La réception française de la musique de Janáček par les concerts


La diffusion de la musique de Janáček en France
à travers les écrits par les disques par les concerts


du vivant de Janáček avant 1939 de 1939 à 1945 de 1945 à 1969 de 1969 à 1987 de 1987 à 2000 autres
structures
opéras


Comment s'est effectuée la réception française de la musique de Janáček ? Pour répondre à cette question, je me propose d'examiner la diffusion de cette musique à travers deux exemples. Mais tout d'abord, je noterai les lieux où apparut sa musique de Janáček de son vivant ainsi que celle de ses contemporains et cadets tchèques et ce jusqu'en 1939. Ensuite, je me pencherai sur deux programmations particulières. L'une, parisienne, concerne la Société des Concerts du Conservatoire, l'autre, lyonnaise, la Société des Grands Concerts.

J'analyserai le contenu des concerts de la Société des concerts du conservatoire sur une période relativement étendue, une cinquantaine d'années, de 1928 - date de la disparition de Janáček jusqu'à 1967 - année où cette Société cessa l'organisation de concerts, l'orchestre de Paris prenant sa suite. (1) Pourquoi ce choix ? Cette société, sans éclipser les autres sociétés de concerts parisiennes (orchestre Lamoureux, orchestre Colonne ou autres sociétés d'existence plus éphémère) a traversé le siècle et a reposé sur une institution solide, le conservatoire de musique de Paris. La permanence de sa programmation (elle existe depuis 1838 !) détermine les grandes lignes de force de la diffusion musicale symphonique et montre l'éclosion de mouvements musicaux ou d'individualités et à contrario la permanence d'écoles. Mais voir apparaître les compositions de Janáček et plus généralement la musique tchèque à travers les œuvres des compositeurs bohêmiens et moraves par l'intermédiaire des interprètes tchèques  ou d'autres nationalités permet de mieux comprendre la facilité ou la difficulté à tout un répertoire particulier à s'imposer sur le sol français. Afin d'échapper à une centralisation parisienne trop prégnante, je consacrerai l'autre partie de cette étude à la programmation lyonnaise de la Société des Grands Concerts de cette ville qui naquit en 1905, se développa et se transforma dans les années 70 pour devenir l'Orchestre National de Lyon. Pour plus de clarté et afin de suivre l'évolution chronologique de l'apparition de la musique tchèque, ces études se répartiront sur plusieurs périodes historiques que le bandeau ci-dessus précise auxquelles le lecteur pourra se référer successivement. Une étude succincte d'un ensemble choral de haut niveau créé dans les années 1980, un festival de musique de chambre de très haute tenue joueront les rôles de témoin dans leur catégorie et leur programmation sera étudiée dans l'article "autres structures" pour élargir un peu notre champ de vision, enfin une place sera réservée à l'arrivée sur les scènes françaises des opéras de Janáček.


(1)  Pour avoir une idée de programmation parisienne après 1967, j'étudierai brièvement la composition des saisons de l'orchestre Lamoureux. Pour le reste, seulement quelques coups de sonde seront effectués. Mais l'apparition d'œuvres tchèques (dont celles de Janáček bien entendu) sera systématiquement repérée et ce depuis 1881, date de création de cette organisation de concerts. Voir l'article "autres structures".

I) Réception et diffusion françaises de la musique de Janáček de son vivant

La conscience de l'existence musicale du peuple tchèque se déclina dans le dernier quart du XIXè siècle lorsque parvinrent en France les succès  de Smetana et de Dvorak dans leur pays. Cette lente pénétration de la musique de Dvorak en France a été excellemment décrite par Alain Chotil-Fani dans un livre à paraître prochainement chez Buchet-Chastel. La Tchécoslovaquie (et les peuples qui la composaient) détachée de l'immense Empire autrichien depuis son indépendance acquise en 1918 devint rapidement une entité que l'on appréhenda progressivement en France. L'Europe changeait. De nouveaux pays naissaient dans sa partie centrale. En plein bouillonnement artistique, les yeux et les oreilles des mélomanes se tournèrent plus volontiers vers l'est et ne sautèrent plus d'Allemagne jusqu'en Russie sans ignorer ces nouveaux pays. Janáček qui, à ce moment-là, commençait seulement à être reconnu dans son pays ne représentait pas une tête d'affiche pour nous, européens occidentaux. Il ne pouvait être identifié que dans un mouvement général de curiosité envers la musique tchèque qui l'englobait au même titre que ses compatriotes de la même génération que lui et des suivantes.

Lors de ses études au Monastère des Augustins à Brno, la première activité musicale du petit Leoš avait consisté à chanter dans le chœur des pensionnaires sous la conduite de son maître Pavel Křížkovský à qui, à l'âge de dix-huit ans, il succéda. Les premières compositions qu'il réalisa, il les destina au chœur Svatopluk dont il assura la direction à partir de 1873. La première rencontre entre le public français et la musique de Janáček eut lieu justement par l'intermédiaire d'un chœur, Marycka Magdonova, IV/35, à l'occasion d'une tournée de la Société chorale des Instituteurs moraves et de leur chef Ferdinand Vach du 25 au 29 avril 1908 à Paris. Cette chorale venait juste de créer cet ouvrage quelques jours auparavant en Moravie, à Prostĕjov, le 12 avril. Cette sombre ballade, première d'une série de trois écrite sur des vers de Petr Bezruc, les Parisiens chanceux qui assistèrent au concert le lundi 27 avril au Théâtre du Châtelet  la découvrirent ainsi quelques jours après le public morave. Ils eurent l'insigne avantage de prendre contact avec une œuvre maîtresse du musicien de Brno. Quel retentissement eut-elle ? Les organisateurs mirent-ils à la disposition du public une traduction du poème pour leur permettre de mieux suivre le chant ? Les Instituteurs moraves récidivèrent le surlendemain au théâtre Sarah Bernardt avec deux extraits des Quatre chœurs pour voix d'homme, IV/28, Dež viš (Puisque tu sais) et Klekánica (le Fantôme du soir).

A la suite de ces trois concerts, Louis Balsan, chroniqueur de la revue Musica, dans son numéro 69 du mois de juin 1908, ne s'exprima pas de manière très précise. Il souligna cependant :

"Il est assez étrange que, malgré l'estime où les autres pays étrangers tiennent cet art si personnel, la musique tchèque ne soit pas plus goûtée en France. La Fiancée vendue de Smetana, qui a été jouée sur toutes les grandes scènes de l'Europe, par exemple, mériterait d'être jouée à Paris.
Je l'entendis l'an dernier à Bruxelles : c'est une œuvre d'un grand charme qui, tout en relevant un peu du genre de l'opéra-comique, se singularise par une émotion et des inventions très personnelles. Elle remporterait certainement un gros succès.
On goûta le charme si particulier d'œuvres de Dvorak, Smetana, J-B Fverster, Kunz, Suk, Malat, Nebouchka, Janatschek, Novak, Neumann, Chvala, Palla, Vendler, etc…
Ce fut pour la plupart des auditeurs une véritable révélation : on s'étonna vraiment de la vitalité et du nombre de cette musique tchèque contemporaine.
L'interprétation en fut irréprochable, la Société chorale des instituteurs tchèques que dirige Ferdinand Vach réalisant un ensemble insurpassable, où les belles voix abondent, où la docilité intelligente du style est la seule règle d'art. Un grand succès accueillit ces musiciens, il ne fut que justice."

En fait, le succès récompensa plus les prodigieux interprètes que les œuvres qu'ils chantèrent durant ces trois concerts. Si les noms de Smetana, Dvořák, Suk et Novák furent identifiés correctement *, la graphie de Kunc (Kunz) et de Foerster (Fverster) restait approximative tandis que celle de Janáček (Janatschek) et de Nebuška (Nebouchka) correspondait à une approche phonétique…
Un tel article, se contentant de généralités et d'une énumération de compositeurs traduisait bien la méconnaissance quasi complète de l'école musicale tchèque dans la France du début du vingtième siècle. Malgré une bonne volonté évidente, le chroniqueur ne définissait pas clairement les caractéristiques de cette musique,  pas plus qu'il ne distinguait parmi tous ceux qu'il entendit les ouvrages originaux et forts, porteurs d'originalité. En dehors de Smetana remarqué our son opéra la Fiancée vendue, les autres compositeurs se confondaient indistinctement dans une nébuleuse lointaine…

* en dehors des accents particuliers à la langue tchèque

Cette société chorale morave, à l'invitation du sculpteur Auguste Rodin, donna un concert privé dans son atelier à Meudon. Ni la date exacte, ni le programme ne me sont connus. Rodin manifestait ainsi sa reconnaissance aux peuples des pays tchèques pour l'hospitalité qu'il avait perçu lors de son périple au pays de Janáček au cours de l'année 1902, profitant d'une grande exposition à Prague consacrée à son œuvre pour prendre contact avec les artistes tchèques et moraves.

