František Sušil


La publication de recueil de littérature populaire participa activement au grand mouvement d'éveil à la conscience nationale des pays tchèques initié au début du XIXe siècle. Dès la première moitié du XIXe siècle, un érudit comme František Ladislav Čelakovský édita un volume de chants populaires des pays tchèques pour lequel il sollicita un jeune Morave de vingt ans, František Sušil. Il lui demanda de lui fournir des chants de sa province pour les inclure dans son volume. Dans le même temps, František Škroup, un des premiers musiciens à composer un opéra sur un texte tchèque et le poète Josef Krásoslav Chmelensky publièrent entre 1835 et 1838 une Guirlande de chants patriotiques en cinq cahiers, tandis que Josef Jugmann facilitait la connaissance de la langue tchèque à ses compatriotes par la parution de son dictionnaire tchèque-allemand en 1839. De Karel Jaromir Erben, poète à ses heures, mais bien plus encore collecteur, archiviste et éditeur, en plus des Chansons populaires de Bohême éditées en 1840, de son anthologie de Contes et légendes folkloriques slaves paru en 1865, ce qui retint l'attention de ses compatriotes lettrés, ce fut en 1862 Kytice (Bouquet) qui renfermait des dizaines de contes dont certains inspirèrent Dvořák dans ses poèmes symphoniques (l’Ondin, le Pigeon des bois, le Rouet d’or et la Sorcière de midi).

Natif de Rousínov - une localité à une vingtaine de kilomètres à l'est de Brno - František fut tôt sensibilisé à la cause de la nation et de sa culture par ses parents qui l'élevèrent dans le culte de l'écrit et de la musique. Le jeune  František apprit à jouer du piano et de la flûte et bientôt rejoignit les rangs de l'orchestre local. Tout de suite, il s'intéressa à la musique populaire et tendit une oreille attentive aux chants qu'il entendait dans sa petite ville et dans sa région. Pris par ses études de théologie, il ne délaissa pas pour autant la musique pas plus qu'il ne se détourna des études de langues où il excellait (latin, grec, mais également russe, polonais, anglais, français et italien). Ordonné prêtre en 1827, après un passage dans les cures de quelques bourgades, on le retrouva à Brno enseignant la théologie à l'Institut de théologie. Sa remarquable compréhension des langues l'autorisa à s'atteler à des traductions de chants grecs et latins ecclésiastiques, à celle du Nouveau Testament en tchèque, et à des chants populaires russes. Son goût de l'écriture l'amena à rédiger des poèmes tels Básné (Poèmes) en 1847 et Růže a trni (Les roses et les épines) en 1851.

Sa collaboration précoce avec Čelakovský lui mit le pied à l'étrier et bien que sa tâche enseignante l'occupât fort, il consacra une bonne partie de son temps de vacances à compléter ses collectes. Un premier recueil Les chants nationaux moraves édité à Brno en 1835 comprenait déjà 190 chants. Pour celui-ci, il collecta des chants dans sa ville natale, Rousínov et dans les villages environnants, des bourgades proches de Brno (Slavkov, que nous, Français, connaissons bien sous le nom d'Austerlitz) et de villes plus lointaines comme Kyjov ainsi que Břeclav et Hodonín dans la région Slovácko. Suivit un nouveau recueil en 1840 fort de 586 chants, tant religieux que profanes, dont plusieurs furent collectés par d'autres personnes que Sušil réussit à intégrer à son entreprise. Toujours sous le même titre de Chants nationaux moraves, de 1853 à 1856 succéda à la précédente une nouvelle édition  répartie en plusieurs cahiers, un format plus pratique et moins cher. Le modèle pour les générations futures s'établit avec son recueil paru en 1860, riche de 2361 chants répartis en 11 chapitres, précédés d'une préface et d'une introduction de 35 pages.
1. chants spirituels
2. chants historiques
3. chants d'amour
4. chants de noces
5. chants domestiques
6. chants de travail
7. chants militaires
8. chants de vie
9. chants drôles, allégoriques et naïfs
10. chants de cérémonie
11 nouveau recueil

