Il y a un siècle, en
Roumanie. Aujourd'hui c'est dimanche de
Pâques. Quatre heures sonnent. Les jeunes gens et
les
demoiselles des environs s'assemblent au centre du village. Ils sont
tous habillés de magnifiques broderies. Un petit orchestre,
composé d'une cornemuse, d'un violon et d'un cymbalum, fait
entendre les premières mesures d'une hora. Certains
garçons arrangent une dernière fois leur costume
et
aussitôt après une grande ronde se forme. Au
centre se
trouvent les lautarii.
Tous les danseurs se tiennent par la main, font un pas en
arrière, l'autre devant, trois à gauche et cinq
à
droite - et recommencent.
La danse est noble, sans extravagances, le mouvement des danseurs
est
imprégné d'un grand naturel. Parmi eux l'on
remarque la
toute première apparition de jeunes filles à
marier :
pour elles, la participation à la hora,
depuis longtemps
attendue et réalisée en ce dimanche pascal, est
un
événement décisif. Les jeunes gens les
observent
et les plus hardis d'entre eux font des signes à celles qui
leur
plaisent.
Parfois un danseur improvise des paroles sur la musique :
Qui
n'aime pas les horas
Que
le feu lui prenne aux champs,
Que
la maladie le dévore
Que
les hiboux l'aveuglent
Que
les animaux sauvages le mangent.
Qui
a inventé les danses
Qu'il
entre au Paradis fleuri.
Mais qui a inventé la hora
?
Les musiques de tradition orale
et les danses qu'elles illustrent,
bien entendu, n'ont pas d'inventeur. Mais elles ont, parfois de longue
date, leurs chroniqueurs.
La première mention de la hora
est due à l'encyclopédiste Dimitrie
Cantemir dans sa Descriptio Moldaviae,
en 1716. Ce n'est certainement pas un hasard si cet ouvrage est proche
dans
le temps de la toute première description des musiciens
populaires, les lautarii : celle-ci date de 1688 et apparaît
dans
la Biblia
de Bucarest, de Şerban Cantacuzino. La hora est aussi
observée et décrite
par Franz-Josef Sulzer (Geschichte
des transalpinischens Daciens, das ist des Walachen, Moldau und
Bessarabiens, Vienne
1781-1792).
Au XIXème siècle, le printemps des peuples
encourage
l'étude des cultures nationales. Deux années
après
les mouvements révolutionaires, en 1850, Anton Pann note
onze
mélodies de horas
dans son Spitalul
amorului (ou Cântatorul
dorului). D'autres recueils
suivent jusqu'aux premières
années du XXème siècle : ceux de Carl
Mikuli,
Teodor T. Burada, Dimitrie Vulpian (Leipzig, 1886),
Hélène Sevastos, Antonio Sequens, Tiberiu
Brediceanu,
Pompilieu Pârvesco, etc.
Béla Bartók publie en 1918 ses Danses
populaires roumaines et la
musique populaire roumaine de Maramures.
Mais il n'est pas le
premier compositeur à se pencher sur les trésors
mélodiques de la Roumanie.
L'ecclésiastique
roumain de Transylvanie Ion Căianu (1629-1687) collecte de nombreux
airs de l'époque qu'il réunit dans plusieurs
recueils. Le codex qui porte son nom comporte trois volumes et comprend
aussi bien des musiques de compositeurs identifiés que
d'autres restés anonymes. Il s'agit d'un
témoignage de première importance sur la musique
dans cette partie de l'Europe.
On trouve dans le Codex Căioni
des musiques à danser, sans doute à l'origine des
horas
que décrira bientôt Dimitrie Cantemir. Cela est le
cas pour cette Danse Valaque,
dernière partie de la suite
pour cordes et
timbales que Doru Popovici
compose en 1968 d'après des pièces du recueil de
Căianu.
Alexandru Flechtenmacher (1823
- 1898), grand promoteur de la vie musicale de son
pays, écrit une
composition patriotique restée
célèbre, la Hora de
l'union
(Hora
unirii). Hélas, le
nom
du compositeur a été
éclipsé par celle de
sa danse qui fit le tour de la nation.