Dans le Guide Musical n° 21-22 des 25/05 et 01/06/1913, p. 420-421, sous la signature d'A. de Chirico, on put lire un article qui concerne notre sujet et dont voici un extrait (l'orthographe est respectée).

"Concert de la Chorale des Instituteurs tchèques (8 mai). - Depuis quelque temps, la musique tchèque commence à prendre la même vogue, à Paris, qu'il y a quelques années la musique russe. Celle-ci, avec ses oeuvres dramatiques, autant qu'avec ses pièces symphoniques (qui toutes fatalement se transforment en ballets) nous apparurent comme une révélation. La musique tchèque en fera-t-elle de même ? Certes, on ne saurait plus révéler la musique d'un Smetana ou d'un Dvorak, auteurs universellement connus, mais à la suite de ces maîtres, nous voyons arriver toute une nouvelle génération de compositeurs (je nomme les J. Suk, les Kune, les Förster, les Oscar Nedval, etc.) qui, procédant des mêmes principes et partageant les mêmes sensibilités, continueront sans doute l’œuvre des initiateurs en s'efforçant de la parfaire." (Kune représente certainement Jan Kunc, un élève de Janáček, qui devint le premier directeur du tout nouveau conservatoire de musique à Brno au lendemain de la proclamation de la République Tchécoslovaque et Nedval, l'altiste du Quatuor Tchèque, Oskar Nedbal)

psmu-1908

L'affiche parisienne de la tournée
de la Chorale des Instituteurs Moraves en 1908

Onze ans plus tard, les auditeurs qui avaient assisté à ce premier concert de la Société Chorale des Instituteurs Tchèques purent retrouver cet ensemble et Maryčka Magdonová, interprétée une seconde fois à Paris, le 5 juin 1919, au cours du concert de clôture d'un festival de musique tchèque, tandis que les nouveaux auditeurs découvraient ce chœur de Janáček. Quelque six mois auparavant, la République Tchècoslovaque naissait sur les cendres de l'Empire Austro-Hongrois vaincu. Les autorités politiques ne perdirent pas de temps. Des relations s'étaient établies avant guerre entre des artistes et intellectuels français et certains de leurs homologues tchèques qui vivaient encore sous la coupe de l'Empire autrichien. Il fallait les reprendre, les officialiser, les raffermir. Rien de tel que la musique, langage universel et ambassadeur pacifique, pour rapprocher les peuples. Un festival de musique tchécoslovaque avec la participation des meilleurs musiciens tchèques fut organisé au printemps 1919 à Paris, mais aussi à Londres et en Suisse. La tournée comprit l'orchestre du Théâtre National dirigé par son chef Karel Kovařovic, la grande soprano Ema Destinnová, les pianistes Václav Štěpán et Jan Herman, le violoniste Jaroslav Kocian, le fameux Quatuor Tchèque et la non moins fameuse Chorale des Instituteurs Moraves.

Trois ans passèrent et en 1922 le ténor danois Mischa Léon, accompagné par le pianiste-compositeur anglais Harold Craxton (1885 - 1971) interpréta le Journal d'un disparu un peu plus d'un an après sa création à Brno le 18 avril 1921, après l'avoir porté à Londres en octobre 1922. Dans la salle des concerts du Conservatoire de Paris, le 15 décembre, le ténor danois chanta en tchèque une tranche de vie de ce jeune paysan, Janik, tombant amoureux d'une brune tzigane, Zefka, abandonnant sa famille et sa terre pour la suivre. Là encore, il s'agissait d'une œuvre maîtresse de Janáček. Quel fut l'impact sur le public, sur la critique, le milieu musical parisien ? En fait, l'essentiel du public ne connaissant pas le tchèque eut beaucoup de difficultés à saisir l'interaction entre le texte et la musique, une musique qui ne ressemblait en rien aux mélodies françaises ni aux lieder allemands auxquels les auditeurs étaient habitués. "Voilà une musique bizarre" durent penser un grand nombre d'auditeurs anticipant la réaction du critique montpelliérain que nous trouverons un peu plus loin.


mischaleon

Affiche du concert de Mischa-Leon

Dès le début de l'année 1920, grâce aux efforts conjoints de la pianiste Blanche Selva et du Quatuor Tchèque, les auditeurs lyonnais entendirent, à la suite du beau Quintette de César Franck, le Sextuor d'un jeune compositeur tchécoslovaque, Václav Štěpán dans le cadre des Grands Concerts. Si je le cite ici, c'est que, en tant qu'interprète, il offrit un peu plus tard au public lyonnais une œuvre de Janáček sur les touches de son piano.


"L'âme d'un peuple tourmenté gémit à travers ces sombres pages : l'horreur profonde de la guerre s'y grave sans intention pittoresque et sans vives couleurs et l'exécration du fléau, qui a si rudement frappé la France comme la Bohême, cède heureusement en la conclusion de l'ouvrage à la joie grave et profonde d'une race, réalisée par la victoire tant attendue.[…] L'extraordinaire impression laissée par ce Sextuor fut assurément fortifiée par la beauté farouche et l'énergie presque sauvage de l'interprétation qu'en donna le Quatuor Tchèque avec le concours de deux artistes de Paris." Ainsi s'exprima Léon Vallas dans son papier du 7 février.

Blanche Selva écrivit quelques jours plus tard à ce critique, Léon Vallas, professeur au conservatoire de musique de Lyon et en même temps organisateur de concerts de musique de chambre, les Petits Concerts en opposition aux Grands Concerts dédiés à la musique symphonique, un courrier dans lequel elle vantait l'école tchèque :


"La musique est un art de sentiment avant d'être plaisir de dissertation, de logique. […] C'est un des nombreux points où le contact des artistes et de l'art tchèque pourra être bienfaisant pour nous, car si leur construction, leur métier est toujours possédé par leur cerveau, il n'y a pas chez eux de paralysie de la sensibilité, et la richesse, la pureté, la variété et le primesaut de l'expression sont toujours au premier plan de leurs besoins artistiques."

Ainsi, l'artiste française, amie du sévère Vincent d'Indy, professeur depuis peu au conservatoire de musique de Prague, signalait-elle une école musicale qu'elle jugeait attachante à une personnalité lyonnaise. Elle ne se contentait point d'inciter les organisateurs de concert à faciliter la diffusion de musique tchèque, elle participait elle-même à cette reconnaissance en jouant par exemple, le 2 mai 1920 à la Salle Gaveau, à Paris, dans le cadre des concerts Huyghens, des pièces de Josef Suk, Václav Štěpán et Vítĕzslav Novák au milieu d'œuvres de Bach, Mozart, Beethoven, Debussy, Déodat de Séverac, Stravinsky et Maurice Delage. Heureux éclectisme qu'on aimerait retrouver plus souvent dans les concerts actuels ! 


selva-2-5-20-paris

Affiche d'un concert parisien de Blanche Selva jouant de la musique tchécoslovaque
(Bibliothèque municipale de Lyon - Fonds Vallas - Ms 35)

Léon Vallas n'allait point tarder à saisir la perche tendue. Dès le début de l'année 1921, il organisait un concert de musique tchèque proposant une série de premières auditions d'ouvrages de Josef Suk, Vítĕzslav Novák, de Ladislav Vycpálek, de Jaroslav Křička et Václav Štěpán dont l'exécution était confiée aux bons soins de Blanche Selva au piano, de la cantatrice lyonnaise Paule de Lestang, en tant que soliste, et du Chœur de chambre qu'elle dirigeait.


Dans le journal Lyon républicain du 1er février 1921, sous la plume du rédacteur qui se cache derrière ses initiales G.M., on découvre sous la forme d'une belle coquille l'aveu de la méconnaissance complète de la musique de ce pays :" Hier, nous ont été donnés les auteurs tchécoslovaques dont les plus connus sont Suk et Stepom." (ce dernier nom avec son écriture plus qu'approximative dissimule donc Štěpán). Il avoua avoir été sensible à certaines pièces, mais releva une musique "sans grande originalité". En réplique, dans le Sud-Est du 4 février de la même année, le journaliste qui signait seulement de ses initiales A.F. perçut les motivations de la pianiste :

 
"Mlle Blanche Selva qui s'est faite l'apôtre de la musique tchéco-slovaque et consacre son grand talent à la vulgarisation, nous en a vanté les beautés et l'originalité que j'avoue humblement n'être pas parvenu à découvrir : combien plus personnels et meilleurs coloristes nous apparaissent les compositeurs russes. Des divers morceaux de chant interprétés avec un art parfait par Mme de Lestang, "la vallée du nouveau royaume" de Novak est celui qui se distingue par l'inspiration mélodique et la richesse d'écriture de la partie de piano, les autres n'offrent rien de bien particulier et l'on est étonné que des histoires aussi puériles que les fables du petit coq et de la petite poule, du flamant et de la grue aient été capables d'inspirer un musicien.[…] Les cinq pièces intitulées "Maman" de Josef Suk, écrites sous l'impression de la douleur (le compositeur venait de perdre sa femme) se distinguent par la sincérité et la spontanéité."