Il ne se contenta pas de relever les paroles (il en ignora certaines que ses convictions lui interdisaient de colporter…), mais il nota soigneusement les mélodies. Il relevait celles-ci auprès de chanteurs qu'il invitait à lui révéler leur répertoire. Pour bien comprendre le sérieux et les limites de ces collectes, notons qu'il entreprit une correspondance avec Johann Kopp, un instituteur de culture germanique, qui lui suggéra un classement de ces chants en trois catégories. Première catégorie, des chants très nombreux issus de la gamme majeure et mineure. Deuxième, des chants n'utilisant que la gamme mineure. Enfin la dernière, la plus captivante, des chants relevant des anciennes gammes d'église (mode dorien, lygien…) qui conservaient ainsi un charme, une suavité, une grâce, une finesse harmonique que la musique savante avait un peu délaissés. C'est ainsi, par exemple, que Sušil repéra des koledy (chants de Noël) bien particuliers. Non seulement ceux-ci fêtaient Noël comme les autres koledy, mais ils y incluaient une connotation amoureuse. Il établit que ces Noëls spécifiques remontaient à une tradition établie au Moyen-Age. De même, dans  certains chants sacrés, il distingua des traces de vieux cantiques où survivaient des thèmes profanes que plusieurs réformes politiques et religieuses n'arrivèrent pas à supprimer. Notre collecteur ne travaillait pas seul, il comparait ses travaux avec ceux que Karel Jaromir Erben, à la même époque, publiait en Bohême, il prenait connaissances d'autres recueils que des ethnomusicologues comme lui entreprenaient en Allemagne et dans les pays slaves, en Pologne, en Russie, en Serbie et dans d'autres régions, telle la Lituanie.

Dans quelles régions Sušil collecta-t-il tous ces chants ? Essentiellement en Moravie, mais aussi dans le nord de l'Autrich et en Silésie prussienne. Quant à la Moravie, il couvrit ses principales régions, les pays Lašsko et Valašsko, la Silésie autour de la ville de Tĕšin, le Haná, le Horácko, la région de Brno et avant tout le pays Slovácko, l'un des plus riches en chants et musiques populaires. (voir la carte de Moravie)
susil-frantisek

František Sušil
avec l'aimable autorisation des Archives de la ville de Brno,
cette photographie figure sur le site www.encyklopedie.brna.cz

Ce dernier recueil de 1860 - par ses dimensions - prit une importance considérable en Moravie : des compositeurs y puisèrent nombre de textes de chansons qu'ils harmonisèrent ou inclurent dans leurs compositions et ceci dès la parution des volumes et encore aujourd'hui de nombreux groupes de chanteurs et de musiciens villageois continuent à cueillir quelques-uns de ces chants et danses et à les faire vivre au cours d'une multitude de festivals de musique folklorique en Moravie. Dans les années 1970, au cours desquelles, dans les pays occidentaux et en Amérique, la jeunesse redécouvrit la musique populaire en la rebaptisant "folk", les jeunes Tchèques crurent exhumer les chants collectés par Sušil avant de s'apercevoir qu'ils s'inscrivaient dans une longue tradition bien entretenue par de nombreux prédécesseurs.

Plusieurs compositeurs glanèrent dans les recueils de Sušil des textes et des mélodies qu'ils harmonisèrent, les destinant à la voix soliste et/ou un ensemble choral. Le premier, par ordre chronologique, fut Pavel Křížkovský. Antonín Dvořák et Leoš Janáček à leur tour empruntèrent plusieurs pièces. L'auteur de la Symphonie du Nouveau Monde commença avec les duos moraves, ces délicats et merveilleux chants, gorgés de sève que son génie pourrait nous faire prendre pour des chants directement issus de villages moraves. Lorsque son protecteur Jan Neff, d'origine morave, lui demanda de composer un accompagnement de certaines chansons du recueil de Sušil, Dvořák connaissait-il personnellement l'existence de ce recueil ? Fut-ce Jan Neff qui le lui fournit ou Janáček qu'il venait de rencontrer qui lui conseilla de le feuilleter ? Toujours fut-il que les chants composant les quatre recueils de ces duos moraves (numérotés B 50 - B 60 - B 62 et B 69 au catalogue établi par Burghauser) dont la composition s'étala de 1875 à 1877 découlèrent de la collection de Sušil. Dvořák retourna au collecteur morave tout d'abord en 1877 pour une nouvelle composition Sborové písnĕ pro mužské hiasy (Chœurs pour voix d'homme) B 66 - sauf le troisième - ensuite l'année suivante pour Z Kytice národnich písni slovanských  (Bouquet de chants populaires slaves), B 76 et enfin pour une mélodie Na tej našej střeše (Là sur notre toit), B 118, écrite en 1881.

