Une rhapsodie, on le
sait, est
une
oeuvre savante formée sur des
airs populaires. La première
rhapsodie de Georges Enesco
en
est
un bel exemple : le jeune musicien a fait appel à plusieurs
mélodies de la campagne roumaine pour nous les
présenter
en une brillante guirlande.
L'introduction, en forme d'improvisation, est confiée aux
bois.
La clarinette chante d'emblée l'air bien connu Am un leu şi
vreau să-l
beu, auquel
répond le hautbois.
Un leu
(pluriel : lei)
est, littéralement, un
"lion". Dans cet air ce mot désigne une
pièce de
monnaie, autrefois frappée de cet animal. La
mélodie nous
dit donc : "J'ai un sou et je veux le boire". Une introduction
prometteuse pour la fête qui s'annonce !
Les violons reprennent ce
premier thème avant d'introduire la
seconde musique populaire, la Hora
lui Dobrică,
c'est-à-dire la ronde de Dobrică (nom de
famille). Nous sommes à 2'14'' dans l'enregistrement
de
Constantin Silvestri (voir
sources).
Cette danse, très joliment orchestrée avec une
écriture délicate des bois, se mêle
à une
nouvelle Hora
à deux
temps (2'47''), d'une grande noblesse. L'ensemble de ce passage, avec
l'intervention mélodieuse de l'alto (3'18'') reprenant
la Hora
lui Dobrică, est l'un des
sommets de l'oeuvre.
La rhapsodie prend des accents dramatiques avec l'intervention de Mugur - mugurel
(4'34''). Cette
chanson au titre plutôt anodin ("bourgeon, petit bourgeon")
est
confiée aux cordes graves, dominée par la
flûte.
Mais l'optimisme reprend le dessus : les trémolos de
l'orchestre
(5'31'') se résolvent avec le guilleret Ciobănaşul,
"le petit berger". Et
ce n'est que le début : l'irrésistible "ronde des
moulins" (Hora
morii) est
entonnée par la flûte (6'00''), rejointe par les
bois
complices, et enfin éclate l'un des thèmes les
plus
mémorables de cette première rhapsodie, par tout
l'orchestre fortissimo,
sur
un rythme de Sârbă
(6'58'').
Dès lors Enescu se
plaît à harmoniser
pour notre
plus grande joie ces différents rythmes populaires, nous
mystifiant par son art orchestral, par la beauté de ses
thèmes et même par le sifflement des instruments
(8'24''...), à l'imitation des danseurs nous invitant
à
participer à la fête...
L'intervention de l'air
célèbre de l'alouette, Ciocârlia,
passerait presque
inaperçue dans ce luxe de sonorités. Le premier
accord
(avec cymbales) se situe à 7'37'', puis la
mélodie se
développe aux violons, ponctuée d'un contrechant
discret
des trompettes (effet extraordinaire, que tous les chefs n'arrivent pas
à rendre convenablement, même dans certaines
prétendues "références"
discographiques !) puis
bien entendu de la
flûte-oiseau.
Cette belle effervescence court à sa perte. Après
l'effondrement général "à la Ravel"
(10'50''), le
hautbois
introduit
une dernière danse, Jumătate
de joc, pour une
brève coda parachevant l'oeuvre. Jumătate de joc
signifie moitié
de danse - un ultime trait
d'humour pour cette pièce
gorgée
de joie de vivre, qui a dû souverainement irriter
quelques
bien-pensants aux chastes oreilles.
Si le genre de la rhapsodie est
censé faire appel à des airs folkloriques, nous
sommes, avec cette seconde rhapsodie roumaine d'Enesco, devant un
paradoxe. Nombreux sont les commentateurs, y compris l'auteur en
personne, estimant que cette page est plus réussie et plus
"authentiquement roumaine" que la première rhapsodie. Sans
doute est-elle en effet plus raffinée, plus unitaire, mieux
construite, et surtout plus émouvante avec cette expression
de la doina
si proche du dor...
Toutefois
on aura un peu de mal à discerner
l'"authenticité" des mélodies citées
dans cette
seconde pièce. Pascal
Bentoiu parle d'éléments "banals comme ceux d'une
balade de Flechtenmacher" et
pose la question :
"où est le foklore ?"
La rhapsodie commence par un tutti
de toutes les cordes, à l'unisson.
Une introduction
à opposer à celle de la première
rhapsodie,
confiée à un bois solo. Cette mélodie
est tirée de la Sârba
lui
Pompieru, du moins c'est
ainsi qu'Enesco l'a notée. Il semble que cet air ait
été tiré d'un recueil de
l'époque, dans lequel il était en
réalité
intitulé... Sârba
pompierilor, une "danse de
pompiers" ! Cette mélodie, sans attrait particulier mais
ennoblie par la beauté de l'orchestration, est
répétée.
Presqu'immédiatement (0'36'') un nouveau thème
apparaît, aux violons : Pe
a
stânca
neagra.
Cette belle
mélodie, tout en nuances, paisible et
généreuse
comme le Danube à Brăila,
emprunte son titre au premier vers d'un poème de Dimitrie
Bolintineanu (1825 - 1872) : Muma
lui Ştefan cel Mare, "la
Mère d'Étienne le Grand". Ce texte, que tous les
Roumains
connaissent, décrit un épisode
légendaire et
patriotique (note).