selva-suk-stepan

Blanche Selva entourée de Josef Suk (à sa droite) et Václav Štěpán (debout à sa gauche)
avec l'aimable autorisation de Guy Selva (Association Blanche Selva). www.blanche-selva.com

Le succès des Ballets Russes de Diaghilev apportant dans ses bagages les parfums orientaux d'une musique russe encore peu jouée en France, la création française de Boris Godounov en 1907, les ouvrages symphoniques de Rimsky Korsakov avec leur orchestration rutilante avaient réveillé le rêve d'orient encore enfoui dans la conscience collective de l'auditoire français qui s'était déjà abandonné aux sonorités capiteuses d'un Claude Debussy. Mais on appréhendait mal la réalité politique et culturelle sitôt dépassé la capitale autrichienne. Tout ce qui se situait à l'est de Vienne semblait uniformément slave, uniformément russe. Les compositeurs bohêmiens et moraves ne pouvaient s'exprimer que dans le même langage que celui de leurs homologues russes, telles du moins les croyances s'établissaient. Lorsque la fin de la première guerre mondiale révéla l'existence en Europe Centrale de nouveaux états, de nouveaux peuples, de nouvelles cultures, de nouvelles musiques, les mélomanes français s'aperçurent que leurs fantasmes ne correspondaient pas à la réalité. La réception de ces nouvelles musiques ne s'en trouva pas facilitée. Si un grand nombre de musiciens tchécoslovaques plaçaient leurs espoirs dans la culture française - Paris paraissant de manière incontestable la capitale musicale européenne - la rencontre avec l'intelligentsia française, la compréhension réciproque entre les deux cultures fut plutôt source de désillusions qu'appuis déterminés.


Lyon dans ces jours du printemps 1922 devenait-elle une vitrine française de la Tchécoslovaquie ? On aurait pu le croire tant sa musique s'insinua dans les matinées et soirées données entre Saône et Rhône. Nous retiendrons le témoignage de Léon Vallas, actif auditeur de cette programmation.


"Le quatuor de Novak présenté par la Société Crinière (2) est d'un grand charme ; il n'est pas monotone ; pourtant l'auditeur est frappé par l'unité cyclique de sa composition et par le retour fréquent d'une mélodie essentielle qui, malgré son origine slovaque certaine, semble proche parente d'un beau thème du Roi d'Ys. Comme beaucoup d'ouvrages de ce musicien, ce quatuor s'inspire de la musique populaire d'un pays encore trop peu connu et dont bientôt le compositeur tchèque Vaclav Stepan nous apportera à Lyon de séduisants échantillons."

(2) Le quatuor Crinière était composé de Georges Crinière, violon, Marcel Gonzalès, violon, Jean Gay, alto, Jean Witkowski, violoncelle. Ce dernier devint chef d'orchestre de la Société des Grands Concerts lyonnais à partir de 1929, succédant à son père Georges-Martin Witkowski.

Révélateur des intentions de l'organisateur, le concert du 9 avril 1922 pour promotion de la musique moderne. Après avoir rendu hommage à deux grands maîtres allemands du passé, Schubert et Schumann, le programme leva le voile sur la musique française d'aujourd'hui par l'intermédiaire de deux pièces pour piano récentes de Roger-Ducasse et d'Antoine Mariotte et des belles Inscriptions champêtres d'André Caplet. Le projecteur se braqua sur la musique étrangère qu'illustrèrent des pièces pour piano de Bartok et Kodaly, la suite de l'Histoire du soldat pour violon, clarinette et piano de Stravinsky et enfin trois chœurs pour voix de femmes (le dernier avec accompagnement de piano) de Václav Štěpán.

Toujours sur invitation de Léon Vallas, à Lyon, le pianiste tchèque Václav Štěpán - dont les auditeurs avaient goûté trois chants quelques jours plus tôt - proposa un programme de musique de son pays qui remplissait entièrement le concert qu'il donna le 11 mai 1922 dans la salle du conservatoire. Depuis seulement quelques mois, un petit état venait de naître dans l'Europe centrale et une nouvelle nationalité apparaissait. Un concert de musique tchécoslovaque représentait une double nouveauté : ces musiciens dégagés de la gangue de l'ex Empire autrichien pouvaient revendiquer à la fois leur originalité musicale et leur particularité nationale. Pour dégager la singularité d'une telle prestation, et même si aucun ouvrage de Janáček ne fut joué à cette occasion, nous citerons in extenso l'article que le musicologue Léon Vallas rédigea dans les colonne du quotidien lyonnais Le Salut public, occupant entièrement le cadre de sa chronique musicale hebdomadaire.

"Pour la première fois en France un pianiste tchèque a donné, jeudi, aux Petits Concerts, tout un programme d’œuvres de son pays : ce musicien, déjà connu et très estimé comme compositeur, a su, en son séjour à Lyon, exciter par son talent prestigieux l’enthousiasme de nos calmes concitoyens et conquérir la sympathie des quelques personnes qui ont eu l’honneur de l’approcher.
Personnalité extraordinaire que celle de Vaclav Stepan. Nullement destiné à l’art qu’il exerce aujourd’hui avec grand succès, il a fait de fortes études générales. Tout en se préparant à entrer dans le corps enseignant de l’Université de Prague, il travailla la musique - piano et composition - comme en amateur. Cependant reçu docteur ès-lettres, il y a une dizaine d’années, il se livra tout entier à l’art : aujourd’hui à trente et un ans, il se trouve au premier rang des pianistes de notre temps, il nous apparaît même comme le compositeur le plus remarquable et le plus personnel de la jeune école tchécoslovaque.
Patriote fervent, il a pris une part active au mouvement révolutionnaire qui prépara, dès le printemps 1918, la dislocation de l’Autriche-Hongrie. Pour nous Français n’est-il point émouvant de songer que, au moment de la dernière offensive des Allemands, alors que la prise de Paris et l’écrasement de la France semblaient inévitables à toute l’Europe, sauf à nous-mêmes, les Tchèques complètement isolés et comme prisonniers dans l’Empire autrichien, proclamaient leur détachement de la double monarchie et leur amitié pour les Alliés ? Vaclav Stepan était parmi les musiciens de Prague qui, au risque d’être pendus, commirent délibérément le crime de haute trahison, en affirmant que les intérêts et la sympathie de leur patrie les appelaient à nos côtés pour la lutte formidable de 1918.
Pianiste, Vaclav Stepan exerce une action spéciale et peut-être unique. Il estime que les virtuoses sont assez nombreux pour jouer le répertoire habituel du piano, Beethoven, Chopin, Liszt et il consacre tout son talent à la seule musique moderne : en France, il ne fait entendre que de la musique tchèque ; en Tchécoslovaquie, il répand les œuvres nouvelles de ses compatriotes et celles des compositeurs de chez nous. Avec un entrain inlassable il donne de nombreux concerts : la séance d’avant-hier nous a montré combien précieuse peut être sa propagande. Maître d’une virtuosité supérieure, d’une sonorité puissante et délicate, il possède l’art de donner la vie à tout ce qu’il joue au point que ses auditeurs éprouvent parfois l’impression d’être agréablement trompés sur la valeur des œuvres qu’il présente et qui, grâce à une exécution merveilleuse, peuvent apparaître d’une beauté supérieure à la réalité.
La musique tchécoslovaque bénéficie largement du talent de son meilleur pianiste : malgré leur valeur inégale, tous les échantillons présentés avant-hier aux Petits Concerts par Vaclav Stepan et ses collaboratrices, Mme de Lestang, Mlle de Sampigny, le Chœur de chambre, ont paru d’une grande séduction. Non que plusieurs morceaux n’aient pas, comme l’an dernier, déçu une partie de l’auditoire. Beaucoup d’amateurs, victimes d’une distraction ou d’une grave confusion géographique et ethnique, s’attendent à trouver dans le répertoire tchèque des œuvres extrêmement colorées, analogues à celles, très orientales, des meilleurs compositeurs russes. Et puis, nous avons pris l’habitude d’accorder la plus grande importance à quelques tours d’écriture assez récents, et de considérer avec trop d’attention certains vêtements harmoniques réputés modernes. Or, la plupart des œuvres tchécoslovaques d’hier et d’aujourd’hui sont d’un caractère nettement occidental ; elles n’ont pas la rutilance qui fit en partie le succès d’un Balakirew ou d’un Rimsky-Korsakov ; d’autre part, leur aspect extérieur n’a rien de debussyste. Leur style peut sembler conservateur, voire réactionnaire. Les pièces pour violon et piano de Josef Suk, déjà très anciennes, ont une physionomie un peu démodée et sont, du reste loin de valoir l’émouvante suite de cet auteur intitulée De Maman que Blanche Selva a fait connaître il y a quinze mois. Par plus d’un point, les compositions récentes de Novak évoquent le souvenir de certains maîtres du XIXè siècle, Tchèques comme Dvorak et Smetana, Allemands comme Schumann. La sonate pour piano et violon de Boleslav Vomacka, œuvre de jeunesse, est d’un romantisme qu’on peut juger désuet, encore qu’il soit difficile de ne pas admirer certains passages, notamment dans le trio du scherzo, à la fois funèbre et fantastique.
A des auditions consacrées comme celle d’avant-hier ou celle de l’an dernier, à la musique tchécoslovaque on se rend compte de la faible signification des moyens d’écriture en comparaison de l’importance essentielle de l’expression. Notée dans une langue peu nouvelle et abandonnée de nos compositeurs français, les œuvres de Suk, Novak et Vomacka ne laissent pas d’éveiller chez l’écouteur des échos très sympathiques : une grande émotion en émane. Dans Mon mai, de Novak surtout on est conquis par la franchise de l’accent autant que par la grâce aisée de l’écriture et de la traduction pianistique ; dans plusieurs parties de la sonate de Vomacka on n’est pas moins troublé par l’expansion sentimentale du musicien. La force de l’émotion entraîne l’auditeur et la musicographie perd ses droits. On ne songe alors à reprocher à nos contemporains de Bohème, pas plus qu’à Beethoven ou à Schumann, la forme ancienne de leur langage musical et de leur syntaxe.
Quelques œuvres tchécoslovaques acquièrent pour nous un grand prix en raison de leur saveur populaire : c’est le cas du final de Mon mai, de la Guerre de Vycpalek et des diverses pièces composées par Vaclav Stepan lui-même. Les musiciens tchèques connaissent bien leur richesse nationale ; ils les exploitent avec amour : dans un grand nombre de leur production ils empruntent des thèmes à leur folklore ou bien ils s’inspirent des mélodies de leur pays. Vaclav Stepan a publié plusieurs recueils de chants tchèques ou slovaques : il en respecte rigoureusement le texte vocal mais, comme on a pu l’entendre jeudi, il les enchâsse, pour ainsi dire, dans une monture pianistique d’une richesse éblouissante. Du reste, notre hôte de cette semaine, par son Quintette débordant de substance musicale, par son magnifique Sextuor, par ses chœurs originaux, autant que par ses exquises transcriptions de vieilles chansons, semble se placer en tête des compositeurs tchèques d’aujourd’hui.
Chez Vaclav Stepan, le sentiment est d’une force entraînante, d’une expansion irrésistible ; il s’exprime dans une langue très personnelle, volontairement complexe, très neuve en dépit de son caractère contrapuntique ; son style est âpre, véhément, tourmenté ; la complication rythmique est extrême. De l’ensemble, il se dégage un charme tour à tour aimable et douloureux, auquel on ne sait point résister. Dans ses compositions comme dans ses exécutions au piano le musicien-virtuose unit des qualités contraires, opposées, que l’on ne trouve presque jamais fondues de façon si harmonieuse. Le public lyonnais, dont la réputation de froideur est très justifiée, a subi, dès le début de la séance, l’emprise du jeune compositeur et pianiste ; il a aussitôt manifesté sa sympathie par de très longs applaudissements auxquels il a justement associé les collaboratrices, solistes ou choristes, de l’artiste tchèque."

