Mon chemin vers Janáček

La diffusion de la musique de Janáček en Tchécoslovaquie Mon chemin vers Janáček La perception française de la musique de Janáček
et sa diffusion en France
à travers les écrits par les disques par les concerts

Dans un milieu familial où l'on n'écoute jamais de la musique et dont les ressources modestes n'autorisent pas les sorties culturelles d'ailleurs extrêmement rares dans une petite ville, comment un jeune adolescent s'ouvre-t-il aux joies musicales dans le tournant des années 50 ? Par la radio. France Musique n'existait pas encore. Il fallait se contenter de chaînes emettant en petites ondes que l'on captait plus ou moins difficilement sur ce poste à lampe, de la taille d'un coffre, où il fallait trouver l'accord avec l'aide d'un petit oeil vert. Je me souviens d'une émission hebdomadaire du jeudi, jour sans école, le Royaume de la musique, durant laquelle je faisais connaissance avec les Tableaux d'une exposition de Moussorgsky-Ravel. Dans mon ignorance, je trouvais étrange qu'un compositeur puisse porter un nom composé comme celui-là. Après tout, Rimsky-Korsakov existait bien, pourquoi pas Moussorgsky-Ravel ?!

Quant à écouter des disques ! Si le microsillon 33 tours venait de naître, son coût le réservait aux familles fortunées. Ma sœur aînée profita de ses premières paies pour s'offrir un tourne-disque que nous installions sur le poste radio, celui-ci fournissant son amplificateur et son haut-parleur pour délivrer des sons enchanteurs. Il fallut se contenter de deux disques 45 tours pour commencer ! Ma grand-mère, dont j'étais l'unique petit-fils, me donnait une ou deux fois dans l'année, un billet de 5 000 francs au temps où les francs n'étaient pas encore devenus nouveaux-francs. Un cadeau somptueux qui se transformait en achat de 33 tours. Si ma mémoire ne me fait pas défaut, un disque microsillon coûtait environ 3 000 francs. Une véritable fortune quand le SMIC de l'époque qui s'appelait SMIG plafonnait à 20 000 francs. C'est la somme que chaque mois ma mère ramenait de l'usine textile dans laquelle elle travaillait. Il était indispensable de marcher à l'économie ! Il m'est arrivé pourtant d'assister à deux ou trois concerts des Jeunesses musicales de France où j'eus la chance d'entendre, par exemple, l'Histoire du soldat de Stravinsky interprétée par le Grenier de Toulouse, une des premières troupes théâtrales décentralisées ! La démocratisation de la culture par des associations comme celle-ci fonctionnait. Sans leur existence, jamais, à cette époque, je n'aurais pu rentrer dans une salle, jamais des solistes ne se seraient déplacés dans des villes si modestes et dénuées de mélomanes. Si les artistes n'y trouvaient que des conditions plutôt précaires pour exercer leur art (acoustique hasardeuse, par exemple), leur joie de jouer se communiquait à l'assistance et posait, pour moi, les jalons d'une fréquentation future des vraies salles de concert.

Ma très maigre discothèque d'adolescent se composait d'un enregistrement de ces Tableaux d'une exposition dirigés d'ailleurs magistralement par Antal Dorati, de la Symphonie pastorale de Beethoven sous la direction de Furtwangler, des Children's corner de Debussy et des Scènes d'enfants de Schumann interprétés par Walter Gieseking, de Petrouchka de Stravinsky sous la baguette de Ferenc Fricsay, de pièces pour piano de Maurice Ravel (Jeux d'eau…) toujours par Gieseking, d'une anthologie de pièces orchestrales de Ravel dont Ma mère l'Oye, de l'Enfant et les sortilèges du même Ravel que dirigeait Ernest Bour (1) et enfin de l'Oiseau de feu et du Sacre du printemps de Stravinsky dans l'interprétation du compositeur. Un peu plus tard, les œuvres orchestrales de la maturité de Bela Bartok et Pierrot lunaire de Schoenberg rejoignirent les premières galettes.


(1) Le même chef qui en 1962, à Strasbourg, assura la création française de Jenůfa.

