CHRONIQUE TCHÈQUE

William Ritter, collaborateur au Mercure Musical, répond à son confrère Magnus Synnestvedt qui avait émis des critiques peu aimables à l'encontre de la Symphonie du Nouveau Monde. S'il n'est pas toujours d'une grande rigueur musicologique, cet article enflammé de 1907 a le mérite de nous rappeler que la musique tchèque avait ses défenseurs dans notre pays, alors en proie à de violents courants nationalistes qui rejettaient volontiers la musique d'ailleurs.

C'EST avec une certaine stupéfaction que Prague et nous, avons pris connaissance de l'opinion de M. Magnus Synnestvedt (1) sur la Symphonie du Nouveau Monde de Dvořák, l'une des œuvres parfaites de la musique tchèque, l'une des rares à laquelle l'Allemagne même ne reproche rien.

Si cette orchestration là est « lourde et monotone » notre complet éclectisme artistique ne sait vraiment où il faut en aller chercher de la nerveuse et rythmée, de la pimpante et bigarrée. Prague et Vienne avec nous y ont trouvé un tel diable au corps ! Mais si les appréciations personnelles sont peu discutables, il n'en va pas de même des faits.

M. Magnus Synnestvedt commence par se battre avec un moulin à vent (2) : la symphonie en question ne s'est jamais appelée Le Nouveau Monde, n'a jamais eu la prétention de l'évoquer, encore moins d'en être un « tableau ». Son titre complet en français (en allemand et en tchèque il n'y a aucune équivoque possible) serait symphonie RAPPORTÉE (ou ENVOYÉE) du Nouveau Monde : c'est tout simplement la plus tchèque des symphonies de Dvořák, fille qu'elle est de la nostalgie de la Bohême, de la terrible nostalgie éprouvée par le compositeur en Amérique. De peindre la vie intense des Etats-Unis, de faire de la musique nègre ou rubricutanée il s'en souciait comme d'une guigne et il n'eut jamais de peau-rouge que sa propre face. Les historiettes de danses et d'airs négrillons n'ont jamais été que du petit nègre cancanier et journalistique, et viennent d'un récit sans importance du compositeur où il s'agissait d'un portefaix nègre et sifflotteur auquel à la descente du transatlantique il avait confié son bagage : cela n'a qu'un intérêt anecdotique (a). Il ne reste en question que des airs tchèques et slovaques de l'invention à tournure toute populaire de Dvořák, et qu'une orchestration parfaitement tchèque aussi, plus particulièrement encore que dans aucune des quatre précédentes symphonies. Et Brahms, qui s'y connaissait n'eût guère admis qu'on parlât ici du « développement d'une extrême pauvreté ». Quand aux « chorals, romances et ballades qui se succèdent sans autre lien que le caprice arbitraire de l'auteur » s'il ne fallait pas les laisser pour compte à M. Synnestvedt nous serions en droit de lui demander si l'on n'en pourrait pas dire autant, avec un peu de malveillance ou seulement de malignité, de bien d'autres symphonies et si ailleurs encore, ne se trouvent pas des « parties qui, commencées en majestueuse prière se termine en farandole échevelée ». Que l'auditeur se place à ce point de vue du Tchèque exilé aux Etats-Unis et se rappelant, au moindre air sifflé par un voyou nègre dans une rue de Chicago ou d'ailleurs, les danses populaires des villages bohêmes, alors il comprendra « la majestueuse prière terminée en farandole échevelée » comme il jugera plus équitablement de tout le reste.

Mais il y a mieux, Dvořák, qui était illettré au point de ne pas savoir que la terre était ronde et de demander si au temps des croisades les chevaux existaient dejà (à propos d'un acteur qui désirait paraître à cheval dans son Arnode (b)), n'a jamais ouvert un traité de M. Bourgault-Ducoudray, et je veux bien me passer la corde au cou s'il avait seulement entendu prononcer le nom de la Villemarqué. Il n'a pas consulté davantage des recueils de mélodies populaires. Bon pour un Brahms ces façons-là ! Le don mélodique était chez lui miraculeux. Il n'avait besoin d'aucun adjuvant pour créer. Et toute la Bohême musicienne est partie d'un grand éclat de rire à lui voir refuser « une nature vibrante d'artiste et un tempérament créateur ». Il convient, en présence d'un tel paradoxe en l'air, de hausser les épaules. Les mélodies de tournure populaire, Dvořák les créait à la douzaine en émiettant du pain à ses pigeons ou en écoutant les wagons des trains en formation à la gare François-Joseph. Et il ne connaissait de musique russe que fort exactement ce qu'on en donne à Prague, soit Tchaikowski, Glinka, un peu de Rimsky-Korsakoff et très peu de Glazounow. Il n'eut aucune occasion d'entendre quoi que ce fùt de Moussorgski et toute l'érudition à laquelle il plaira à n'importe qui de se livrer au sujet de ses sources musicales sera déplacée. Il est, comme Smetana, un humble fils de la patrie tchèque, qui eut une grande âme musicale. Et c'est tout. (c)

