Au printemps nous avons, par la musique de Dargomyski, entendu la Roussalka chanter, aujourd'hui le compositeur Lucien Lambert la fait danser devant nous. L'opéra et le ballet ont été puisés à la même source. Ils sont l'adaptation d'une légende de Pouchkine. MM. Hugues Le Roux et G. de Dubor en ont tiré la pantomime que voici : Aléna, fille d'un fermier, dont la roue du moulin tourne sur le Volga, aime un jeune seigneur, Serge, et en est aimée. En l'absence de son père, Aléna reçoit dans sa chaumière son amoureux qui se cache aussi aux yeux de sa princière famille. Or, au cours d'une chasse dont il s'est échappé pour rejoindre la jolie meunière, Serge est surpris à son tendre rendez-vous par la comtesse Nadège, sa mère, qui, après avoir de sa cravache frappé la jeune fille, enjoint à son fils de la suivre, ce qu'il fait trop respectueusement, sans avoir pris la défense de la pauvre Aléna. Outragée, abandonnée, Aléna, de désespoir, se jette dans le fleuve et y périt. Elle devient une Roussalka, c'est-à-dire une Ondine, et, la nuit, elle sort des eaux pour prendre avec ses compagnes ses ébats sur le rivage. Malheur au voyageur qui rencontre sur sa route un de ces êtres gracieux et perfides. C'est ce qui arrive au seigneur Serge que le chagrin d'amour a amené auprès du moulin en ruines. Aléna l'enveloppe de ses danses séductrices et l'entraîne vers le Volga où le malheureux est englouti. Mais Aléna, qui aimait toujours Serge, se lamente de l'avoir perdu par un malin désir de se venger de l'ingrat. Elle implore la reine des Roussalkas qui, touchée par sa douleur, rend la vie à Serge et le transforme en un Roussalki. Désormais réunis, les deux amants connaîtront un éternel bonheur dans l'empire des ondes bleues.
Le sujet a de la grâce et de la poésie. On ne peut, à l'heure présente, lui reprocher que le choix qu'on en a fait, au lendemain des brillantes saisons de ballet russe, quand cette oeuvre ne nous apporte rien de nouveau à aucun point de vue, ni légendaire, ni musical, ni chorégraphique. Il n'était pas besoin de tenter une imitation des divertissements slaves. Le spectacle, aurait, à la rigueur, pu se justifier si, sans innover ou sans continuer simplement une esthétique qui nous a si profondément charmés lors de sa manifestation en France, il avait au moins copié ce que le ballet russe avait à la fois de barbare et de raffiné, de rutilant et de voilé, de sensuel et de tendrement idéal. La mise en scène même n'est que de très loin inspirée des réalisations artistiques de Bakst. Il y a la diversité des couleurs dans les costumes, mais on n'y trouve pas ce fondu ou ces oppositions éclatantes qui mettaient en valeur les tons les plus disparates. Ici les couleurs ne se marient ni ne se répudient; elles demeurent les unes auprès des autres dans une neutralité qui n'excite pas l'intérêt du regard. Si nous considérons la chorégraphie, on s'aperçoit tout de suite que les danses populaires, qu'exigeait le sujet, n'ont rien de national et que les quelques artistes qui tentèrent de danser des pas russes ou cosaques n'ont ni la souplesse nécessaire, ni l'entraînement, ni la furia naturelle, sans lesquels ils ne sont que de ridicules parodies.
La partition de M. Lucien Lambert, auteur du Spahi et de la Flamenca contient de la musique de tout repos. Elle n'exige de l'auditeur aucun effort pour être non pas comprise, mais entendue seulement. Elle aurait pu être poétique, la première page permettait de l'espérer, elle y renonça bientôt. On attendait d'elle de la couleur et du pittoresque, elle n'a pas voulu détourner notre attention au détriment du spectacle. Tout pour les yeux, sans occuper les oreilles de façon absorbante, et je vous ai dit que les yeux n'avaient rien de bien original à contempler. Ce n'est en résumé, que de la musique facile, agréablement présentée et dont la banalité d'invention n'est pas relevée par le piment d'un orchestre aux timbres recherchés.
De tout le spectacle on n'a guère goûté que le deuxième tableau où, dans la clarté lunaire, les Roussalkas, couronnées de blanches fleurs des eaux, vêtues de la longue jupe de tulle blanc des ballerines de 1830, voltigent et tourbillonnent comme des flocons que soulève un vent léger. Cela rappela beaucoup les Sylphides dont la délicieuse Pavlova fut au Châtelet l'aérienne souveraine. Mais on a justement applaudi ce délicat pastiche, qu'animèrent de leur envol neigeux Mlles Zambelli, Jolhnsson, Urban et tout un essaim de sveltes et jolies ondines dont M. Yvan Clustine a réglé harmonieusement les pas, les mouvements et les poses. Il en fut récompensé, dès la répétition générale, par sa blanche armée qui, désirant lui faire attribuer la part de succès qui lui était due en cette affaire, le traîna sur la scène pour saluer un public qui ne l'avait pas demandé. M. Clustine, reconnaissant, sourit, s'inclina, baisa et rebaisa les mains de ces demoiselles dont les pieds agiles venaient de lancer jusqu'aux nues sa réputation naissante. Je dois dire qu'on a, dans les ensembles et dans la tenue de la troupe, remarqué une discipline que tout le monde réclamait. Félicitons-en le nouveau chef.
Voilà au répertoire un nouveau divertissement qui a suivi tous les anciens errements d'une routine qui n'a pas permis de donner à la danse, ni dans la vie, ni dans les arts, la noble place qu'elle y doit occuper. Le ballet, tel que, sans l'avoir complètement encore réalisé, les Russes nous l'ont fait entrevoir, apparaîtra comme une frise chantante et mouvante, le jour où musicien, décorateur et maître chorégraphe pourront s'unir dans une étroite collaboration, où le compositeur verra plastiquement stylisés dans son rêve les rythmes et la mélodie que lui dictera l'inspiration, où le maître de danse comprendra ce qu'il y a dans la musique qu'il aura pour mission de nous rendre visible, où le décorateur dessinera et peindra le seul cadre capable d'entourer de lignes et de couleurs ce véritable tableau vivant. Ce jour luira bientôt. Je sais des écoles où l'on en annonce et prépare la venue.
Victor DEBAY
(1) Ferdinand Kauer (Das Donauweibchen, fin du XVIIème siècle), Stepan Davydov et Catterino Cavos (Lesta, Rusalka du Dniepr, début XIXème), E.T.A. Hoffmann (Undine, 1816), Alexandre Alabiev, Dargomyjski, Alexei Lvov et même Piotr Tchaikovski (Ondine, opéra aujourd'hui perdu). Sources : André Lischké, Avant-Scène Opéra n. 25. Retour au texte
Retour vers le chapitre Dvořák | Accueil du site