Article original chez http://musicabohemica.blogspot.com/2010/01/air-amerique-2.html

La symphonie

Il est rare que l'homme de la rue, même érudit, ait une idée précise de ce qu'est une symphonie.

Cela n'étonnera personne. Nul n'ignore que l'enseignement de la musique n'est pas aussi poussé que celui de la littérature, et si chacun apprend à l'école ce que représente un sonnet, un drame ou un roman, il n'en va pas de même pour les formes musicales. A moins d'être mélomane, difficile de proposer une réponse éclairée à la simple interrogation « qu'est-ce qu'une symphonie ? »

Pour me faire une idée plus précise de la situation, j'ai consulté autour de moi quelques férus de littérature. Pour beaucoup, symphonie est synonyme d'harmonie, de consonance, explication certes cohérente d'un point de vue étymologique. Une symphonie serait donc une musique agréable ? Pas uniquement, car d'autres, mieux renseignés, assimilent ce terme à la musique orchestrale, de préférence sérieuse et possédant une certaine durée.

Or, en vérité, la symphonie n'est rien de tout cela. Plus exactement, elle peut l'être, sans que cela soit nécessaire. En effet, si les mots ont un sens, la symphonie suppose autre chose qu'une longue chanson pour orchestre ou une simple succession de mélodies. La Petite Musique de Nuit, le Beau Danube Bleu ou le Boléro ne sont pas des symphonies. Car la symphonie possède des exigences propres à son genre : un découpage, une structure, une forme. Prenons une pièce de théâtre classique : elle est découpée en actes, eux-mêmes divisés en scènes. Par analogie, une symphonie serait une pièce en quatre actes, quatre parties, quatre mouvements.

Le premier mouvement est dramatique. Imaginons un acte en cinq scènes. L'histoire est simple. Un personnage entre en scène et se présente au public. Il prend la parole le temps suffisant pour que nous sachions bien sa nature. Au terme de sa présentation, aucun de ses traits de caractère essentiels ne nous échappe. Cela fait, il disparaît, faisant place à un second protagoniste. Le nouveau venu se raconte son tour. Nous découvrons un caractère à l'opposé de son prédécesseur. Celui-là était viril, martial, héroïque ? Il s'exprimait avec une assurance presque bravache ? Celui-ci est féminin, doux, apaisant. Son discours est d'une grande délicatesse. Alors que l'accoutrement du premier était bigarré, empli de panache, nous observons maintenant des habits sobres, modestes, presque austères. Rien ne saurait mieux aller ensemble que ces deux personnages-là ; et naturellement, la rencontre finit par advenir. La troisième scène confronte les deux acteurs. Tout les oppose ! La discussion est vive, les arguments fusent de part et d'autre. Chacun expose sa rhétorique avec éloquence. La véhémence du spectacle rend les échanges difficiles à suivre. L'acte se termine sur une nouvelle présentation des deux personnages, tour à tour. Le premier reprend son discours initial. Mais ensuite quelque chose change : le second rôle déclame sa présentation en ayant revêtu les habits de son interlocuteur. Nous découvrons avec surprise un personnage transcendé par l'épreuve de la confrontation, enrichi même par le conflit. Son discours est le même mais la façon de l'exprimer a changé ; c'est pour ainsi dire contempler la même scène qu'au début, mais d'un autre point de vue. Un sentiment de plénitude parachève le premier acte.

Ainsi se déroule le premier mouvement d'une symphonie. Naturellement, il n'y a pas deux individus se chamaillant au beau milieu de l'orchestre : les personnages sont des airs, des mélodies, des thèmes musicaux. Le second thème doit, à la fin de la pièce, emprunter la tonalité du premier thème (l'emprunt des habits de l'autre) (2). La musique donne à entendre ce conflit et la façon dont il est résolu. Une telle progression dramatique se nomme forme sonate. Sans elle, une symphonie n'existerait pas.

Suit un mouvement lent. Il peut être méditatif, solennel ou nostalgique. Certains compositeurs écrivent un nocturne, une rêverie, un intermède bucolique, d'autres une marche funèbre ou un hymne, parfois même un mélange de tout cela. Il n'y a pas de règle plus précise.

La partie suivante sera dansante. Du temps de Mozart et Haydn, l'on trouve en guise de troisième mouvement un menuet, ou une danse paysanne stylisée pour l'orchestre. Plus tard, le menuet évolue en scherzo (« plaisanterie » en langue italienne, pièce animée, souvent pleine d'esprit) ou est même remplacé par une valse.

Le dernier mouvement doit être un couronnement. Son animation, son impétuosité doivent emporter l'adhésion du public. Il est rituel à ce titre de l'achever en apothéose dans laquelle le compositeur, jugé sur un char triomphal, culmine en une série d'accords retentissants pour provoquer l'approbation tout aussi bruyante de l'assistance.

La symphonie est destinée à un orchestre. Mais toute musique orchestrale n'est pas symphonie. Les Danses Hongroises de Brahms sont autant de courts morceaux indépendants et réunis dans un recueil. Chacun, en réalité, est une œuvre en soi, et il n'y a pas de difficulté à en exécuter un extrait ou à en inverser les numéros sans que cela nuise à l'ensemble. La suite intitulée Peer Gynt, de Grieg, est écrite pour accompagner un drame théâtral d'Ibsen. L'œuvre a beau être destinée à l'orchestre et consister en une suite de morceaux, elle n'est pas en revanche composée de quatre mouvements, et l'on n'y retrouve guère le découpage caractéristique des « quatre actes ». C'est aussi le cas pour les ballets en général : le Lac des Cygnes, Coppélia, etc.

La Petite musique de nuit, avec ses quatre mouvements, évoque davantage une symphonie. En réalité elle appartient au genre de la sérénade, divertissement sans recherche d'intensité dramatique, à l'origine destinée à flatter le goût d'un riche commanditaire. De plus son effectif réduit (cinq musiciens) ne la destine pas initialement à une interprétation orchestrale, même si l'usage l'admet parfois. Il suffit d'énoncer une règle générale pour trouver aussitôt une multitude de contre-exemples : il existe tant de symphonies atypiques ! L'exemple le plus célèbre est l'Inachevée de Schubert, ainsi nommée car son auteur n'a mené à leur terme que les deux premiers mouvements. Mozart omet le menuet dans la 38e symphonie. Inversement, la Pastorale de Beethoven propose cinq mouvements. Le même Beethoven décide d'inverser l'ordre du Scherzo et de l'Adagio de sa 9e symphonie. Le mouvement lent vient donc en troisième position, préparant le contraste avec le merveilleux final et son Ode à la joie, dans lequel interviennent des chanteurs - encore une invention de Beethoven.

La forme sonate elle-même est l'objet d'innombrables entorses. Les plus belles illustrations du genre, comme souvent dans l'art, prennent soin de transcender les règles d'école.

Notes

(2) En principe, le premier thème est donné à la tonique, et le second, initialement, à la dominante, cinquième degré de la gamme. Le « conflit » naît de la juxtaposition de ces deux tonalités. Il est résolu quand le second thème revient joué à la tonique.

Alain Chotil-Fani - Voir la suite ici : http://musicabohemica.blogspot.com/2010/01/air-amerique-3.html

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