Et en effet,
il est
assez facile de
déclamer les paroles du texte de Bolintineanu sur cette
mélodie :
Pe
o stânca neagră, într-un vechi
castel,
En haut
d'une une
roche
noire, dans un vieux château,
Unde
cura-n vale un râu mititel,
D'où
s'élance vers la vallée un petit torrent,
Plânge
şi suspina tânara
domniţa
Larmoie
et soupire une
jeune demoiselle
Dulce
si suava ca o garofiţa,
Douce
et tendre comme
une
fleur gracieuse,
Căci
în batalie soţul ei dorit
Depuis
qu'à
la
guerre son époux adoré
A
plecat cu oastea si n-a mai venit.
S'en
est allé sans jamais
revenir.
(Rhapsodie : 1'35'')
Ochii sai albastri ard în lacrimele
Ses
yeux bleus se
consument en larmes
Cum
lucesc în roua doua viorele ;
Comme
brillent dans la
rosée deux violettes ;
Buclele-i
de aur cad pe albu-i sân ;
Ses
boucles d'or
tombent
sur son sein blanc ;
Rozele
si crinii pe faţa-i se-ngân.
Roses
et lys sur son
visage s'unissent.
Insa
doamna soacră lângă ea veghează
Sur
elle veille sa
belle-mère
Şi
cu dulci cuvinte o imbarbatează.
Qui
avec des mots tendres la réconforte.
(Crescendo 2'29''
à 2'35. On notera que les coups de
timbales coïncident maintenant avec le récit,
où Étienne le Grand, blessé et
défait
par les Turcs, vient taper à la porte du vieux
château).
Un
orologiu suna noaptea jumătate,
Une
horloge sonne
minuit,
În
castel în poarta oare cine bate ?
A
la porte du
château, qui frappe donc ?
--
Eu sunt, buna maica, fiul tau dorit ;
-
C'est moi, chère maman,
ton fils adoré ;
Eu,
şi de la oaste, mă întorc ranit.
Moi,
et de
l'armée
je m'en reviens blessé.
Soarta
noastră fuse cruda asta dată
:
Lors,
notre destin fut
cruel.
Mica
mea oştire fuge sfărâmata.
Ma
petite
armée
fuit, anéantie. (note)
A 3'30'' apparaît un motif de Doina.
C'est la première fois qu'Enesco fait entendre ce type d'air
de berger au résonnances si nostalgiques. Les bois
s'emparent de cette mélodie émouvante et
dialoguent entre eux, sans que nous retrouvions l'insouciance un peu
futile qui caractérisait la première
rhapsodie. La Sârba
lui
Pompieru est de nouveau
citée (4'39'')
et, sur un tapis de trémolos, le cor anglais chante sur un
ton
"expressif et très douloureux"
Văleu,
lupu mă
mănâncă.
"Pauvre de moi, le loup me
dévore !" (5'25'').
Apothéose dramatique,
soudainement
transformée en mode majeur avec de nouveau Pe a
stânca
neagra (7'08'').
Le
matériel thématique est habilement mis
à profit
avant d'entendre une dernière danse (notée
"gaiement")
par un violon solo (9'59). La rhapsodie se termine par une courte
évocation de Ciocârlia
et une ultime doina
à la flûte.
Alexandru
Flechtenmacher
(1823-1898), violoniste, compositeur et pédagogue, l'un des
plus grands animateurs de la vie musicale roumaine de cette
époque. Il est, comme Enesco, originaire de Moldavie.
Sur Flechtenmacher, voir aussi cette
page.
Episode
légendaire
Fin du mois de juillet 1476. Étienne le Grand revient
blessé du combat contre les Turcs à Valea Albă.
Son
armée est en déroute et il retourne au
château
où l'attendent son épouse et sa mère.
Cette
dernière refuse d'accueillir son fils vaincu : il doit,
"pour
son bien comme pour celui du peuple", continuer le combat.
Étienne le Grand lève une armée de
bergers, de
chasseurs et forgerons, retourne le sort et sonne le début
de la
reconquête - "la nation se réveille
enfin".
Sur le
poème de Dimitrie
Bolintineanu
Traduction personnelle sans aucune prétention
littéraire.
Il s'agit ici de relever à quel point ce poème,
encore
aujourd'hui très populaire en terre roumaine, puise sa force
au
fin fond des légendes patriotiques. Comme très
souvent,
l'ennemi turc se voit combattu par les valeureux
défenseurs
de l'Europe chrétienne, ici incarné par le
héros
Ştefan cel
Mare,
Étienne le Grand. Enesco ne pouvait qu'être
sensible
à cette puissante évocation qui se ressent dans
sa
musique au souffle véritablement légendaire.
Pour les curieux, s'il y en a, j'envisagerai de mettre la fin du
poème.
Ce poème a inspiré Gheorghe Dima (1847-1925) pour
une
ballade pour
basse, mezzo-soprano, choeur mixte et accompagnement d'orchestre ou de
piano, écrite en 1884. Enesco fait-il appel à
cette
oeuvre dans sa seconde rhapsodie ? La question reste ouverte.