Comme vous pouvez vous en apercevoir, lecteur, le rédacteur de cet article de presse a approché le pianiste tchèque qui a conquis sa sympathie ! Mais il est révélateur d'un certain état d'esprit lorsque le journaliste souligne les similitudes d'opinions et les parentés musicales entre ce représentant d'Europe centrale et lui-même, musicologue français attentif à l'état de la création actuelle musicale française.

Autre point de vue, celui de Fellot, dans le Nouvelliste daté du 21 mai 1922 : "La musique tchèque, on l'a déjà remarqué, et qu'il s'agisse de Smetana ou d'un compositeur vivant, ne s'apparente nullement à la musique russe moderne ou orientale. Elle n'en a ni le brillant, ni la technique somptueuse. […] Etrange et heurtée, elle paraît souvent rétrograde. C'est surtout par la sincérité de l'émotion et la franchise expansive du sentiment qu'elle intéresse. Et les idées qu'elle met en œuvre sont généralement supérieures en qualité au revêtement sonore dont elles sont parfois assez pauvrement parées."

Signe de l'importance de ce concert, un bref compte-rendu en fut donné dans Listy Hudebni Matice de Prague en mai 1922. La ville de Lyon pouvait presque passer pour une succursale de la capitale tchèque !

Regardons maintenant cet événement depuis notre place des premières années du XXIè siècle et demandons-nous si nous avons beaucoup progressé depuis dans notre connaissance de la musique tchèque. Qui a entendu, au cours d'un concert public, dans une retransmission radiophonique ou encore sur disque, une œuvre de Vomáčka, de Křička, de Vycpálek ou de Václav Štěpán ? Quelle pratique réelle avons-nous de la musique de Suk et de celle de Novák que l'histoire a pourtant moins négligée que leurs autres collègues ? Ajoutons que le nom de Václav Štěpán semble actuellement quasiment inconnu, y compris en République tchèque, tant les catalogues des éditeurs de disques restent discrets à propos de ce musicien. Succès d'hier, ingratitude aujourd'hui ! Quelques clés s'imposent pour mieux saisir cette situation. Blanche Selva, la pianiste française qui introduisit la musique tchèque en France, essentiellement à Paris et à Lyon, fut longtemps une propagandiste des orientations scholistes de son maître Vincent d'Indy. La communauté musicale lyonnaise du début du siècle se reconnaissait de ce courant artistique, Georges-Martin Witkowski un peu avant de lancer la Société des Grands Concerts créa une Schola cantorum, aidé en cela par Léon Vallas. Blanche Selva devint naturellement coutumière de Witkowski et de Vallas. Par ailleurs, Václav Štěpán, ce pianiste tchèque qui joua un si grand rôle dans la pénétration de la musique de ses compatriotes en France, effectua plusieurs séjours à Paris quelques mois après la fin de la guerre pour affiner sa formation auprès de Blanche Selva qui, elle-même, professa au conservatoire de Prague de 1920 à 1924. Un réseau était constitué. Il fonctionna remarquablement au service de la musique tchèque pendant cette courte période de quatre à cinq ans.

Il faut croire que Václav Štěpán sut se montrer très persuasif, à la suite de Blanche Selva, puisque Léon Vallas, musicologue, Paule de Lestang, soprano et pianiste, et Ennemond Trillat, pianiste, tous trois professeurs au Conservatoire de musique de Lyon, entreprirent en novembre 1922  une tournée de conférences et de concerts consacrés à la musique française moderne, qui les mena de Vienne à Budapest et jusqu'à Zagreb, mais surtout en Tchécoslovaquie. Ils restèrent huit jours à Prague, donnant quatre concerts différents au cours desquels ils offrirent de la musique de Debussy, César Franck, Duparc, Fauré, Charles Bordes, Ravel, Chabrier, Florent Schmitt, Ropartz, Roger-Ducasse, Antoine Mariotte, Saint-Saëns, Germaine Tailleferre, Louis Durey, Poulenc, Milhaud, Auric, Migot, entre autres, brossant ainsi un large panorama de la production française contemporaine. Nul doute qu'ils échangèrent nombre d'idées avec certains de leurs homologues tchèques et qu'ils en profitèrent pour parfaire leur connaissance de la musique de ce pays. Ils poussèrent jusqu'à Bratislava en passant par Brno. Même si leur halte fut très courte dans la capitale morave, comment auraient-ils pu ne pas entendre parler de Janáček et ne pas comprendre l'importance que ses concitoyens lui accordaient alors que son opéra le plus récent Kata Kabanova y avait triomphé un an auparavant ?


tournee-lyonnaise

Affiche de la tournée lyonnaise en Tchécoslovaquie en novembre 1922
(Bibliothèque municipale de Lyon - Fonds Vallas - Ms 149)
Cette affiche annonce le concert des artistes lyonnais, Paule de Lestang, cantatrice et virtuose du piano, Ennemond Trillat, virtuose du piano, dans la salle de théâtre de la Maison nationale de Prostĕjov, concert organisé par le Club des Amis des Arts de cette ville morave. Elle précise que chaque mois se produira un nouveau concert dû à un certain nombre d'artistes dont la virtuose parisienne du piano, Blanche Selva et le quatuor tchèque Ševčik.