Inutile de préciser que les sillons de ces quelques disques se trouvaient labourés par le saphir du tourne-disque et que ces disques déclarés inusables émirent bientôt des craquements qui n'épuisèrent cependant pas le plaisir que je prenais à l'écoute. Je rêvais d'entendre les œuvres décrites dans le livre mentionné un peu plus loin et bâtissais des stratégies sans lendemain pour tenter d'acquérir deux enregistrements pour le prix d'un, tant ma bourse restait désespérément plate.

Chaque fin de semaine, le samedi ou le dimanche, sur Paris-Inter, me semble-t-il, j'écoutais avec gourmandise la Tribune des critiques de disques, animée par Armand Panigel avec de mémorables joutes oratoires entre Antoine Goléa, José Bruyr, Jacques Bourgeois, Jean Roy… Ainsi, je découvrais de nouvelles œuvres et  m'immergeais chaque fois un peu plus profondément dans ce monde mystérieux et si captivant de la musique que décryptaient si finement ces savants musicologues. Ces leçons participaient à la formation du goût du jeune homme avide de connaissance que j'étais. Je profitais également de l'érudition d'un musicologues comme Jean Witold et un peu plus tard de Claude Rostand et de Claude Roland-Manuel ou plus rarement d'émissions dans lesquelles intervenait le compositeur et chef Maurice Le Roux. A l'occasion de soldes, je pus acheter un des rares livres de musique qu'offrait l'unique librairie de ma petite ville, La musique contemporaine de Pierre Wolff (paru en 1954 aux éditions Nathan) qui embrassait les années 1860 à 1950. Avec quelle soif je parcourais les pages de ce volume dans lesquelles je découvrais un monde neuf et attirant !


Wolff-livre

La jaquette défraîchie et la couverture du livre de Pierre Wolff

Un jour de 1958, par un heureux hasard, une amie me fit écouter une œuvre extraordinaire, une Sinfonietta d'un compositeur dont le nom m'était inconnu et impossible à prononcer, Janáček.  Une musique inouïe, inimaginable, jubilatoire comme peu, une explosion sonore, une ivresse rythmique. Un choc comme je n'en avais pas éprouvé depuis l'écoute du Sacre du printemps. Une musique aussi sauvage que celle de Stravinsky, mais qui possédait aussi des accents lyriques, voire tendres. Des émotions comme celles que me procurait cette Sinfonietta, je ne les retrouverai plus tard que chez Bartók. Je n'eus de cesse de me procurer ce disque. Il a tellement tourné depuis sur le tourne-disque, sur les électrophones qui lui ont succédé et un peu plus tard sur la chaîne HiFi que la face 2, sans doute plus fragile, présente des craquements difficilement compatibles avec une écoute sereine ! La lecture de la pochette du disque (en langue anglaise) m'éclaira sur les années d'étude de ce compositeur, me fit rencontrer pour la première fois le nom d'un folkloriste, František Bartoš, m'indiqua le titre d'une cantate Amarus et le nom d'un opéra Katya Kabanová. J'appris que Janáček était né dans le village d'Hukvaldy en 1854 et qu'il mourut à l'âge de 74 ans. Ce disque me révélait l'existence d'un troisième compositeur tchèque après Smetana (la Moldau  [2]) et Dvořák ("5ème"[3] symphonie dite du Nouveau Monde).


[2] A cette époque, ce poème symphonique était connu sous son nom allemand plus facile à prononcer que le nom tchèque Vltava !
[3] On venait de découvrir l'existence de ses 4 premières symphonies de jeunesse, portant à neuf le total alors que l'on pensait jusqu'alors que Dvorák n'en avait écrit que cinq.

Sinfonietta

La pochette - on voit qu'elle a souffert ! - de la Sinfonietta, disque 33 tours, 25 cm.

Je me précipitai sur le livre de Pierre Wolff pour en apprendre plus sur Janáček. Je cite intégralement le passage (pages 310/1) ayant trait au compositeur tchèque pour qu'on mesure le degré d'ignorance où nous étions en France vers la fin des années 50 :

"Leo Janacek (1854 - 1928) apporte une touche vigoureuse, teintée d'un impressionnisme délicat dans une série d'opéras qui reste dans la grande lignée de l'opéra national.  Jenůfa (1902) et De la maison des morts (1924) tirent leur substance du riche folklore morave. Ce sont des œuvres colorées où les mouvements de foule sont largement traités." Dans la discographie comportant 31 pages en fin d'ouvrage, seuls deux enregistrements citaient la Sinfonietta et Mladi (disques Urania et Le Chant du Monde). Comment deviner que ce dernier ouvrage recouvrait un sextuor pour instruments à vents ?

