La tournée en U.R.S.S. : le répertoire

Le projet de seconde tournée en URSS (voir la lettre de Maruca) mentionne un certain nombre d'oeuvres symphoniques. À partir de ces éléments, voici un rapide survol du répertoire de prédilection d'Enesco chef d'orchestre.

Par Alain Chotil-Fani

Le répertoire

 

Le répertoire proposé par Enesco pour la tournée russe de 1948 apparaît classique, s'appuyant sur les piliers du répertoire symphonique.

À y regarder de plus près, on remarquera que ce programme ne comporte que de la musique française, allemande ou russe (*).

(*) À l'exception toutefois des Préludes du Hongrois Ferenc Liszt, mais ce derner était souvent associé, à tort ou à raison, à l'école germanique.

On ne s'étonnera pas de trouver en Enesco un défenseur assidu de la musique française. La France est, comme le rappelle Maruca, son deuxième pays. Il propose Berlioz ("tout Berlioz", est-il précisé, et non uniquement la Fantastique !) et nombre de compositeurs contemporains : Enesco a vu naître le Prélude à l'Après-Midi d'un Faune ou les Jeux de Debussy. Il est plus surprenant de constater l'absence de Ravel, et de trouver Gluck dans les choix de concerts. Au milieu du XXème siècle, la spécialisation des ensembles instrumentaux et la vogue des approches baroques n'a pas encore eu lieu. il était alors fréquent d'entendre au cours d'un même concert du Bach ou Gluck en première partie, suivi d'une symphonie romantique ou d'une oeuvre contemporaine. Ce mélange des époques n'avait rien de choquant. Tout au plus faisait-on varier le nombre de musiciens selon les oeuvres.

Dans la liste des compositeurs allemands, il n'est fait mention ni de Bruckner ni de Mahler. Enesco n'avait visiblement pas d'affinités avec ces grands symphonistes, à moins qu'il n'ait pas voulu aller à l'encontre du goût du public russe.

La musique russe constitue le troisième volet du programme. Au côté des grands classiques habituels Enesco mentionne Glazounov, pourtant considéré en France (et ce, encore de nos jours) comme un maître de second plan. La 7ème symphonie de Chostakovich était le symbole de la résistance à l'envahisseur nazi. Cette partition était alors très populaire après que Toscanini en eût assuré la première américaine, en 1942. Les tribulations de la partition, qui avait échappé à l'enfer du front de l'Est pour rejoindre les Etats-Unis via Téhéran et Le Caire, avaient ajouté à la légende héroïque qui entourait cette symphonie.
Cette oeuvre fut souvent jouée dans les pays libérés : on connaît le célèbre concert de Charles Munch à Paris en 1945, on sait moins qu'Enesco la dirigea à Bucarest cette même année.

Les deux grands compositeurs russes contemporains, Stravinski et Prokofiev, ne sont pas cités. Nous ignorons les raisons de ce silence : en 1913, Enesco faisait partie des enthousiastes lors de la première du Sacre du Printemps.

La lettre de Maruca fait part d'une grande estime envers Khatchatourian. Le maître arménien a longtemps été proche des milieux musicaux roumains. Ses oeuvres ont été défendues par les plus grands interprètes de ce pays. Si on ne peut nier une dimension politique certaine dans cette affinité (les compositions de Khatchatourian, conformes à l'orthodoxie du pouvoir, ont toujours été bien admises par les Soviétiques), Enesco n'était pas du genre à estimer un confrère à la légère ou sous contrainte. Il est certain qu'il appréciait vivement Khatchatourian, dont il a joué le concerto pour violon.

Et la musique roumaine ? Nous savons qu'Enesco a dirigé sa rhapsodie n.1 en 1946 à Moscou. Si la lettre n'en parle pas, on peut penser que le maître, avec la modestie qui le caractérise, ne souhaite pas imposer ses propres compositions et préfère être sollicité. Des autres musiciens roumains qu'Enesco a défendu toute sa vie, il n'est nullement question ici. Pourquoi ? Nous pouvons imaginer qu'une tournée de plusieurs mois, consacrée aux grands classiques, permettra au chef de prendre en main des orchestres ayant déjà une bonne connaissance de ces partitions. La musique contemporaine roumaine, en revanche, nécessiterait tout un travail d'approche de ce répertoire nouveau pour les orchestres russes ; et, comme le souligne Maruca, Enesco est fatigué. La dernière tournée moscovite l'a épuisé et il ne souhaite pas renouveler cette expérience.

On peut aussi émettre l'hypothèse qu'Enesco, déjà âgé, désire enregistrer sa vision du grand répertoire. Il a gravé, aux Etats-Unis, des concerts de musique roumaine. La tournée russe est l'occasion d'immortaliser l'art d'Enesco conducteur dans le répertoire international qu'il apprécie.

Ce grand projet, nous le savons, ne se réalisa pas. Enesco chef d'orchestre a laissé peu de témoignages de son art, et souvent dans des conditions d'écoute précaires. De l'interprétation des grandes symphonies qu'il aimait diriger nous ne savons presque rien. Et les seuls trésors que nous connaissons - une Héroïque à peine audible, une deuxième de Schumann, une quatrième de Brahms, une quatrième de Tchaikovski - ne font qu'ajouter à nos regrets.

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