L'union dont il s'agit est celle des provinces
roumaines de Moldavie et Valachie en 1859, sous la férule de
Ion Cuza. Aujourd'hui encore cette musique est très
populaire et fêtée le 24 janvier, jour
anniversaire de l'union, sur des vers de Vasile Alecsandri :
Hai să dăm mână cu mână
Allons,
donnons-nous la main
Cei cu inimă română,
Nous,
à l'âme roumaine
Să-nvârtim hora frăţiei
Tournons
dans cette ronde fraternelle
Pe pământul României !
Sur
la terre de la Roumanie !
Mais Flechtenmacher n'a pas
complètement disparu grâce à une Ouverture Nationale
Moldave (le
titre original est en français) qui enflamme les foules en
1847
et dans lequel il utilise, peut-être pour la
première fois
dans la musique de son pays, de véritables danses populaires
où la hora
tient bien évidemment un rôle de premier
plan. Trente années plus tard, George Ştephanescu,
élève du Conservatoire de Paris,
compose lui aussi une Ouverture
Nationale
(Uvertura
Naţionala, 1876).
Ciprian Porumbescu, "éveilleur" patriotique disparu dans sa
trentième année, a eu le temps d'honorer la hora dans de brèves
pièces pour piano (Hora
Braşovului, de Braşov ; Hora
Detrunchiaţilor) et surtout dans le recueil qu'il fait
éditer à compte d'auteur à Vienne en 1880. Cette
"collection de chansons sociales pour les étudiants roumains" (Colecţiune de cantece sociale pentru
studenţii romăni) mélange curieusement les airs
populaires
étudiants bien connus (comme le Gaudeamus Igitur) et les
chansons patriotiques (Cântecul
tricolorului, le chant des trois couleurs, deviendra l'hymne
national de la Roumanie Socialiste). L'une d'entre elles (n. 5 dans le
recueil) est simplement intitulée Hora.
Parmi les romantiques on ne peut omettre Eduard Caudella... bien que
son langage soit resté très en retrait des
bouleversements de la fin du romantisme, ce compositeur sympathique
demeure l'un des plus grands animateurs de la musique de son pays. Ses
oeuvres (Souvenir
des Carpates, ouverture Moldova...)
font appel aux rythmes et harmonies populaires roumains.
On ne saurait ignorer
la plus célèbre oeuvre
roumaine du répertoire, la première
rhapsodie d'Enesco, citant
textuellement plusieurs horas
(voir lien cité). Enesco a déjà
cité des danses populaires dans la dernière
partie de son Poème Roumain
opus 1. Bien des années plus tard, il consacrera
à cette danse le très original second mouvement
de son Caprice
Roumain pour violon et orchestre,
resté inachevé mais que de récents
travaux ont permis de restaurer.
Grigoraş Dinicu compose avec sa brève Hora Staccato
une pièce qui sera dorénavant au
répertoire de tous les virtuoses du violon. Fritz Kreisler
en réalisera un arrangement célèbre pour violon et
piano,
et le Bulgare Pancho Vladigerov proposera sa propre orchestration pour
ensemble symphonique.
La Hora
Marţisorului du
même Dinicu s'adresse de nouveau aux virtuoses... en
très grande forme s'ils veulent arriver au bout des cinq
minutes et vingt-neuf secondes de cette pièce
frénétique et non dénuée
d'humour. Avec cette ronde du
martisor,
Dinicu illustre cette coutume roumaine du 1er mars (que l'on retrouve
ailleurs dans les Balkans) qui voient les proches s'échanger
des petits objets colorés et symboliques (gare au jeune
garçon qui oublierait de faire parvenir un martisor
à sa fiancée !). Le printemps roumain qui
"éclate comme un coup de canon" (Paul Morand)
mérite bien cette entrée en fanfare.
Un compositeur comme Theodor
Rogalski a donné la preuve que l'école moderne de
composition roumaine, inlassablement encouragée par George
Enesco, survivrait à la disparition de ce dernier. Sa Hora din Muntenia
pour orchestre symphonique, si habilement orchestrée, rend
un hommage spirituel aux "pères fondateurs du genre", Dinicu
et Enesco.
