrement des oeuvres que le Maître dirigerait et jouerait en Russie. Nous n'avons eu ni le temps ni l'occasion d'en faire faire en nombre ici. C'est donc la Russie qui donnerait au monde les disques inouïs. Pour le coup, on pourra dire à l'instar de Monsieur Sadorean, et avec raison cette fois, que : "Musica vine de la Rasarit "... ("La musique vient du Levant")

Des cours de violon seraient peut-être opportuns à une époque où il y aurait moins de concerts, surtout s'il s'agit d'enseigner du Bach, dit le Maître. Sous l'égide de nos amis Messieurs Dangulov et Lisicov qui se mettraient en rapport avec la Voks, s'ils le jugent bon, constituez-vous mon cher Cone Romica l'impresario exécutif de cette tournée, dont je serais l'inspiratrice et la dynamo... ; qui pourra avoir une répercussion aussi retentissante que bienfaisante, dans le monde entier. En même temps qu'elle resserrerait les liens artistiques et spirituels entre la Roumanie et notre grande alliée de l'Est ; la seule alliance constructive et vraiment profitable aux peuples. L'humanité serait sauvée des ténèbres en lesquelles elle se débat depuis quelques années ; elle évoluerait à nouveau vers les cimes de son Destin, si l'Art et la Beauté triomphaient des haines et des conflits entre les peuples.

Vive donc la Fisme : Mr. Romeo Draghici, impressario exécutif et Mme Georges Enesco, Princesse Cantacuzène ; dynamisme et inspiration. Et vive tous ceux qui nous aideront à réaliser ces projets d'harmonie et de Beauté ; Messieurs Dangulov et Lisicov en tout premier lieu ; car c'est à eux que l'on doit notre rapprochement chaud et fécond des artistes et des cœurs russes.

Esquissez-en les grandes lignes, après que nos amis de l'Ambassade se seront mis d'accord avec la Voks sur une réalisation éventuelle de ces beaux projets - si la Voks y incline toutefois ??? - Sans rien préciser encore quant à la date exacte de cette réalisation, vu que le Maître est surchargé de besogne cette année-ci et le commencement de l'année prochaine jusque fin mai 1948. On l'appelle à grands cris en France où il n'a pas mis les pieds depuis sept ans... ; et personne n'ignore tout ce que Georges Enesco doit à sa seconde patrie ; cette France qui a tant souffert dans le courant de ces terribles sept années.

Vous savez de même que l'année passée il a été obligé de refuser douze concerts d'orchestre - toute la saison londonienne - que lui offrait la philharmonique de Londres, parce qu'il avait donné sa parole à Miss Rhéa Powers de la Columbia Concerts Association de New York pour cette année-ci. Riche en triomphes, véritables apothéoses en certains cas : les salles se levant comme un seul homme pour applaudir debout, Georges Enesco, émouvant spectacle je vous assure. Et à Washington, à la fin du concert symphonique, le chef d'orchestre titulaire baisant par deux fois la main du Titan, submergé qu'il était par l'émotion et l'admiration. De mémoire d'homme on n'a connu paraît-il en Amérique de pareilles manifestations.

Triomphes, apothéoses artistiques, oui... ; mais désastre au point de vue financier ; nous repartirons des Etats-Unis avec un gros déficit - qui entame, fait un grand trou, dans le dépôt de dollars du Maître à la Chase Bank. Le fruit de son travail en Amérique durant les années qui ont précédé la guerre. La cause en est aux taxes insensées - du 50 et du 60 pour cent - que ce pays de toutes les richesses, de toutes les prospérités, prélève sur l'activité artistique et sur le labeur des artistes étrangers (il y a un abîme entre le public, les musiciens et les gens que nous fréquentons ici, et la catégorie trop nombreuse hélas : des business-men ; obtus, fermés, à tout ce qui n'est pas profit matériel. L'adoration du veau d'or dans toute son horreur). Alors qu'en Russie, le Veau d'Or a été supprimé et remplacé par le culte du Beau et que la prospérité et le bien-être sont l'apanage exclusif des artistes. Je me complais à attirer l'attention des américains sur ce point tellement significatif, chaque fois que j'en ai l'occasion. De même que je leurs fais part de la haute atmosphère culturale et musicale que nous avons trouvé en Russie. L'étonnement qu'ils affectent en écoutant ces informations que le Maître appuie de toute son autorité, n'est pas indemne d'une pointe de jalousie ; comme de juste d'ailleurs à ce propos dites à Messieurs Dangulov et Lisicov que "Mes impressions de Moscou" que j'ai fait circuler ici sans toutefois permettre qu'on les publie, y font fait sensation.

Pour en revenir à nos projets de long et fructueux séjour en Russie - j'entends artistiquement fructueux - septembre, octobre, novembre et décembre 1948 me sembleraient l'époque indiquée ; tout à fait dans la note russe qui m'est depuis toujours familière ; neige, froid, blancheurs glacées et cœur chaud ; troïkas, loups... fourrures, musique, que peut-on souhaiter de plus ?