Nouveau concert lyonnais avec de la musique tchèque le 11 février 1923. Dans sa chronique musicale (Le Salut public du samedi 17 février), Léon Vallas relatait :


"D’autres musiques chorales (3), d’origine slave, ont été chantées, le même dimanche, mais par le chœur de chambre de Mme de Lestang et elles n’ont pas obtenu un moindre succès : celles-là présentées au cours d’une séance de musique tchécoslovaque, sont d’origine ou d’inspiration populaire, mais leur mise en œuvre est toute différente de celle des chants ukrainiens et beaucoup plus modernes : l’un des chœurs était dû à Vycpalek ; sa lourdeur et sa maladresse voulues rappellent de façon pittoresque l’allure paysanne ; les autres, composés par Vaclav Stepan, sont d’une écriture complexe à l’extrême qui exige de leurs interprètes une sûre virtuosité : inconnus en France, hors de Lyon, ils risquent de le rester ; en Tchécoslovaquie même où abondent des sociétés chorales excellentes, on ne les chante presque jamais : nous pouvons nous réjouir d’avoir pu les entendre deux fois en deux ans grâce au talent d’un groupe de jeunes femmes lyonnaises.
Ces œuvres n’étaient pas le moindre attrait de la séance tchèque des Petits Concerts : on a goûté aussi les œuvres de Vaclav Stepan et les interprétations de ce grand pianiste. L’audition de dimanche a fait remarquer par tous les auditeurs l’excellence de l’art de Vaclav Stepan, sa supériorité évidente dans l’école tchèque contemporaine. Ses transcriptions de chansons bohêmes ou slovaques, présentées par Mme de Lestang sont d’une grâce, d’une vivacité, d’une expression infiniment séduisantes ; ses chœurs traduisent des sentiments divers avec une force et une intensité qui déchaînent l’enthousiasme. Celles de ses œuvres, exclusivement personnelles, exprimant, non plus l’âme de son peuple et de sa race, mais les émotions propres à l’artiste, ne sont pas d’une moindre valeur.
En 1920, nous avions admiré, salle Rameau, son Sextuor à cordes : c’était, en un seul morceau, de forme ramassée et tout un poème symphonique, d’inspiration nationale, commentant avec une éloquence fougueuse les espérances et les angoisses du pays tchèque durant la guerre. Le Poème pour violoncelle et piano, présenté dimanche par l’auteur et Jean Witkowski, apparut comme une suite au Sextuor : selon les déclarations de Vaclav Stepan lui-même, il traduit l’apaisement heureux de l’homme considérant le passé et jouissant du Beau temps de la vie (tel est le titre tchèque de l’œuvre) c’est-à-dire de ce temps où à l’agitation, au trouble sentimental, succèdent le calme et la sérénité. Il semble évident que la pensée nationale ne fut point étrangère à l’inspiration de ce poème composé peu de mois après la libération des provinces de Bohême, Moravie et Slovaquie, si longtemps prisonnières. Comme dans le Sextuor, le musicien, dans ce récent ouvrage, semble, au gré de son sentiment divers mais unique, créer la forme de son originale sonate. L’auditeur ne songe point à déterminer et à cataloguer la coupe d’une composition complexe, il se laisse entraîner par l’expression d’une œuvre qui enchaîne les mouvements lents et rythmes vifs sans qu’on en remarque les subtiles transitions. De la mélancolie du début, chantée à découvert par le violoncelle en des phrases émouvantes, jusqu’à la conclusion tout apaisée, on passe par des sentiments variés montant jusqu’à la prodigieuse exaltation que célèbre le piano seul : l’auteur nous conduit de la plaine aux sommets par un chemin sans cahots ; nous nous laissons emmener par lui sans résistance et sans effort : tout au long de la route sentimentale, tandis que se poursuit une confidence attachante, de l’éloquence la plus simple et la plus directe, c’est par monts et par vaux, une promenade enchantée.
A côté des œuvres de Vaclav Stepan, celles de ses camarades ou de ses aînés pâlissent… Vomacka laisse un souvenir incertain ; Kricka ne fait qu’amuser un moment avec les fables puériles de son Printemps, jeune et joyeux, avec ses gentils récitatifs, parfois directement issus des Enfantines de Moussorgski et que concluent de façon si solennellement drolatiques les points finals wagnériens empruntés à la grandiloquence tétralogique ; Suk lui-même, l’un des plus remarquables parmi les compositeurs de Bohême, se relègue au second plan ; Leos Janacek, cet étrange Morave, qui professe à Brno la composition musicale tout en proclamant son dédain des lois et des règles, ne fait qu’intéresser un public français par ses curieuses recherches de décalque mélodique de la parole : il ne l’émeut point. Pourtant, les uns et les autres ont trouvé en leur collègue Stepan le truchement le plus intelligent, le plus expressif et le plus susceptible d’entraîner la conviction de ses auditeurs.
Le brillant pianiste a été salué de longs applaudissements par un public généralement peu prodigue de marques bruyantes de sympathie, et son succès a été justement partagé par ses collaborateurs, Mme de Lestang, le Chœur de chambre et Jean Witkowski."

(3) allusion à un concert de chorales ukrainiennes donné le même jour

lj-lyon

La première œuvre de Janáček jouée à Lyon
programme du 11 février 1923 des Petits Concerts de Léon Vallas
(Bibliothèque municipale de Lyon - Fonds Vallas - Ms 35)

Distinguons l'adjectif accolé à Janáček : étrange. Comme c'est la première apparition d'un ouvrage du compositeur morave et vraisemblablement l'une des toutes premières fois qu'on entend le nom de Janáček à Lyon, très probablement, Václav Štěpán a dû lui-même informer ses hôtes sur son collège morave. Pour quelqu'un qui se veut en dehors des normes musicales, il n'est pas étonnant que la majorité des auditeurs  ressente un effet bizarre à l'écoute de sa musique. De quelle pièce s'agit-il ? Si le musicologue lyonnais ne nous livre aucune information sur son titre, un très récent et très documenté article de Marianne Frippiat paru dans la revue Opus Musicum de Brno (n° 1 de 2006) nous suggère qu'il s'agit du recueil Dans les brumes. La notice d'accompagnement du concert que je viens de retrouver indique clairement la présence de ce recueil, d'ailleurs première pièce de la partie tchèque (voir la photographie ci-dessus). Remarquons que l'enthousiasme du musicologue envers la musique tchèque en général semble s'être particulièrement émoussé, la musique de Vomáčka, Křička, Suk, (et Janáček absent du concert précédent) lui semblant maintenant bien plus fade, mais Václav Štěpán, auquel des liens d'amitié maintenant l'attachaient, continuait d'obtenir tous ses suffrages !

Dans Le Progrès de Lyon du 14 février, parut un court article non signé dont nous extrayons ces paragraphes :

"Charmantes ou émouvantes aussi, ces mélodies de Bohême, de Moravie, de Slovaquie, mises en œuvre, non par des spécialistres de l'orphéon, mais par le grand musicien qu'est Stepan. Interprétéses avec précision, entrain et même fougue par le Chœur de chambre ou par leur directrice seule, elles ont enthousiasmé l'auditoire. […] Les compositeurs Vomacka, Kricka, Vycpalek et Stepan étaient déjà connus par les précédentes séances tchécoslovaques de Mmes de Lestang et Selva et de M. Stepan. Au programme, un seul nom nouveau, Leos Janacek. Ce Janacek est un slovaque entêté pour qui toute musique se ramène au langage de son pays ; du moins on nous l'affirme au concert sans que la démonstration musicale apportée par deux morceaux de piano ait paru très significative."

A son tour, le 3 mars, l'organe parisien Comoedia publiait sous le titre "Musiques tchécoslovaques" le texte suivant :


"Un compositeur nouveau, complètement inconnu en France et arrivé depuis peu à la renommée en son pays, figurait au programme de cette séance : Leos Janacek. C'est un modeste professeur de composition au conservatoire de Brno en Moravie, grand ennemi de toute intellectualité en musique, son principal effort a été d'étudier le mouvement mélodique du langage parlé en vue de créer une déclamation musicale propre à la langue tchèque et, naturellement, toute différente de la découpe wagnérienne ou de la debussyste, basée l'une sur les larges sauts de la diction allemande, l'autre sur la marche beaucoup plus variée de la langue française. Ses thèmes instrumentaux eux-mêmes sont issus de la parole tchèque. Un échantillon pianistique de l'art de Janacek a été présenté par M. Vaclav Stepan : c'est une suite de quatre morceaux, Dans les brumes, qui n'a pas laissé une impression très profonde."