Leoš Janáček, quant à lui, utilisa les chants de la collection de Sušil à neuf reprises, depuis ses premiers chœurs en 1873 jusqu'en 1904, à différentes périodes de la première partie de sa vie créatrice. Tantôt pour composer un unique chœur, tantôt pour proposer aux ensembles choraux, un recueil regroupant trois ou quatre chants d'origines différentes. Notons qu'il n'écrivit aucun chant pour voix seule sur les bases de l'anthologie de Sušil, mais qu'il emprunta des textes et des thèmes aux propres albums qu'il rassembla avec son collègue František Bartoš et qu'il en glana d'autres chez František Ladislav Čelakovský ou directement auprès de ses collaborateurs habituels, comme Martin Zeman, Františka Kyselková et d'autres encore.

opus date de
compo-
sition
titre original titre traduit place
dans le recueil
de Sušil
titre dans
le recueil
de Sušil 
IV/1 1873 Orání Labourage 709
IV/6 1873 Vínek stonulý La guirlande noyée 214 Vínek stonulý
IV/11 1876 Na košatej jedli dva holubi Sur un sapin touffu, deux pigeons… 357 Láska a závist
IV/17 1885 Čtverice mužských sborů Quatre chœurs moraves pour voix d'hommes
1. Výhružka Menace 255 Výhružka
3. Ach, vojna ! Ah la guerre 759 Odvod
IV/18 1885 Kačena divoká Le canard sauvage 724 Husa a kachno
IV/19 1888 Tri sbory muzsche Trois chœurs pour voix d'hommes
3. Žárlivec Le jaloux 124 Žárlivec
IV/20 1889 Královnicky Petites reines recueil de 1860
IV/28 1904 Čtvero mužských sborů moravských Quatre chœurs moraves pour voix d'hommes
4. Rozloučeni Séparation 561 Loučeni

Chœurs de Janáček inspirés par Sušil

De l'abondante production de Bohuslav Martinů, 18 numéros d'opus (des chants et des chœurs) proviennent de la poésie populaire, dont deux s'abreuvent à la source Sušil : un chant composé en 1939 Vím Hájíček (H 273) et les 7 Pisnicky na jednu stranku  (Chansons sur une page) de 1943 (H 294).

Autre compositeur, mais il faut plutôt écrire compositrice, Vítĕzslava Kaprálová choisit pour sa collection de huit chants avec accompagnement de piano Vteřiny, opus 18 qu'elle écrivit de 1936 à 1939, à Paris et à Brno, un poème issu du recueil de Sušil, Koleda milostna (Noël d'amour) au milieu d'autres provenant de divers poètes. Cette jeune femme qui mourut prématurément à l'âge de 25 ans ne put malheureusement développer ses dispositions musicales jusqu'à la plénitude que ses quelques œuvres juvéniles laissaient espérer…

Quant à Vítĕzslav Novák, plusieurs de ses œuvres plongent dans la tradition populaire, tant morave que slovaque, sans que je n'ai pu, jusqu'à aujourd'hui, retrouver la trace de Sušil dans ses sources…

Joseph Colomb - décembre 2006

Merci à Alain Chotil-Fani pour ses informations et merci une fois encore à Renata Daumas pour ses nombreuses traductions de documents tchèques.