Pour peu que nos hôtes ne soient pas fatigués de nous et de ce que nous leurs apportons, au bout des quatre mois d'activité musicale intensive chez eux, rien ne nous empêcherait de continuer cette activité jusqu'en février, mars ??? avec du repos et de la composition, pour finir en Crimée, ainsi qu'ils nous le proposent si généreusement. Quel cadre pour la création musicale de George Enesco !...

Pourvu, mon Dieu ! que les évènements politiques nous le permettent... Ah ! la politique de tous les pays et de tous les temps... quel trouble-fête dans la vie des hommes !...

Il y aurait bien encore juin, juillet 1948, mais avec tous les désavantages de la saison avancée et du manque de temps devant nous, pour une pleine réalisation de notre programme artistique et sentimental ; ainsi que du rapprochement spirituel entre la petite mais fière et vibrante Roumanie et sa grande alliée de l'Est. Affreuse chose, cruel "handicap", "l'épée dans les reins" lorsqu'il s'agit de faire de l'art ; de l'Absolu, autrement dit. J'en ai beaucoup souffert, lors de notre dernière visite à Moscou, et le maître également. Cette course, ce galop musical de mai dernier, parfois hors de rythme et de souffle, comme je disais chez nous, m'empêcha de jouir complètement de la large et chaude hospitalité des Soviets. »

Commentaires

 

D'après les dates mentionnées, il est vraisemblable que cette lettre fut écrite en 1947. Précisions d'emblée que la tournée de plusieurs mois en URSS n'aura jamais lieu : la main-mise communiste sur la Roumanie s'accentue après les élections de 19 novembre et, avant la fin de l'année, le pays bascule dans le camp des Républiques Populaires. Enesco et la Princesse, dépossédés de leurs biens, trouvent refuge à Paris.

Il ne faut pas confondre ce projet avorté avec la précédente tournée en URSS, dont il est aussi question ici. Au printemps 1946, Enesco se rend à Moscou. Le 20 avril, il joue une sonate de Grieg avec Lev Oborin comme accompagnateur, puis s'installe au piano pour la Sonate de Franck où Oistrakh tient le violon. Le lendemain, dans cette même salle Tchaïkovsky, il interprète aux côtés d'Oistrakh le double concerto de Bach, sous la direction de Kondrashin. Puis il prend la baguette et dirige l'orchestre Symphonique d'Etat d'URSS dans la quatrième symphonie de Tchaïkovsky et sa première rhapsodie. On comprend les réserves de Maruca sur le rythme des tournées... Et ce n'est pas terminé : il dirige ce même orchestre deux jours plus tard avec Emil Gilels (piano) en soliste, avant de reprendre le violon, le 2 mai, pour le concerto de Katchatourian.

Cette unique tournée en URSS est pour Enesco l'occasion de revoir des musiciens qu'il estime profondément, de rencontrer Dimitri Chostakovich - dont il a dirigé, à la libération, la 7ème symphonie "Leningrad". On peut être étonné de l'insistance de Maruca sur leur position a-politique. On peut penser qu'il y a une dimension idéaliste certaine dans la position d'Enesco et de la princesse, une croyance (naïve sans aucun doute) sur le pouvoir de l'art à fraterniser les peuples. Mais il y a aussi la nécessité platement matérielle d'assurer l'avenir... Enesco compose peu (son quatuor n.2 avec piano date de 1944 ; il faut attendre 4 années pour qu'il écrive l'oeuvre suivante, l'Ouverture de concert). Et surtout il écrit ce qu'il aime, refusant toute facilité qui pourrait lui ouvrir les portes des éditeurs ou du succès facile. Il y a certainement aussi une mauvaise perception du danger de l'idéologie soviétique. L'URSS fait partie des libérateurs. Les peuples libres, débarrassés des Nazis et de leurs alliés, ont pu être victime d'une certaine euphorie et considérer l'Union Soviétique comme un étrange voisin, certes encore un peu rustre mais où le culte du Beau prévaut malgré tout. Vision romantique et, on le sait aujourd'hui, terrifiante si l'on songe aux crimes de Staline.

Mais il est probable que cette position a-politique affichée signifie autre chose. Un humaniste comme Enesco ne pouvait pas être indifférent au sort de populations opprimées, quel que soit l'oppresseur. Il partageait avec Yehudi Menuhin l'idée que l'art doit vivre coûte que coûte. Il n'existait que pour la musique et pensait qu'en mettant son génie au service de celle-ci il pouvait rendre ce monde plus vivable. Et il n'était pas dupe de la récupération politique d'un tel événement par les Soviets. Citons Kundera au sujet des artistes juifs parqués par les Nazis à Terezin et de la récupération de leur activité par la propagande : "auraient-ils dû pour autant renoncer à cette liberté précaire et abusée ? Leur réponse fut d'une totale clarté. Leur vie, leurs créations, leurs expositions, leurs quatuors, leurs amours, tout l'éventail de leur vie avait, incomparablement, une plus grande importance que la comédie macabre des geôliers. Tel fut leur pari. Tel devrait être le nôtre."

Et tel fut le pari d'Enesco.

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