La vie de Tiberiu Brediceanu, déjà
cité, embrasse
une vaste partie de l'histoire de la musique
récente : il
naît alors que Brahms compose sa deuxième
symphonie en
ré majeur (1877) et disparaît l'année
de Nomos
Gamma de Xenakis (1968)... On
comprend mieux l'audace toute relative de ses quatre danses
symphoniques de 1951,
joliment introduites par une hora
pétrie de
tendresse et de bonne humeur.
L'école de composition roumaine du XXème
siècle est d'une richesse inépuisable. Des
nombreux auteurs ayant parvenu à se forger un langage
propre, héritier d'une tradition ancestrale et des
techniques modernes, en France nous ne savons rien ou presque. Ce court
article ne fait qu'effleurer le projet.
Mais sait-on que certains
mélomanes français avaient eu connaissance de
horas roumaines dès le
XIXème siècle ?
Ville d'Angers, 1887. Alors que
le public de la ville accourt au Festival Hongrois organisé
par Alexandre (Sandor) de Bertha, espérant retrouver les
émotions suscitées une année plus
tôt par la création française du Capriccio Italien
de Tchaikovsky, Jules Bordier (1846-1896) sacrifie au goût
ambiant pour l'exotisme d'Europe Centrale en composant une hora romaneasca.
L'intérêt pour les musiques d'ailleurs est
confirmé à l'Exposition Universelle de 1889
où l'on remarque une troupe de danseurs roumains tout droit
débarquée de Moldo-Valaquie.
J. A. Wiernberger, chroniqueur au Guide Musical, écrit cette
même année 1889 une rhapsodie
roumaine
pour piano à quatre mains, éclipsée par les Gnossiennes qu'Erik Satie compose
sous l'inspiration des musiques populaires roumaines entendues à
l'Exposition. En 1894, Lucien Lambert compose
sa Légende
Roumaine. Se souvient-il de
la Danse
roumaine de Charles Gounod,
récemment disparu ? Plusieurs décennies plus tard, Joseph
Canteloube confiera lui aussi au piano quelques Danses Roumaines d'après des
thèmes réunis par Michel Vulpesco.
Des danseurs et musiciens roumains reviennent à la grande
Exposition
Universelle de 1900. Mais cette fois-ci,
l'événement s'accompagne de l'exhibition d'une
partition de hora
encore inédite.
A la demande de Charles
Malherbe, archiviste de l'Opéra de Paris et grand
collectionneur d'autographes, des compositeurs du monde entier lui font
parvenir des partitions manuscrites. La collecte est un
succès. Des partitions proviennent de tous les pays, du
continent américain, d'Asie, du Moyen-Orient... et bien
entendu d'Europe.
Caudella envoie sa première Feuille
d'album
de l'opus 28, Dimitrescu une danse
villageoise
pour violoncelle et piano, Enesco l'adagio de sa Suite dans le Style ancien,
Stan Golestan un Lamento
pour violoncelle et piano, Klenek un Impromptu
pour piano, Wachmann un choeur pour voix d'hommes O Di de Ernă (un Jour d'Hiver).
Ştephanescu, lui, fait parvenir une oeuvre intitulée Visul,
c'est-à-dire le Rêve.
Il a noté le
tempo : Andantino
(tempo di hora) et
précise en français, au bas de sa partition : Hora, danse nationale.
Hora, danse nationale.
On le
savait déjà avec la danse de Flechtenmacher,
composée pour l'union de Valaquie et de
Moldavie. En 1918, la Transylvanie rejoint à son tour la
République Roumaine. Pour le premier anniversaire de cet
événement, l'archevêque Basile Saftu et
des militaires français se retrouvent à Braşov
devant le lycée Andrei Şaguna.
L'archevêque tend la main droite au
général Louis Berthelot ; ce dernier voit sa main
libre
empruntée par une jolie paysanne revêtue de
broderies délicatement tressées. Une ronde se
forme, composée de militaires français, de
dignitaires orthodoxes et de paysans. Un violon, une cornemuse et un
cymbalum entonnent la Hora unirii.
Un pas en
arrière, l'autre devant, trois à gauche et cinq
à
droite. La vie recommence.