George Enescu (1881 - 1955)
Style et témoignages
Un "classicisme complexe"
Cette complexité du contrepoint est incontestablement un obstacle qu'une grande partie du public, plus ou moins mélomane, a quelque peine à franchir pour pénétrer la pensée d'Enesco. Cette difficulté d'accès s'augmente dans des proportions considérables en raison de l'usage qu'il fait des modes roumains, parfois même d'intervalles inférieurs au demi ton et d'un raffinement rythmique inaccoutumé. ("Histoire de la Musique" de Robert Bernard, Editions Fernand Nathan, 1963, tous droits réservés)
Le style d'Enesco est en effet d'une incontestable difficulté, symptôme non pas d'un quelconque hermétisme ésotérique mais bien d'une extraordinaire richesse intérieure. Enesco était un homme d'une phénoménale érudition. N'a-t-on pas dit que seul sur une île déserte, il était capable réécrire de mémoire une bonne partie de la musique occidentale ? Il a très rapidement connu et assimilé les grandes oeuvres du répertoire, dont il fut l'un des plus grands interprètes. En tant que compositeur, Enesco fut capable d'enrichir cet héritage séculaire avec le fruit sa propre expérience de connaisseur de musique populaire. Le musicologue Harry Halbreich a exprimé de manière très juste l'impression que produisent les oeuvres issues de cette double source :
La modernité est sous-jacente chez lui. A première écoute, on se dit : tiens, ça ressemble à Brahms, ça ressemble à Fauré, seulement je n'y comprends rien, c'est beaucoup plus complexe que Brahms ou Fauré. Mais ça donne une impression de classicisme complexe, et la modernité est en-dessous.
D'où provient cette modernité ? Enesco est imprégné depuis son plus jeune âge de musique autochone roumaine comme de véritable musique tzigane, bien loin des virtuosités superficielles pour amateurs de cabaret. Il a su mieux que quiconque extraire de cette musique toute sa profondeur ancestrale, mêlant depuis la nuit des temps ses origines indiennes ou égyptiennes :
Notre musique, assez curieusement, est influencée non pas par les Slaves voisins, mais par les chants populaires indiens et égyptiens, introduits par les représentants de ces ethnies lointaines, maintenant classifiées comme Tziganes. Le caractère profondément oriental de notre propre musique populaire dérive de ces sources et possède une saveur aussi singulière que magnifique.
Il y a donc bien une inspiration profondément orientale chez Enesco. Comment ne pas penser au caractère oriental qui en effet imprègne la culture roumaine, aux voyages de Panait Istrati (Kira Kiralina, Mes départs...), aux écrits de Mircea Eliade (La Nuit Bengali, Denys en sa cour...), d'une érudition confondante, ainsi qu'aux livres envoûtants de Mircea Cartarescu (le fabuleux Orbitor), pour ne donner que quelques exemples ?
Il est fréquent de notre côté de l'Europe de confondre les Tziganes avec les ressortissants des nationaux des pays où ils sont installés. La différence est bien évidemment plus subtile, et l'une des plus grandes erreurs serait d'identifier les musique roumaine et musique tzigane. Ecoutons ce que dit Enesco :
Je me permets de faire une distinction entre ce que l'on nomme très à la légère la musique tzigane et la musique populaire roumaine.
La musique autochtone roumaine, quelle est selon vous sa caractéristique essentielle?
Le rêve - et, même dans les mouvements rapides, un retour vers la mélancolie.
Les rythmes sont simples, symétriques. Ce goût de la symétrie, est-ce un signe de notre latinité ?L'expression d'un perfectionnisme
Si le nombre de mes ouvrages est relativement restreint, c'est que je n'ai voulu donner que le meilleur de moi-même.
Cette idée élevée de son art de compositeur dénote tout le respect qu'Enesco pouvait avoir pour la musique et le public. Il n'est jamais tombé dans la facilité, il a suivi son évolution naturelle qui s'exprimait sous la forme d'une réelle complexité qui n'a pas toujours été comprise. Enesco n'a pas cédé à la facilité de composer de nouvelles rhapsodies roumaines pour complaire au grand public. Bien au contraire, il a approfondi son art, réfléchi sur les origines de la musique populaire roumaine et ses liens avec la musique tzigane. Il est parvenu à une rare synthèse de la musique populaire et des formes savantes, dont la troisième sonate pour violon et piano est l'une des meilleurs illustrations.
Cette alliance du savant et du populaire en une entité supérieure est sans doute la réussite la plus étonnante (...). Sa démarche essentielle est de n'avoir point rompu avec le passé mais de s'en être imprégné en profondeur et de l'avoir transfiguré en l'adaptant au monde moderne.
Ce passage, extrait de l'Histoire de la Musique de Marie-Claire Beltrando-Patier, concerne non pas Georges Enesco mais son illustre contemporain Béla Bartók. Le même souci a en effet occupé toute leur vie ces deux compositeurs essentiels et exactement contemporains. Et Bartók comme Enesco avaient créé leur propre monde musical, tout à fait personnel (Yehudi Menuhin).
Un violoniste unique
Le chef d'orchestre et compositeur Manuel Rosenthal avoue son admiration pour l'artiste complet qu'était George Enesco :
Enesco reste pour moi l'exemple rare d'une personnalité absolument complète de musicien, d'artiste, parce qu'il faisait tout, savait tout. Il parlait plusieurs langues, était extrêmement cultivé, il était très beau, il jouait admirablement du violon, et déjà d'une façon qui le distinguait des autres grands virtuoses, dans ce sens que - et je parle en tant qu'ancien violoniste moi-même - sa sonorité était unique. On aurait pu mettre Enesco derrière un paravent avec dix autres virtuoses, on disait pour sûr : là, c'est Enesco.
Comment Enesco enseignait-il son art ? Ivry Gitlis répond que l'on n'était pas son élève, c'était plutôt l'inverse, tant Enesco était à l'écoute des autres. Il se contentait d'être, et cette manière d'être suffisait à illustrer une conception musicale. Musicale et profondément humaniste, car les deux allaient naturellement de pair chez le Roumain, insiste Yehudi Menuhin. Ce dernier reconnaît quelques années avant sa disparition :
Plus j'existe, plus je reconnais l'influence d'Enesco.Musicien européen universel
Laissons les mots de la conclusion au musicologue Harry Halbreich, grand connaisseur de la musique d'Enesco :
Je trouve même qu'Enesco a été plus loin, c'est notamment que comme Roumain né dans son terroir il a pu proposer à la musique savante occidentale une alternative à la polyphonie traditionnelle, en l'espèce l'hétérophonie héritée de Byzance. Et lorsqu'on ajoute ces deux grands pôles d'inspiration aux racines roumaines on s'aperçoit que voilà un musicien européen universel qui fait le trait d'union entre l'est de l'Europe, les marches de l'Europe, les confins du monde islamique, et Paris.
L'enseignement d'Enesco se perpétue au travers du disque. Ci-dessus quelques CD que nous devons à des élèves ou à des collaborateurs du maître.
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