C'est peu et bien imprécis ! Mais que l'on y songe,  Jenůfa ne sera créé en France que quelques années plus tard, à Strasbourg en 1962 et il fallait être ou très curieux, ou très perspicace, ou très informé pour repérer au Théâtre des Nations une représentation en 1957 de La petite renarde rusée par l'Opéra de Berlin. D'autant plus que la modernité ne s'exprimait en ces années que sous le signe du dodécaphonisme et qu'en dehors des programmations du Domaine musical sur lequel régnait le jeune Pierre Boulez entouré de ses disciples, rien n'était moderne ! 

Les informations qu'avait pu pêcher Pierre Wolff pour son livre étaient pour le moins floues et même fausses en ce qui concerne les dates de composition des deux seuls opéras cités. Quant aux mouvements de foule ! Même le prénom du compositeur se trouvait mal orthographié. Mais que l'on songe qu'en 1954, l'année du centième anniversaire de la naissance du compositeur tchèque, malgré la bonne volonté que l'on peut déceler chez ce musicologue, le niveau de connaissance du milieu musical français vis-à-vis de Janáček ne s'écartait que peu du néant !

L'écoute des rares émissions musicales de Paris-Inter et un peu plus tard de France Musique ne m'apprirent rien de plus. Impossible d'entendre une autre œuvre de ce compositeur tchèque. La Tribune des critiques de disques ne consacra, à ma connaissance, qu'une seule émission à la comparaison de différents enregistrements d'une œuvre de ce compositeur, la Messe glagolitique le 5 mai 1974, mais ce jour-là, je ne me trouvais pas derrière mon poste de radio. Il est vrai qu'en dehors de Supraphon, édition tchèque, très peu de maisons de disques se risquaient d'enregistrer des œuvres si peu connues. Mais il était écrit que le dieu de la musique ne m'abandonnerait pas ! Au début des années 1960, alors que ma vie professionnelle venait de commencer, m'apportant des rentrées financières, certes modestes, mais tout de même plus importantes que du temps des études, je dénichais chez un disquaire cette Messe glagolitique, baptisée sur la pochette Messa slava. Par quel hasard cette importation italienne d'un disque tchèque de la maison Supraphon avait-elle atterri dans des bacs en France ? Ce fut de nouveau un vrai choc, un véritable émerveillement, un rêve éveillé. Je n'appris rien de plus sur le compositeur n'étant pas un familier de la langue de Dante. Et je ne pouvais pas deviner que le chef qui dirigeait l'orchestre (Brĕtislav Bakala) avait été un élève du compositeur.


Messe glagolitique

La pochette cartonnée de la Messe glagolitique, édition italienne de l'enregistrement Supraphon

Pendant longtemps, ces deux enregistrements furent les deux seules fenêtres d'où je pouvais entrevoir le monde musical de Janáček et aucun indice ne me laissait deviner que la connaissance future serait encore aussi surprenante, aussi passionnante, aussi enthousiasmante !

Au hasard de mes lectures de revues musicales dont Harmonie, Diapason et dans les années 80 Le Monde de la Musique, la revue Disques disparue au début des années 60, quelques nouveaux titres d'œuvres de Janáček apparurent que je m'empressais de noter, mais ils étaient rares chez les quelques disquaires de ma fréquentation et tous se trouvaient au prix fort (au-dessus de 40 F le microsillon). Dans les années 70, à l'arrivée hebdomadaire de Télérama, je consultais méthodiquement le programme de France Musique pour dénicher une de ses compositions parallèlement à une découverte systématique et enthousiaste de nouveaux territoires musicaux, tels ceux de Bela Bartok et de Gustav Mahler, (eux aussi issus de l'Europe centrale). A l'occasion d'une série sur le quatuor à cordes, je réussis à enregistrer un mouvement du 2e quatuor du compositeur tchèque ! Ainsi, quelques très rares œuvres se dévoilaient.