Sans doute l'honorable rédacteur du Progrès de Lyon avait besoin d'une sieste puisqu'il n'entendit que deux pièces du recueil Dans les brumes, alors que le programme spécifiait bien les titres de chacun des quatre morceaux que le commentateur de Comoedia, lui, avait bien entendus ! La connaissance du pays tchèque s'avérait peu convaincante puisqu'on confondait allègrement la Moravie avec la Slovaquie que le critique annonçait comme région d'origine du compositeur. Quant à la mélodie du langage, l'appréhension de cette théorie janacekienne ne faisait pas partie des préoccupations musicales de l'époque. Ne nous étonnons pas trop cependant de l'incompréhension face aux brumes du compositeur morave, pourtant cousines par endroits de l'expression debussyste, il en va souvent ainsi des œuvres fortes, trop neuves pour être appréciées immédiatement. Et il est vrai que celles du compositeur morave ne livrent pas leur richesse dès le départ et qu'une seule audition s'avère insuffisante pour goûter pleinement à leurs charmes. Ajoutons que le rédacteur du Coemedia avait sans doute raté le concert parisien de Mischa-Léon deux mois plus tôt pour déclarer complètement inconnu le nom de Janáček ! N'imaginons pas non plus que cette réception, sinon hostile, du moins indifférente de la part des critiques et du public soit due à une interprétation indigente. Václav Štěpán venait de donner ce cycle en première audition pragoise tout comme il avait assuré la première du Journal d'un disparu dans la capitale tchèque. Sa pratique de la musique de piano de Janáček le mettait à l'abri d'un jeu erratique.


Quelques jours plus tard, le dimanche 25 février 1923, un ensemble tchèque se produisait au Conservatoire de Lyon. Le Progrès de Lyon sous une plume anonyme offrit ce compte-rendu à ses lecteurs du 28 février.


"Les Grands Concerts avaient invité leur clientèle à venir entendre au Conservatoire les quatre Bohémiens réputés qui forment le Quatuor Tchèque. Nous voilà envahis par les Slaves !
Le nom célèbre de ce Quatuor ancien (il vient de fêter sa vingt-cinquième année) n'avait pas troublé nos concitoyens. Pas davantage l'annonce du quatuor de Witkowski. Surprise ! Surprise au moins pour les personnes croyant encore à l'amour musical de la clientèle bourgeoise qui, deux dimanches par mois, de seize heures et demie à dix-huit heures trois quart juge convenable d'aller sommeiller à la salle Rameau.
Le Quatuor Tchèque est l'une des sociétés les plus personnelles. Ses qualités de race le différencient nettement. Les uns le portent aux nues ; les autres le censurent. Il possède des vertus uniques de rythme et de fougue ; sa sonorité n'est pas toujours belle et pure.
L'interprétation de Beethoven par les Tchèques est pleine de surprises ; celle de Witkowski diffère de la française par tous les points ; celle du curieux quatuor de Novak est évidemment la meilleure que l'on puisse entendre. Que de discussions à ce sujet vont, cette semaine, troubler les réunions d'amateurs qui font du quatuor, c'est-à-dire qui de leurs archets malhabiles organisent à jour fixe le martyre de Haydn et de Beethoven."

Remarquons l'acidité de la plume du commentateur et son attitude dubitative vis-à-vis du deuxième quatuor de Novak (opus 35, composé en 1905) qualifié de curieux. Visiblement, chaque musique et chaque interprétation qui sortaient du cadre habituel, connu, balisé de la musique classique et romantique allemande et de la musique française de ces mêmes époques étaient mal reçues. Novak pourtant bien sage dans son écriture musicale n'y échappa pas.

A Paris, en avril de cette année 1923, les Parisiens entendirent une nouvelle œuvre d'un compositeur tchèque, Josef Suk. Un bref compte-rendu non signé parut en mai dans La Revue Musicale :
"L'école tchèque faisait en partie les frais du premier concert en offrant une première audition de Prague. L'esprit parisien, qui attend de son contact avec l'étranger le petit choc qui doit aiguiser son goût, a sans doute été déçu par cette œuvre aux tendances fortement wagnériennes, sans prétention à la couleur folkloriste. Cependant si l'ouvrage n'apporte aucune nouveauté, il s'impose par la majesté des lignes et par la tenue dramatique, un peu trop uniforme même, de son mouvement."

A la fin de l'année, un concert parisien de musique tchèque rassembla des œuvres de Smetana, Nesvera, Novak, Dvorak, Kricka et Kapral interprétés par des solistes tchèques et français après l'intervention d'un musicologue tchèque qui traça les grandes lignes de l'école tchèque.


"D'une voix aux accents variés et avec un excellent esprit d'adaptation, Mme Malnory-Marseillac traduisit la nostalgie et quelquefois l'entrain des airs populaires tchécoslovaques de Kricka. Un jeune compositeur M. Vaclav Kapral exécuta ses Berceuses de printemps ; elles sont bien écrites pour le piano, pleines de sonorités agréables et d'une émotion raffinée" ainsi s'exprima Carol-Bérard dans une courte intervention dans La Revue Musicale (numéro de décembre).

En avril 1924, sous la signature de Marc Pincherle, la même Revue Musicale signalait la première audition d'une Suite de Josef Suk exécutée par une jeune violoniste polonaise, Maria Marco. En août dans les pages de cette revue, Marie Dormoy soulignait quelques caractéristiques de cette musique d'Europe centrale telle qu'elle les avait perçues au cours d'un festival de musique tchécoslovaque où des ouvrages de musique de chambre, Mon Pays de Smetana en particulier et des pièces orchestrales Carnaval de Dvorak, la Vltava et l'ouverture de la Fiancée vendue de Smetana par l'orchestre Lamoureux dirigé par Vaclav Talich rejoignaient des œuvres chorales.


" la Chorale des Instituteurs de Prague a donné, aux Champs-Elysées trois grands concerts. […] Sous la direction à la fois énergique et discrète de M. Method Dolezil, cette société qui ne compte pas moins de cinquante membres nous a fait entendre des œuvres de Smetana, Suk, Foerster (double chœur à huit voix), Dvorak, etc. […] Les nuances sont observées avec la plus grande perfection et dans le Sentier champêtre de Foerster, une partie de basse en sons martelés […] nous a prouvé que ces "amateurs" valaient bien des professionnels."
 

De Paris, déplaçons-nous à Montpellier et ajoutons une année à l'horloge du temps. La chorale des Instituteurs moraves au cours d'une nouvelle tournée s'arrêta dans cette ville du Languedoc. Le compte-rendu de la presse est éloquent (orthographe des noms respectée) :


"Les voix sonores, souples, arrivent à des effets de douceur insoupçonnables ou de musique imitative très originaux. Elles réussissent  des ”pianissimo”, des ”morendo” sur des termes invraisemblables. […] De cette école (tchèque) nous connaissons surtout Smetana, Dvorak dont le ”Festin” est un petit chef d'œuvre, nous connaissons encore mais moins cependant Josef Suk et surtout J. B. Fœrster. […] Les peu connus ne sont pas moins intéressants, ce sont des jeunes. De Janacek, on a applaudi le formidable ”70 000”. Titre bizarre, morceau également bizarre, mais d'une puissance enlevante."

L'adjectif "bizarre" que le journaliste employa pour qualifier la musique de Janacek résumait sans doute assez bien l'impression générale. Par sa nouveauté, cette musique mettait l'auditeur mal à l'aise et des sentiments contradictoires l'envahissaient. Quant à l'évocation de la jeunesse du compositeur morave,  celle du cœur et de l'esprit correspondait à la réalité, mais le rédacteur ne se doutait certainement pas qu'il vivait ses dernières années.

Le Conseil central des associations tchécoslovaques soutint un concert dans les murs de la Salle des Agriculteurs à Paris où, de Janáček et sous les doigts de Jane Mortier, on entendit le deuxième mouvement, Smrt, La Mort, de sa Sonate pour piano le 10 avril 1926. Un an plus tard, le 17 mars 1927, ce même mouvement de sonate fut redonné par cette pianiste à la salle Pleyel qui joua également les Trois danses tchèques (H 154) de Martinů tandis que deux instrumentistes tchèques interprétèrent en première audition son Duo n° 1 pour violon et violoncelle (H 157).

La Société Musicale Indépendante créée en 1909 en réaction contre la Société Nationale plus ancienne d'une trentaine d'années, plus  repliée sur la musique française, plus conventionnelle pour la qualifier un peu vite, cette SMI ouvrit tout de suite ses programmes aux créateurs étrangers. Dès son premier concert, elle se tourna vers le Hongrois Zoltan Kodaly. Tout de suite après la guerre, du pianiste et compositeur tchèque Václav Štěpán les auditeurs entendirent au cours du concert du 23 mai 1919 son opus 5, Les premiers printemps, un quintette pour cordes et piano qu'il interpréta lui-même avec le concours du Quatuor tchèque (Bohémien), le compositeur Josef Suk tenant le second violon. Le mois suivant, le 13 juin, le même Quatuor Tchèque exécuta le quatuor opus 105 d' Antonín Dvořák. Deux ans plus tard, le 9 mai 1921, un autre quatuor tchèque, le Quatuor Sevcik-Lhotsky du nom conjoint d'un fameux pédagogue tchèque et du premier violon de l'ensemble défendit le premier quatuor de Smetana et le deuxième quatuor en ré majeur, opus 35 de Vítĕzslav Novák, une composition en deux mouvements. Un autre deuxième quatuor, celui de Bohuslav Martinů, trouva vie le 13 février 1930 à l'Ecole Normale de musique. Au concert suivant, le 5 mars, ce fut le tour de deux mélodies populaires slovaques de Václav Štěpán tandis que le 14 mai, le public découvrit la sonate pour violon et piano d'Erwin Schulhoff avec l'auteur au piano. Deux compositeurs se trouvèrent réunis au programme d'un concert, le 28 février, par deux pièces pour piano, une Danse due à Martinů et Boston sorti de la plume de Schulhoff, sous les doigts de la pianiste Lucette Descaves qui un peu plus tard joua un rôle efficace dans l'interprétation des concertos pour piano d'André Jolivet. En 1933, le 18 janvier, le Trio hongrois ajouta aux trios de ses compatriotes Tibor Harsanyi et de Laszlo Lajtha, Cinq pièces brèves pour trio de Martinů. L'école musicale tchèque révélait ainsi au public français une partie de sa richesse actuelle et ancienne. 

