Pavel Křížkovský


" Křížkovský, le premier a su donner au parler tchèque cet aspect musical qu'il a décelé dans la chanson qu'il grandissait* dans ses travaux. " (Leoš Janáček)
* Nous laissons intentionnellement ce verbe employé par Janáček.

Si le nom de Pavel Křížkovský évoque celui du maître de musique du jeune Janáček à Brno, son histoire reste obscure en France et on ignore généralement  qu'il œuvra en tant que compositeur.

En Moravie, comme dans les pays tchèques, au cours du XIXe siècle, quand ils n'étaient pas villageois, les musiciens appartenaient pour la plupart au corps enseignant des kantors ruraux ou à la sphère ecclésiastique. Křížkovský ne faillit pas à cette règle.

Prénommé Karel, il naquit en Silésie morave dans le village de Holasovice en 1820 et son enfance se déroula dans une famille où les naissances hors-mariage étaient assez fréquentes ce qui était son cas. Cette situation le rendit solitaire et psychiquement perturbé. Il fut confié à ses oncles du village voisin de Neplachovice - à une dizaine de kilomètres d'Opava - où il fréquenta l'école villageoise. Le jeune instituteur dont c'était le premier poste se nommait Janáček, Jiří de son prénom, le futur père de Leoš. Il remarqua le talent musical de ce jeune garçon de onze ans. Aidé durant toute cette année scolaire par son enseignant qui le prit sous son aile, comme aurait pu le faire un grand frère vis-à-vis de son cadet, il rejoignit l'année suivante un chœur de chanteurs à Opava et continua sa scolarité à l'école de la rue Solna, puis au gymnasium (lycée) de 1834 à 1839 où il obtint le baccalauréat. Souhaitant poursuivre des études de philosophie, il se rendit à l'université d'Olomouc, puis en 1843 rejoignit Brno. Mais il n'abandonna pas pour autant la musique. En Gottfried Rieger, il trouva un bon guide, qui lui enseigna la théorie de la musique. En 1845, il entra comme novice au Monastère des Augustins de Brno où il prononça ses vœux et fut ordonné prêtre en 1848 sous le nom de Pavel. L'abbé Cyril Napp, reconnaissant ses aptitudes musicales, lui confia la direction du chœur et de la fondation des Thurn. Cette fondation remontait à 1653 date à laquelle la comtesse de Thurn accorda un legs au monastère pour créer un enseignement musical dont bénéficieraient quelques enfants boursiers. Depuis deux cents ans, les moines des Augustins formaient ainsi des chanteurs et des musiciens qui rejoignaient un chœur et un petit orchestre constituant un noyau musical qui élevait progressivement le niveau musical de la ville. Ce fut ainsi que Janáček de onze à dix-huit ans reçut l'enseignement de Křížkovský, à qui, à l'âge mûr, il rendit hommage dans plusieurs articles de journaux et revues musicales.

Parallèlement à son activité d'enseignement de la musique, Křížkovský devint titulaire des orgues de Brno le Vieux où son talent fut bientôt reconnu et apprécié. Mais il ne se contentait pas de la pratique de cet instrument, il y ajouta une maîtrise du piano, de la clarinette et même de l'alto. Son activité de musicien se déroulait aussi en dehors du couvent. Dans la ville il dirigeait un chœur d'hommes dont il avait contribué à la fondation dès 1848, tenait sa place dans un quatuor à cordes où il jouait de l'alto, participait activement à la vie de la Beseda brnenska, une association culturelle et musicale de Brno créée en 1860 et dont il conduisit l'orchestre pendant les trois premières années de son existence. Il dirigeait également des concerts de musique religieuse dans la salle de la Reduta. Il se produisit même à Prague en 1861 en présence de Bedřich Smetana qui porta une appréciation positive sur lui aussi bien en tant que chef qu'en tant que compositeur.