Il fallut la chute du mur de Berlin et l'effondrement des régimes communistes pour qu'à l'occasion d'un périple qui nous emmena, mon épouse et moi, chez des amis hongrois (pour parfaire ma connaissance de la musique de Bartok et de Kodaly) et chez des amis polonais, nous traversions la Tchécoslovaquie, en 1990. Si des villes comme Telč, České Budĕjovice, Karlovy Vary, Mariánské Láznĕ (le Marienbad du film…), si les monuments de la vieille ville de Prague attirèrent mon attention, je visitais consciencieusement les disquaires pragois, rares à cette époque. Cependant la première moisson de disques dépassa mes espérances (Janáček, bien sûr, mais aussi Smetana, Dvořák, Suk, Fibich, Martinů…).  J'ai encore le souvenir ébloui de la qualité sonore des cordes tchèques dans le cadre idyllique du parc Wallenstein (Valdštejn) et dans une église dont je n'ai pas retenu le nom. Dans une librairie, je me procurais la version anglaise du livre si documenté de Jaroslav Vogel (voir sources). Nous rencontrâmes, heureux hasard une nouvelle fois, une universitaire pragoise, parlant parfaitement notre langue et nous devinrent amis. Au cours de nos deux séjours suivants à Prague, j'écumais de nouveau les disquaires. Enfin, il y a cinq ans, mon amie pragoise m'accompagna à Brno et à Hukvaldy (et une brève incursion en pays Lassko) où les portes s'ouvrirent devant ce Français que ses interlocuteurs tchèques prenaient pour un musicologue (!), recommandé par le beau-frère de mon amie, lui-même musicien important à Brno. J'eus aussi la chance de rencontrer Svatava Přibáňová au musée Janáček sans vraiment me rendre compte que derrière l'apparence modeste de cette femme se cachait une chercheuse qui appartenait au cercle réduit des grands connaisseurs du compositeur morave et je regrette, maintenant, de ne pas avoir profité de son immense érudition et de ne pas lui avoir posé des questions à la fois plus précises et plus pertinentes. Mettre ses pas dans ceux du compositeur dans sa ville de Brno, passer du monastère des Augustins au bâtiment qui abrita l'Ecole d'orgue, franchir le seuil de la maison où vécut Janáček durant ses dernières années, humer l'air de son village natal qui, hors le goudron et les fils électriques, n'a pas tellement changé depuis plus de cent ans, quelles sensations bouleversantes ! Je revins de Moravie, le coffre de ma voiture presque rempli de documents phonographiques et livresques et la mémoire peuplée d'images étonnantes et de rencontres émouvantes.

A partir des années 90, la fréquentation de l'Opéra de Lyon, des concerts donnés par l'orchestre national de Lyon, des musiciens de chambre au festival de l'Empéri à Salon de Provence, des pianistes à La Roque d'Anthéron (Ralf Gothoni, Alain Planès, Peter Frankl), des quatuors Prazak, Wihan, Skampa, Talich, tous ces événements musicaux me révélèrent tel ou tel chœur, le Concertino pour piano et petit ensemble, Rikadla, Pohadka, les deux quatuors, la Petite Renarde rusée, la Sinfonietta, etc…  (Avant 90, dans les salles de concert, c'était quasiment le désert pour Janáček !)

Et un beau jour de 2002, sur internet, je découvris pour la première fois les pages si passionnantes du site que vous, lecteur occasionnel ou régulier, visitez actuellement. Pour la suite, vous connaissez ce qui est advenu…

Mon histoire personnelle, qui sur un certain nombre de points doit recouper celle de beaucoup d'autres mélomanes de ma génération, témoigne de la difficulté de pénétration, dans les années précédant cette dernière décennie, de la musique de Janáček en France, aussi bien dans les salles de concerts que sur les scènes d'opéra ou encore sur les ondes de la radio.

Au travers d'autres articles, je vous propose de dresser un inventaire, certes non-exhaustif, mais révélateur de la diffusion dans notre pays de la musique de Janáček et j'essaierai d'analyser les différentes causes de sa lenteur.

Joseph Colomb - octobre 2005

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