À la découverte d'une princesse moldave :
Souvenirs de Maruca Cantacuzino

Tout a commencé il y a quelques années, quand j'ai créé mon site sur Georges Enesco. Régulièrement, des internautes curieux ou passionnés m'envoyaient des messages sympathiques pour me remercier ou me signaler des détails supplémentaires.
Un jour cependant, un mail différent arriva dans ma boîte. Mon correspondant affirmait posséder du matériel original ayant appartenu à Enesco, et m'invitait à venir le consulter. Je le fis volontiers. Sans le savoir, je commençais alors une longue et intriguante enquête sur Maruca Cantacuzino, la "Princesse aimée" qui fut la compagne d'Enesco.

Par Alain Chotil-Fani

Le carton de la Princesse

 

Mon mystérieux correspondant était tout simplement un antiquaire spécialisé du quartier du Marais, à Paris. Quant à ses motivations elles n'eurent rien de mystérieux : ce "matériel d'Enesco" lui avait été remis en dépôt, et afin de trouver un acheteur potentiel il s'était rendu sur internet où mon site s'afficha dès la première recherche.

Le matériel se composait de 2 ou 3 cartons bourrés de paperasses. Mon épouse Mari et moi passâmes une après-midi entière dans la boutique de l'antiquaire à examiner ces cartons. Il y avait là des notes éparses, quelques bandes magnétiques, et, dans un grand désordre, plusieurs exemplaires d'un ouvrage tapé à la machine sur du papier bible. Nous reconstituâmes, non sans mal, un livre à peu près entier : il s'agissait des "Souvenirs d'une princesse moldave". Auteur : Maruca Cantacuzino, compagne et épouse d'Enesco. De retour chez nous, je fis quelques recherches sur internet pour savoir si ce tapuscrit avait une quelconque valeur. Ce que je trouvai me laissa songeur.

Ce roman autobiographique était connu des historiens, mais n'avait jamais été édité. Un exemplaire complet était détenu par le King's College, de Londres ; un ou plusieurs autres dormaient peut-être dans des archives roumaines. Et voilà qu'un nouvel exemplaire, d'origine mystérieuse - l'antiquaire ayant scrupuleusement gardé le secret de l'origine de ces cartons - pouvait atterrir entre mes mains !

Mari appela l'un de ses amis bucarestois qui a ses entrées dans l'édition. Nous lui exposâmes la situation, sans en rajouter outre mesure. Il se déclara intéressé et nous demanda d'acheter le tapuscrit. Et c'est ainsi que les Mémoires d'une princesse moldave s'envolèrent pour la Roumanie. Bien entendu, j'en gardai un exemplaire complet avec moi. Il y avait heureusement plusieurs copies de chacun des chapitres (d'où le volume important de papier dans ces cartons d'Enesco qui étaient, en fait, des cartons de Maruca). J'avais, moi aussi, une petite idée derrière la tête au sujet de cette princesse Cantacuzino.

Mais avant toute chose, nous fîmes, pendant toute une soirée, des photocopies de ce fragile exemplaire. Puis, nous les reliâmes sous forme d'albums, en plusieurs gros volumes séparés. Ainsi, les mémoires originales furent à l'abri des maladresses et la lecture de l'ouvrage s'en trouva grandement facilitée.

Les Mémoires

 

Maruca Cantacuzino tient ici la chronique de sa vie. Il s'agit, bien entendu, du beau monde qu'elle côtoyait en Roumanie et à travers l'Europe.

Enesco, qu'elle appelle Pynx, apparaît dans ces chroniques. Mais il n'est pas le sujet principal et ces Mémoires restent avant tout ceux de Maruca. À leur lecture, l'amour qu'elle portait au musicien apparaît nettement ; toutefois, il s'accompagne d'une farouche volonté d'indépendance de la part de cette belle femme latine, qui se manifeste à travers maints épisodes orageux. Si bien qu'on se prend à plaindre à plusieurs reprises ce pauvre Enesco qui se faisait tourner en bourrique par sa diablesse de femme... d'après ce qu'elle écrit.

Le style est celui qu'on est en droit d'attendre d'une grande dame du début du XXème siècle. Il est visiblement inspiré par les classiques qu'elle lit depuis son enfance - elle parle d'ailleurs de la luxuriante bibliothèque de son père. Mais il faut reconnaître que son français est parfait, et que Maruca avait raison d'envisager une édition ses Mémoires.

Outre la relation avec Enesco et les descriptions de ce qu'on n'appellait pas encore la jet-set, le lecteur d'aujourd'hui est surpris de constater à quel point la Roumanie de du début du XXème siècle était proche de l'Europe de l'Ouest, et surtout de la France. C'est l'époque des échanges cuturels, de Constantin Brancusi, Tristan Tzara, Elvire Popesco, parmi tant d'autres. Le général Henri-Mathias Berthelot, victorieux allié des Roumains pendant la première guerre, est fait citoyen d'honneur. Paul Morand épouse la princesse Soutzo, rivale de Maruca. Bucarest, le petit Paris, devient une ville à la mode, avec de grands magasins et de larges avenues desservies par des tramways. Le soir, les Bucarestois se retrouvent dans des soirées dansantes au son des tangos et des fox-trot comme dans n'importe quelle capitale occidentale.

Aujourd'hui cela semble surréaliste. Ce pays est resté enfermé dans le bloc de l'Est pendant plus de 40 ans. Dans son penchant à simplifier la réalité des faits, l'esprit des citoyens de la guerre froide a posé l'égalité « pays communiste = pays slave ». Ce qui est bien entendu faux pour au moins deux états, aujourd'hui réintégrés dans la famille de l'Europe unie : la Hongrie et la Roumanie.

Si nous avons oublié cette complicité qui unissait les deux pays latins, la Roumanie et la France, les Mémoires de Maruca nous apportent un salutaire témoignage sur cette étonnante période.

J'avais ma petite idée en parcourant cette copie du tapuscrit que nous avions réalisée. En effet, quelques mois plus tôt, j'avais fait la connaissance, tout-à-fait inattendue, d'un membre de la famille des Cantacuzino.


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