" C'était un excellent chef d'orchestre. Celui qui a chanté ou joué sous sa direction n'oubliera jamais une seule œuvre répétée avec lui. Personne ne savait aussi bien aller au fond de l'âme d'un compositeur, aussi sûrement, aussi hardiment que lui. Pardonnez moi de raconter un souvenir du chœur de Kralové klastera (1) où il régnait avec sa baguette de chef d'orchestre. Encore aujourd'hui, j'entends la basse continue du Credo de la messe en ré mineur de Michael Haydn. Je vois Křížkovský qui regarde - d'un air contrarié par dessous ses lunettes - notre contrebassiste. Le pauvre monsieur Hönig n'était capable de satisfaire ni Haydn, ni Křížkovský et moins encore lorsque notre organiste n'arrivait pas à bouger d'un certain passage. Quant aux violonistes, d'abord monsieur Baroch, il fallait lui amener son violon sur la tribune d'orchestre, ensuite monsieur Rudis, il fallait lui préparer son instrument. Car tous les deux étaient des hommes simples. L'orchestre était généralement un peu pauvre, les instruments à vents ne fonctionnaient que pendant les fêtes, mais nous, les chanteurs, devant à gauche de la tribune, nous étions un groupe sûr. Les voix entraînées par le chant quotidien, sûres et douces comme des flûtes, nous on n'avait pas besoin d'être dirigés. Nos yeux regardaient vers l'avant sans aucun doute, mais les oreilles suivaient, c'est certain, ce qui se passait à l'arrière : nous entendions chaque petite voix des violons ; nous étions contents, lorsque pendant les fêtes, monsieur Stros sanglotait sur son hautbois." (Leoš Janáček - causerie prononcée à Brno en 1902, publiée ensuite dans la revue Cesky lid - les autres extraits ci-dessous proviennent de la même source)

1. Il s'agit du chœur du monastère des Augustins.

Cependant, comme Matous Klacel dont les prises de position philosophique importunaient les autorités tant politiques que religieuses, Křížkovský dérangeait une partie de la population de sa ville, en majorité de langue germanique, par son attachement à la langue tchèque et à la culture slave. Ainsi les pressions de la hiérarchie ecclésiastique, relayant les critiques des autorités politiques, l'obligèrent à abandonner ses activités musicales séculières et à se fixer, à l'intérieur du monastère, sur des tâches musicales  en accord avec son statut de moine. On lui conseilla fermement d'appliquer la réforme de Witt dans la musique religieuse du couvent dont il garda la direction jusqu'à son départ pour Olomouc en 1872. Dans son nouveau poste, il continua ses activités musicales en dirigeant un orchestre et en participant à la fondation de l'ensemble musical Zerotin. A la direction du chœur du monastère lui succéda un de ses élèves, âgé alors de dix-huit ans, Leoš Janáček. Atteint gravement par la maladie, il ne revint à Brno que pour y passer les deux dernières années de sa vie,  laissant sa place à la cathédrale d'Olomouc à Josef Nesvera (2). Lors de ses funérailles le 11 mai 1885, Janáček dirigea un ensemble choral composé du chœur de la Beseda brnenska auquel s'était joint celui des élèves du monastère des Augustins et un orchestre de cuivres. Afin de rendre un ultime hommage à son maître disparu, il interpréta une de ses compositions, Odpocin si (Repose toi) qu'il avait créée pour les funérailles de Sušil en 1869.


2. Josef Nesvera (1842 - 1914) appartient à la même génération que Dvořák. Organiste et compositeur, adepte de la réforme de Witt dans la musique religieuse et proche de Smetana, il connut le succès dans son pays grâce à une Passion tchèque et à un De profundis joué et édité jusqu'en Grande Bretagne. Aujourd'hui, un de ses chœurs au moins, Moravě (Moravie), reste au répertoire des chorales tchèques et moraves.


"Il a quitté Brno avec plaisir. La vie pour lui devait y être bizarre. Imaginons seulement que l'unique journal tchèque de Brno - Hlas (La voix) - ne publia pas une seule brève parlant de Křížkovský lorsque celui-ci dirigea sa  Utonulá (la jeune noyée) à Prague en 1861. Il venait rarement d'Olomouc pour voir comment ça marchait sous “ma direction” et quand il est arrivé, malade, au printemps 1883, il était déjà inutile d'essayer de lui faire plaisir. Il a vécu un jour de plaisir tout de même. Grâce à l'ensemble Hlahol de Prague qui est venu le voir avec son chef monsieur Knittl en 1884. Il a désiré retrouver la liberté de son esprit si vif. Mais hélas, cela ne lui était plus possible car un beau matin il n'y eut plus de Křížkovský parmi les vivants." (Leoš Janáček)




krizkovsky-pavel

Pavel Křížkovský
avec l'aimable autorisation des Archives de la ville de Brno,
cette photographie figure sur le site www.encyklopedie.brna.cz