L'amitié même de Brahms ne l'a pas entamé : il n'avait même pas besoin d'émulation. De culture générale, il faut le répéter, il était presque un ignare. C'était un bon chrétien, bourru mais plein de cœur, taciturne et travailleur, et c'était un bon musicien sachant bien son métier et amoureux de la nature et des bêtes, comme on l'est rarement. Il n'a pas écrit une ligne de musique sous inspiration étrangère. Et puis, prière de replacer la Symphonie du Nouveau Monde à sa date. Voici dix ans que nous en parlions pour la première fois. dans l'Ermitage de notre ami Mazel, lors de sa première exécution à Vienne par Hans Richter, très exactement le 16 février 1896. Elle apparaît donc dix ans après la dernière de Brahms, et sa composition est à peu près parallèle à celle de la IXe de Bruckner. En ce temps là, à Vienne, on entendait pour la première fois les symphonies V et VI de Tchaikowski. J'ai dit ce qu'il en était à Prague. Il faudrait donc juger aussi cette symphonie au taux de la musique française exécutée vers 1893 et non au taux de celle d'aujourd'hui ; il la faut surtout replacer dans le milieu intellectuel et musical d'alors qui a du reste moins varié à l'étranger qu'en France. Nous n'en sommes grâce à Dieu pas encore à proscrire telles formes musicales déterminées et nous éprouvons encore une grande délectation à entendre un beau concerto (ceux de Dvořák pour violon et pour violoncelle par exemple). Dvořák, lui, a donc fait tantôt des symphonies, tantôt des poèmes symphoniques, parce qu'il avait des raisons de ne pas confondre les deux genres et nous lui en serons longtemps reconnaissant. Il a au demeurant fait des oratorios qui sont des oratorios et des opéras qui sont des opéras sans s'occuper de wagnériser ou d'essayer de la peinture impressionniste. Qu'on apprenne donc une fois à juger les œuvres objectivement et non pas sous un angle où l'auteur a sciemment refusé de se placer. Il y a place pour toutes les formes végétales et animales dans la nature. Dans le monde musical, quel besoin est-il d'excommunier une forme au nom d'un autre ! Rien ne m'étonne autant que les jugements français sur certaines œuvres étrangères. Rien... sinon certains jugements allemands sur les œuvres russes, tchèques ou françaises. La Symphonie du Nouveau Monde est pour nous une si vieille et souriante amie que nous nous étonnons de la voir faire des premiers pas de jeune débutante dans le monde, également bien nouveau pour elle, de Paris où le pauvre Dvořák se serait trouvé certainement encore plus dépaysé qu'à la Chambre des seigneurs de Vienne, lorsque son Empereur l'y envoya avec son ami le poète Vrchlicky... Une histoire que je raconterai une autre fois, lorsque M. Synnestvedt ne m'aura pas mis de méchante humeur.

Et pour finir, qu'il me soit permis de particulièrement recommander à ceux qu'aurait mis en goût la Symphonie écrite en Amérique, les deux précédentes et plus particulièrement le n. 4 ré mineur, op. 70 ou le poème symphonique Vodnyk. (d)

Ma dernière chronique a subi de tels retards qu'elle a eu le temps d'être contredite par l'événement lorsqu'elle a paru. Le professeur Sevcik avait depuis longtemps fait connaitre sa détermination patriotique de ne pas quitter Prague. J'ai regretté aussi qu'elle ait de telle sorte coïncidé avec les amères critiques adressées à son enseignement par M. Henri Marteau, critiques dont je n'ai à l'heure actuelle pas encore pris connaissance autrement que par l'indignation des journaux tchèques.

J'avait écrit mes quelques lignes inoffensives longtemps avant qu'on parlât des reproches de M. Marteau, que je n'ai du reste pas l'honneur de connaître personnellement. Ceci dit pour Prague, où l'on sait du reste que je n'ai besoin de personne pour me servir du premier droit que donne l'amour, celui de dire toute la vérité à ceux que l'on aime.