La vénérable Société Nationale s'ouvrit peu à peu aux influences étrangères. La pianiste Blanche Selva, très liée à Vincent d'Indy, véritable figure tutelaire de cette Société, s'intéressait à la musique tchèque, comme nous l'avons déjà écrit. Probablement sous son influence, des compositions bohémiennes et moraves s'importèrent en France. Ainsi, le 31 janvier 1920,  de Václav Štěpán, les auditeurs entendirent son Sextuor par le Quatuor Tchèque auquel s'étaient joints un altiste et un violoncelliste français et de Novák quelques mélodies chantées par la mezzo-soprano Claire Croiza accompagnée au piano par Blanche Selva justement. Une année passa et le 12 février Blanche Selva interpréta la suite pianistique en neuf pièces de Josef Suk, A travers la vie et le rêve. Le pianiste Václav Štěpán et la cantatrice Paule de Lestang donnèrent à Paris dans la salle de la Société des concerts le 29 avril 1922 un programme similaire à celui qu'ils proposèrent aux Lyonnais quelques jours plus tard : des mélodies de Vítĕzslav Novák, de Ladislav Vycpálek, de Jaroslav Křička et de Václav Štěpán lui-même. On retrouva les noms de Štěpán, de Křička et un nouveau venu à la Société Nationale, Jan Kunc dans des mélodies pour soprano et piano, lequel était tenu par Jacques Février qui s'illustra plus tard comme un interprète particulièrement bien inspiré dans la musique de son ami Francis Poulenc. Ce concert se tint le 24 février 1923. Enfin, le 3 mai 1924, le violoncelliste Jean Witkowski allié au compositeur interprétèrent le Poème de Štěpán qu'ils avaient déjà joué à Lyon l'année précédente. A la Société Nationale, la source tchèque se tarit provisoirement ce jour-là.

sn-29-4-22

Affiche du concert de la Société Nationale du 29 avril 1922 à Paris
(Bibliothèque municipale de Lyon - Fonds Vallas - Ms 149)

sn-29-4-22-detail

Détail de cette affiche : liste des ouvrages tchèques exécutés au cours de ce concert

En 1928, aux orchestres Lamoureux, Pasdeloup, Colonne, à celui de la Société des Concerts du Conservatoire, s'ajouta un nouvel ensemble, l'orchestre symphonique de Paris soutenu par ses parrains, le pianiste Alfred Cortot et les chefs Louis Fourestier et Ernest Ansermet. Pierre Monteux, auréolé du prestige de la création en 1913 du Sacre du printemps, dirigea une partie de la saison 1929 du nouvel orchestre dans la salle Pleyel flambant neuve. Le 24 mai, pour son sixième concert, il inscrivit au programme la Sinfonietta de Janáček en première audition française. (4) Son auteur s'était éteint en août de l'année précédente, il ne put prendre connaissance de l'écho soulevé par cette première dans notre pays, alors que sa Sinfonietta s'imposait peu à peu, après sa création mondiale à Prague, le 19 juin 1926 et sa première exécution américaine à New-York sous la baguette d'Otto Klemperer.. 

(4)  Page 218 du livre de Jean-Philippe Mousnier - Pierre Monteux - L'Harmattan - 1999 

Pour continuer de faire une légère entorse au titre de ce sujet,  nous nous intéresserons aux années suivant la mort du compositeur en fixant 1939 comme limite. En fin d'année 1928, l'Ecole Normale de Musique donna un concert de musique de chambre tchécoslovaque, organisé par son directeur, Auguste Mangeot. Des œuvres de Smetana, Dvořák, Novák, Suk (Méditation sur le choral de Saint Venceslas pour quatuor) et Martinů y furent exécutées dont le Duo pour violon et violoncelle de ce dernier toucha le musicologue André Cœuroy. Tournons-nous maintenant du côté de la Société Nationale qui, dans ces années justement assouplit quelque peu ses règles de fonctionnement en ouvrant plus largement ses concerts à la musique étrangère. Le 31 janvier 1931, un peu plus de deux ans après la disparition du compositeur, le Quatuor de Prague joua le premier Quatuor de Janáček aux côtés de pièces de Sylvio Lazzari, Paul Bazelaire, Adolphe Borchard, Jean Cras, Daniel-Lesur, Edouard Sciortino et Tristan Klingsor. Si une partie du public s'interrogea sur le compositeur morave à cette occasion, quelles questions un public actuel à l'audition d'un tel programme se poserait-il ? En dehors de quelques pièces de Daniel-Lesur et de Jean Cras, qui a entendu une composition des cinq autres musiciens cités ? Au cours de cette même année 31, en juin, aux Concerts Alfred Cortot, à l'Ecole Normale de Musique fut présenté le Concertino pour piano et six instruments de Janáček. Probus dans un article décrivant "la musique tchécoslovaque d'après-guerre" paru dans le numéro 117/118 de La Revue Musicale (juillet-août 1931) consacré à la géographie musicale de l'Europe n'indiqua pas qui tenait la partie de piano ni qui l'accompagnait ni quel accueil le public réserva à cette œuvre que le rédacteur qualifia de "pur modernisme, dans le meilleur sens du mot" ? Le critique musical ne s'étendait pas là-dessus dans son article, au demeurant, fort intéressant et bien documenté.

 

Rendons-nous de nouveau à l'Ecole Normale de musique à Paris et avançons de quatre ans depuis l'audition du quatuor. Cette fois-ci, l'organisation des concerts reposait sur la société musicale Triton. Le 15 février 1935, elle consacra tout un concert à des musiciens tchèques : Silvestr Hippmann, Jaroslav Ježek, Jaroslav Křička, Karel Boleslav Jirák, Boleslav Vomáčka et Janáček. Le violoniste belge Robert Soëtens et la pianiste Germaine Leroux jouèrent sa sonate pour violon. Comme nous l'avons déjà indiqué dans un autre article de ce site - voir la perception française de la musique de Janáček à travers les écrits - elle laissa indifférente la compositrice Suzanne Demarquez qui assurait la critique dans la Revue Musicale. L'année suivante en mars et le 25 de ce mois, Germaine Leroux accompagna de son piano le ténor José de Trévi - dont on ne trouve pas le nom sur l'affiche de ce concert, remplaçant Georges Jouatte, empêché - et la mezzo Germaine Cernay pour une seconde lecture du Journal d'un disparu et non pour une première audition comme l'indique par erreur l'affiche, oubliant l'exécution de 1922. (5)

(5) Voir le livre de Michel Duchesneau - L'avant-garde musicale à Paris de 1871 à 1939 - Mardaga - 1997

triton
Deux concerts de l'association Triton où apparaît le nom de Janáček

La Revue Musicale, dirigée par Henry Prunières, ne se contentait pas de sortir régulièrement sa revue nourrie de nombreux articles de musicologie, de critiques de concerts récents, de livres musicaux, des premiers disques, mais organisait quatre à cinq fois dans l'année des concerts où elle invitait des solistes et des musiciens chambristes. La pianiste Aline van Barentzen, la cantatrice Gilberte Arvez-Vernet de l'opéra, et les violonistes Hortense de Sampigny (dédicataire de la deuxième sonate pour violon et piano de Martinů - H 208 - qu'elle créa à Paris en 1933) et H. Arnitz se retrouvèrent le mardi 16 février 1937 pour un concert de musique tchécoslovaque en deux parties. La première fut occupée par des pièces de Novák, Vomáčka, Jirák, Martinů, tandis que la seconde fut dévolue à Julia Reisserova, compositrice qui étudia auprès d'Albert Roussel et Nadia Boulanger.