En l'absence de travaux musicologiques avancés, il reste assez difficile d'établir un catalogue suffisamment fiable. Essayons d'en dresser les grandes lignes avec la part d'incertitude qui revient à cette tâche. Il produisit de trois à cinq messes (de 1848 à 1878), trois (?) Te Deum dont un composé en 1860 et un autre en 1875, deux Requiem dont un datant de 1878, une Passion de 1845-6, un Pater noster et un Ave Maria, un Salve Regina en 1853, des Réponses pour l'office des morts en 1855, Zpev pohrebni (Chant d'enterrement) en 1868, Regina Coeli et, dédiée aux saints protecteurs de la Moravie, une cantate Saints Cyrille et Méthode en 1850 sur un texte de Sušil. Mais il composa aussi des chœurs. Dans les histoires de la musique et dans les études sur Janáček, quand on aborde Křížkovský, on cite souvent Utonulá (la jeune noyée), mais on ignore les autres opus de sa  production chorale qui procura pourtant un riche répertoire aux ensembles choraux moraves de son temps que les plus récents continuent de visiter ! Lorsqu'en 1860, le nouveau recueil de chants populaires de František Sušil parut, Křížkovský l'examina longuement et le rangea soigneusement dans la bibliothèque musicale du Monastère pour pouvoir le consulter souvent. En fait, les deux hommes se fréquentaient depuis plusieurs années ; Sušil entretenait son confrère sur l'avancée de ses recherches. Bien avant la parution de ce dernier recueil, le moine-compositeur emprunta plusieurs fois des textes de chansons religieuses et profanes des collections antérieures sur lesquels il déposa une mélodie destinée aux voix chorales. Ses chœurs profanes tous écrits en langue tchèque apparurent comme un défi aux autorités politiques autrichiennes pour qui, seule, la langue germanique avait droit de cité. Au nombre d'une vingtaine, dont la composition s'étala de 1848 jusqu'à 1881, on peut ainsi égrener la liste :

date de
composition
date de
révision
titre original traduction
1848 Čáry L'enchantement
1848 Prosba o převoz Prière de la traversée
1848 Šablenka Petit sabre
1848 1860 Utonulá La jeune noyée
1848 Vĕrný do smrti Fidèle jusqu'à la mort
1849 1855 Dar za lásku Le cadeau d'amour
1849 Odpadlý od srdca Détaché du cœur
1850 Rozchodná Chant de séparation
1850 SS Cyril a Methodej Saints Cyril et Méthode
1851 Zatoč se Viens danser
1857 1862 Odvedeného prosba La prière de la recrue
1859 Zaloba Complainte
1867 Zahrada bozi le jardin de Dieu
1881 Vesna Printemps
? Pastýř a poutnici le berger et les pélerins
? Výprask La fessée


vyprask

La chanson Výprask dans le recueil de Sušil

Son intérêt pour la musique populaire de sa région, il ne le manifestait pas seul. Son collègue František Tomas Batranek partageait la même attirance pour les thèmes, les paroles et les airs véhiculés par tous ces chants. En 1865, ce moine consacra une étude au chant populaire morave.

Křížkovský tient ainsi, toute proportion gardée, un peu la même place dans le cœur des Moraves que celle de Smetana dans celui des Tchèques. Bien sûr, il ne composa pas l'équivalent de la Vltava, pas plus qu'il n'écrivit d'opéras. Ce moine-compositeur, de par son appartenance au clergé régulier, ne pouvait prétendre à un rôle social éminent dans les activités musicales de la cité de Brno. Mais nous savons que le Monastère des Augustins, contrairement à beaucoup d'autres couvents, ne restait pas fermé sur lui-même. Sous l'impulsion de l'abbé Cyril Napp, plusieurs moines menaient une vie de recherche, en lien direct avec les préoccupations de leurs concitoyens. Rappelons simplement que Gregor Mendel, moine qui succéda à Cyril Napp à la tête du Monastère lors de sa disparition, peut être considéré comme le père de la génétique. Ses recherches fructueuses, menées dans le jardin de l'abbaye, publiées en 1865, ouvrirent les portes de cette nouvelle science. Quant à Pavel Křížkovský, s'il se contenta de marquer son talent dans les seuls domaines de la musique religieuse et de la musique chorale, il n'en imprima pas moins son empreinte sur la musique chorale morave de son temps ouvrant la voie à de nombreux successeurs. Dans l'histoire de la musique de cette province, il apparaît comme le créateur de la musique morave moderne. N'oublions pas cependant tous les maîtres qui se succédèrent tout au long du XVIIIe siècle dans des chapelles nobles en Moravie et dans les cours princières de l'Europe où leurs talents les faisaient rechercher.

" Le succès des chœurs de Křížkovský était énorme. Les chansons qu'il a choisies devaient plaire notamment par rapport au style “Liedertafel” (3) de l'époque ; elles devaient plaire grâce à leurs paroles compréhensibles qui - on dirait presque - dessinent les situations et grâce à leur rythme enjoué." (Leoš Janáček)

3. Liedertafel, littéralement chants de table. A l'origine, il s'agissait de sociétés… d'hommes, aimant se retrouver autour d'un verre pour chanter la boisson, la chasse et un certain nombre d'activités viriles ! Au fur et à mesure de leur existence, certaines de ces socétés évoluèrent vers des occupations plus musicales en devenant des ensembles choraux  de bonne qualité.