Le Théâtre National a monté un opéra de M. Wladimir Rébikof intitulé l'Arbre de Noël. Après un éclatant succès à Kharkof, il avait déjà fait le tour de plusieurs villes de Russie et d'Allemagne. C'est plus un conte qu'un drame. Une petite mendiante meurt de froid dans la rue, sous les fenêtres d'une maison riche où est allumé un arbre de Noël. Dans son engourdissement elle se voit transportée dans un palais féerique qu'illumine un arbre de Noël géant. Un gentil prince la conduit s'asseoir auprès de lui sur un trône. Des enfants, richement vêtus, dansent. Il y a des valses, un cortège de gnomes, une danse de paillasse et une de poupée chinoise. L'arbre de Noël se change en un escalier conduisant au ciel plein d'étoiles. La mère de l'enfant entourée d'anges vient au-devant d'elle. Soudain, de nouveau la rue sinistre et glacée. L'arbre de Noël à la fenêtre du riche est éteint. Il neige sur le petit cadavre. Pourquoi ne pas mettre plutôt Hanele en musique ? On joue cette fine et ingénieuse partition au Narodni-Divadlo, précédée, pour allonger le spectacle, du beau poème symphonique, En Bohème, de Mili Balakirew, dédié à M. Joseph Kolar. Qu'on en juge par l'excellente réduction à quatre mains de Serge Liapounow (Jul. Heinr. Zimmermann, éditeur, à Leipzig). M. Synnestvedt aurait la satisfaction d'y entendre Balakirew faire de la musique russe avec des thèmes tchèques tout comme en Amérique, Dvořák en écrivait de l'ultra-tchèque sur des airs... tchèques.

Prague a encore eu la chance d'entendre une belle grande œuvre étrangère, la Symphonie d'Ernest de Dohnanyi, œuvre de jeune homme très mûrie, et savante autant qu'inspirée, pour laquelle j'éprouve un beau respect. Oeuvre compacte, dense et carrée s'il en fut, mais de la plus aristocratique physionomie. C'est massif et tranquille, coloré avec sobriété et grandeur, et avec des contours d'une parfaite distinction. Ce n'est pas plus qu'il n'en faut de la musique hongroise, et pourtant cela ne pouvait être écrit que par un Hongrois. C'est l'œuvre qui marque l'entrée de la Hongrie dans le domaine de la grande symphonie, service que Liszt malgré ses beaux poèmes symphoniques bariolés n'a tout de même pas su lui rendre plus tôt... Il est vrai qu'on méconnaît quelque peu Volkmann. Et que M. de Dohnanyi me pardonne d'écrire hongrois et non magyar. Le fait est, qu'il le veuille ou pas, que ce nom exquis de Dohnanyi est slave comme le physique de l'artiste. Qu'il me pardonne cette observation en passant. Elle est faite une fois pour toutes, tandis que je reviendrai après étude à sa Symphonie.

WILLIAM RITTER

Notes originales

(1) Dans le Mercure Musical du 15 décembre 1906. Retour au texte

(2) C'est le programme du concert Chevillard qui est responsable de cette erreur (N. d. l. R.). Retour au texte

Commentaires

(a) Sur l'inspiration de Dvořák et ses influences réelles et supposées : le sujet a fait l'objet d'innombrables études et commentaires depuis la création de la 9ème symphonie. On en sait ajourd'hui beaucoup plus qu'à l'époque de l'article de W. Ritter. Consulter sur ce site La Symphonie du Nouveau Monde - Circonstances d'une composition et De Zlonice au Nouveau Monde : un cycle de 28 ans.
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(b) Il s'agit bien entendu de l'opéra Armida.
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(c) Il faut tempérer les propos de William Ritter. Dvořák possédait une solide culture musicale, acquise dans la fosse d'orchestre où il joua de nombreuses années, qu'il complétait par l'étude de partitions.
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(d) La symphonie en ré mineur dont il s'agit est aujourd'hui connue comme la septième op. 70, autrefois numérotée comme étant la deuxième (et non la quatrième comme le dit William Ritter, conséquence de l'imbroglio qui a longtemps prévalu dans la connaissance du catalogue complet de Dvořák).
Vodnyk s'écrit en fait Vodník. On ne peut que se réjouir de constater qu'en 1907 ce chef d'œuvre de la maturité était déjà apprécié en France.
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