Enfin, en 1938, le 2 juin, toujours à Paris, sous l'égide de l'Association Internationale des Ecrivains pour la défense de la Culture, au moment où le pouvoir nazi faisait peser de lourdes menaces sur le sort de la Tchécoslovaquie, la jeune chef et compositrice Vítĕzslava Kaprálová (6) dirigea un concert entièrement consacré à la musique de ses compatriotes Smetana, Dvořák, Janáček, Martinů, Novák et Suk. Elle dirigea le concerto pour clavecin et petit orchestre (H 246) que son aîné, ami et professeur, Martinů, écrivit en 1935 et qu'il dédia à la brillante claveciniste Marcelle de Lacour, celle-là même qui l'interpréta de nouveau à ce concert. Quelle(s) œuvre(s) du compositeur morave fut jouée ? Nos recherches actuelles n'ont pas abouti. Le jeune pianiste tchèque Josef Palenicek prêta son concours à ces exécutions unissant son talent à celui d'un non moins jeune violoncelliste français de vingt-sept ans, André Navarra, dont la notoriété grandit au cours des années suivantes.


(6) Vítĕzslava Kaprálová (1915 - 1940) est la fille du compositeur Václav Kaprál, membre dans les années 20 du Club des compositeurs moraves dont Janáček fut un temps le président. Un fil rouge relia ainsi le vieux compositeur à la fille de son ancien élève. Vítĕzslava qui résida en France à partir de 1937, étudia à l'Ecole Normale de Musique comme son père quelques années plus tard, prit des cours de direction d'orchestre auprès de Charles Munch. Elle bénéficia de cours particuliers de composition que lui prodigua son ami Bohuslav Martinů avec qui elle était très liée. Durant sa courte vie, elle composa un ensemble de pièces qui laissaient présager un développement prometteur, mais la maladie la faucha prématurément. Voir le site extrêmement intéressant www.kapralova.org

pleyel-38

Janáček dirigé par Vítĕzslava Kaprálová en 1938
(avec l'aimable autorisation de la Kapralova Society)

D'assez nombreuses exécutions d'ouvrages de Bohuslav Martinů eurent lieu à Paris de 1925 jusqu'à 1939, date limite de la présente étude. Ce compositeur, bien que né en Bohême et Tchèque jusqu'au bout des ongles, par ses études auprès d'Albert Roussel qui le soutint efficacement, vit s'ouvrir beaucoup plus facilement les programmes des concerts que la plupart de ses compatriotes. Par sa résidence parisienne prolongée, par son mariage avec une Française, il sut s'attirer l'attention et bientôt la sympathie de nombre de musiciens qu'il cotoyait régulièrement et progressivement se fondit dans le milieu musical parisien au point d'en faire partie intégrante au même titre que bien des compositeurs hexagonaux. Un peu comme le Polonais Alexandre Tansman et le Roumain Marcel Mihalovici qui le rejoignit au sein du comité exécutif de l'association Triton où ils resserrèrent les liens qu'ils avaient déjà noués avec nombre de musiciens français tels Milhaud, Honegger, Poulenc, Rivier, Ibert, Ferroud… Ces étrangers, sans renier leur culture d'origine, adoptèrent néanmoins une vie française que leur mariage respectif avec Colette Cras, fille du compositeur Jean Cras, pour Alexandre Tansman et la pianiste Monique Haas pour Mihalovici, renforça au point qu'ils constituèrent ce que l'on nomma l'Ecole de Paris. Le lecteur soucieux d'exhaustivité quant à la pénétration française de la musique tchèque pourra consulter avec profit le site www.martinu.cz/katalog/ (en tchèque et en anglais) où il trouvera une bonne vingtaine de créations d'œuvres de Martinů sur notre territoire. Mais il faudrait de nouvelles recherches, longues et patientes, pour dresser une liste d'autres auditions françaises de ses ouvrages…


Conclusion


Pendant quelques années, au début des années 20, il sembla qu'un intérêt poussait certains milieux musicaux français à regarder du côté de la République tchécoslovaque naissante, aidée en cela par les talents d'interprètes de la pianiste française Blanche Selva et de celui de son homologue tchèque, Václav Štěpán. Mais cet engouement relatif ne dépassa quasiment pas 1925. Il faudrait effectuer des recherches dans les programmes de concerts donnés pendant cette période dans toutes les régions de France, de la Bretagne à l'Alsace, du Nord à l'Aquitaine et en Provence, pour espérer trouver une autre diffusion de compositeurs tchèques si partielle soit elle et qui sait, d'autres ouvrages de Janáček que ceux dont nous dressons la liste ci-dessous… mais cette tâche dépasse actuellement nos moyens.


Dans l'état actuel des recherches, de 1908 à 1938, Janáček fut joué à treize reprises en France, dont sept de son vivant. C'est bien peu. Premières auditions parisiennes en 1908. Ensuite onze ans d'attente. Puis régulièrement, année après année, en sautant parfois de deux à quatre ans, un ouvrage était révélé au public français (en fait surtout parisien). Deux pièces pour piano, trois œuvres de musique de chambre, quatre chœurs, un ouvrage symphonique, un recueil de mélodies et rien d'autre. Si sa musique impressionna quelque peu et dérouta beaucoup, la faible fréquence de son exécution ne facilita pas la pénétration de celle-ci dans les milieux musicaux. Comme par ailleurs, les articles de revues spécialisées (à l'exception de La Revue Musicale) et de quotidiens ne parlaient que très peu du compositeur morave et que les disques 78 tours ne portaient pas d'intérêt au compositeur morave (7), bien peu de Français en 1939 pouvaient se vanter d'une connaissance de l'œuvre de Janáček si partielle soit-elle. Les interprètes tchèques jouèrent un rôle de premier plan (la Chorale des Instituteurs moraves, Václav Štěpán, le quatuor de Prague, Vítĕzslava Kaprálová), la pianiste Germaine Leroux dévouée à la cause musicale tchèque ne plaignit pas ses efforts, mais les interprètes français touchés par le compositeur morave n'étaient pas assez nombreux pour prendre le relais et jouer un rôle d'entraînement auprès des autres musiciens et du public.  Ces semences se révélèrent infructueuses tout d'abord, noyées qu'elles étaient au milieu de pièces d'autres compositeurs tchèques d'où il était difficile de distinguer le bon grain de l'ivraie. Elles laissèrent néanmoins des traces chez quelques musiciens, musicologues et auditeurs. La germination s'avéra longue…


(7) N'imaginons pas que le disque dans ces premières années de son existence ne s'intéressait qu'aux œuvres du répertoire. Des ouvrages de musique moderne, comme par exemple l'opéra Pelléas et Mélisande de Debussy, l'Oiseau de feu de Stravinsky ou la Troisième symphonie d'Albert Roussel enregistrée moins d'un mois après sa création en concert, furent publiés et trouvèrent leur public.




date lieu œuvre opus date lieu œuvre opus
1908 Paris Marycka Magdonova IV/35 1927
Paris Sonate pour piano
VIII/19
Dež viš IV/28 1929 Paris Sinfonietta VI/18
Klekánica IV/28 1931 Paris Quatuor n° 1 VII/8
1919 Paris Maryčka Magdonová IV/35 1931 Paris Concertino pour piano et six instruments VII/11
1922 Paris Journal d'un disparu V/12 1935
Paris Sonate pour violon VII/7
1923 Lyon Dans les brumes  VIII/22 1936 Paris
Journal d'un disparu V/12
1925 Montpellier Les 70 000 IV/36 1938 Paris ? -
1926 Paris Sonate pour piano VIII/19

Liste des œuvres de Janáček entendues en France avant 1939

Conclusion générale

Joseph Colomb - mai 2006
Je dois les plus vifs remerciements à Mme Claire Delamarche, musicologue, attachée à l'Orchestre National de Lyon qui a mis à ma disposition les archives de cet orchestre concernant les programmes des concerts depuis l'origine et a répondu plusieurs fois à mes questions. Merci à Aurélie Valle qui m'a facilité le contact avec Mme Delamarche.

Merci également à Mme Pascaline Maugat, directrice de la communication des Solistes de Lyon-chœurs Bernard Tétu, qui a pris le temps de me recevoir et a mis à ma disposition les archives de sa Société (programmes des concerts, extraits de presse, etc.).

Grand merci à Benoît Dumas, archiviste des Concerts Lamoureux qui m'a communiqué la programmation complète de la société de concerts qu'il représente.

Cette série d'articles n'aurait pas pu être rédigée entièrement sans l'apport d'informations que m'a transmises Alain Chotil-Fani, qui a réalisé de nombreux articles sur Dvořák sur ce site et sans la lecture de l'article récent et très documenté de la musicologue Marianne Frippiat aux pages 14 à 21 de la revue Opus Musicum, premier cahier de l'année 2006, (en langue tchèque) dont Renata Daumas a assuré la traduction en plus de celles d'autres pages et à qui le rédacteur de ces lignes doit beaucoup.

Ont été consultés en particulier, le quotidien Le Progrès de Lyon, le Salut public de Lyon, La Revue Musicale parisienne et le fonds Vallas conservé à la Bibliothèque municipale de La Part-Dieu, Lyon (où M. Guinard et M. Montrosier  m'ont facilité la tâche).