"Il faut s'étonner que Křížkovský ait réussi à déceler, à ressentir immédiatement le cœur des chansons choisies et à partir de là, il a fait croître ses compositions. Il a rendu service à ces chansons et à la musique tchèque. Ces compositions, depuis les années 60 (du 19è siècle) sont restées dans notre répertoire jusqu'à notre époque et elles ont incité les autres compositeurs à ne pas abandonner les chansons nationales. Grâce à cela, les compositeurs tchèques ont donné de la grandeur et de la richesse à la musique tchèque en quarante ans seulement !" (Leoš Janáček)

Janáček ne se limita pas à de beaux écrits pour signaler l'importance qu'il accordait à la musique de son premier maître. Dès qu'il conduisit un ensemble choral, il inscrivit régulièrement un ouvrage de Křížkovský au programme des concerts qu'il dirigeait. Avec SS Cyril a Methodej il débuta à la tête du chœur de la société Svatopluk en 1874. L'année suivante, il choisit Odpocin si à l'occasion d'un hommage rendu à Dobrovsky, sur sa tombe. Lorsqu'il prit la direction de la chorale de la Brnenska Beseda, il ne se passa quasiment pas une année sans qu'il ne dirigeât un chœur de son maître, Odvedeného prosba en 1876 et en 1878, Dar za lásku en 1876, 1880 et 1894, Utonulá en 1877 et par deux fois en 1886, en 1878 Výprask et plus tard en 1892, Zaloba en 1879, Vesna en 1882, Pastýř a poutnici en 1883, également l'année suivante et enfin en 1892. Lorsque son vieux maître revint à Brno sur la fin de sa vie, il eut le bonheur d'assister à quelques concerts que dirigeait son élève : le 29 mars 1885, quelques semaines avant sa disparition, ce fut le dernier concert qu'il suivit. Autre manifestation de l'importance de Křížkovský à ses yeux, lors de son voyage de noces à l'été 1881, Leoš Janáček tint à présenter sa jeune épouse à son ancien maître qui résidait encore à Olomouc.

Lors de la première tournée en France de la chorale des instituteurs moraves sous la direction de Ferdinand Vach en 1908, l'ensemble emmena dans ses bagages aux côté de Marycka Magdonova, de Dež viš et de Klekánica de Janáček, d'autres chœurs d'Antonín Dvořák, Bedřich Smetana, Josef Bohuslav Foerster,  Josef Suk, Vítĕzslav Novák,  František Neumann, Jan Malát, Křížkovský et quelques autres. Il est donc clair que la musique chorale de Křížkovský portait une signification suffisamment forte pour que son auteur apparaisse comme l'un des porte-drapeaux de la musique tchèque à ce moment-là.

Ce musicien n'a pas encore reçu un hommage discographique qui tiendrait compte de sa valeur historique dans l'évolution de la musique morave. Si Utonula se maintient au répertoire d'assez nombreuses chorales, s'il a été enregistré plusieurs fois, le reste de sa production chorale et religieuse demeure étrangement absent des réalisations des éditeurs discographiques tchèques, sans parler de ceux des autres pays. A l'heure actuelle, un seul disque d'ailleurs très bien composé, réunit cinq chœurs (4) de Křížkovský dont Utonulá (5) à une quinzaine de celui qui fut son élève, Janáček, très bien interprétés par le quatuor vocal QVox (disque ArcoDiva de 2004).

4. Retenons en particulier le savoureux Výprask qui raconte les déboires d'un jeune homme à qui sa belle reproche de dépenser tout son argent à l'auberge et de danser avec d'autres filles. A son retour, il reçoit une fessée et même une raclée par sa fiancée et les amies de celle-ci qui l'obligent à lui demander pardon, sinon elles lui promettent une nouvelle raclée… Qui a dit que les jeunes filles moraves au milieu du XIXe siècle (et même auparavant) étaient soumises ? Et étonnons nous qu'un moine choisisse un tel sujet !

5. Pour écouter un extrait de ce chœur Utonulá, cliquer ici.



Joseph Colomb - décembre 2006

Cet article n'aurait pu être écrit sans l'aide efficace et rapide de Renata Daumas pour ses nombreuses traductions de documents tchèques, notamment celle d'un texte de Janáček et sa connaissance précise des particularités de la langue morave.

La lecture du dernier et passionnant livre de John Tyrrell, si bien documenté, si précis, si nuancé "Years of a life - The lonely blackbird", signalé dans ces colonnes en novembre 2006, a amené un nombre non négligeable d'informations sur Křížkovský. Qu'il en soit remercié.