Paris 1900 : l'Ouvreuse et la musique tchèque

Sous le pseudonyme de l'Ouvreuse, le critique et écrivain français Henri Gautier-Villars publie ses chroniques dans l'Echo de Paris. Un goût immodéré du bon mot, un ton volontiers acide et faussement naïf valent au critique de vives inimitiés dans les milieux musicaux de l'époque.

Voici quelques extraits du journal de l'Ouvreuse consacrés aux concerts tchèques de l'Exposition Universelle de 1900.

Il arrive, l'Étranger, il arrive ! Le Trocadéro s'emplit d'exécutants venant du Danemark, de la Bohème, de Bécon-les-Bruyères, de partout ; et tout cela chante du Laurent de Rillé, ou peu s'en faut, sous des pseudonymes divers.

Je dirai donc le los des Tchèques de Pelzen (prononcez Pilsen) qui ont chanté des « Danses » de Palla (1), délicieusement originales, avec une finesse de nuances et une souplesse rythmique dont toutes les vraies mélomanes se sont montrées, comme moi, ravies jusqu'à l'extase.

(...)

Quant aux Tchèques, qui se déclarent touchés (moi aussi, je touche des t… chèques) de mes éloges fleurissant les « Danses de Palla », ils me conjurent de ne pas oublier le concert donné à l'Exposition, avec l'orchestre Colonne, par M. Nedbal (2), compositeur de mérite et capellmeister hors ligne (3). Je n'aurai garde. Citons vite le Soir d'été, de M. Zdenko Fibich (4), musicien mi-allemand, mi-tchèque, d'inspiration un peu amphibich, mais agréable (les cors exposent un thème estival autant que vespertin, la flûte siffle comme un merle, une sérénade voltige dans l'air embaumé, avec les lucioles, dont les bois esquissent le motif pas trop… mouche, une cymbale tinte, etc. ouvrage bien faite, très bien faite).

Supérieur, le fragment Vtava, de Smetana… Mais j'hésite toujours à parler de ce musicien. Pour avoir insinué jadis, que le compositeur de la Fiancée vendue ne me semblait pas un décrocheur d'étoiles, j'ai froissé des Bohèmes de haute valeur : ils le gobent tant ! tenez, dans le dernier Mercure, à propos de « Marnosti », un tchèque indubitablement talentueux, M. Otakar, maudit « l'indifférence du monde entier envers nos plus grands génies, pour ne citer que Smetana… » (5) Vous avez bien lu, « grand génie ! » Comment oser dire, après cela ; c'm'est tannant !

Rien de tannant, d'ailleurs, dans Vltava (6), le second poème symphonique du cycle hexalogique « Ma Patrie » : Vltava, c'est la Moldau, qui charrie à travers la Bohème, avec ses eaux fécondes, les souvenirs guerriers et le mystère des légendes… Instrumentation colorée : gazouillis de flûte solo sur des scintillements de harpe, pour peindre le clair filet de la source ; l'orchestration et le cours du fleuve s'enflent, les cors évoquent une chasse ardente ; à la vision du cerf, celle d'un mari succède sans transition, et une noce déroule sur la rive sa gaieté babillarde. « Mais le bois, déjà noir jusqu'aux longs horizons, s'endort dans la fraîcheur plus sombre des orées… » (Pierre Loys cecinit). Sur les ondes la naïade se dresse (modulation en la bémol), les burgs projettent leur ombre dure (harpes dans le grave et batterie), enfin le château de Vyschrad surgit, antique monument de la gloire tchèque, et de l'extase, en mi, s'irradie….

Henri Gauthier-Villars

Notes

(1) La chorale Hlalol de Plseň interprète des Danses du compositeur Hynek Palla (1837 - 1896), aujourd'hui tombé dans l'oubli.

(2) Le chef Édouard Colonne a préparé spécialement son orchestre pour qu'il puisse interpréter chaque jour, pendant la durée de l'Exposition, des oeuvres du répertoire international alors inconnues en France. On ne peut occulter de ce geste la volonté politique de proposer des alternatives à la musique allemande, jugée trop présente.
C'est dans ce cadre qu'Oskar Nedbal est invité à diriger deux concerts tchèques. Il est étonnant que la création française de la Symphonie du Nouveau Monde, le 23 juillet 1900, n'ait pas été commentée par l'Ouvreuse.

(3) Oskar Nedbal était déjà connu dans notre pays en tant qu'altiste du très estimé Quatuor Tchèque. Il s'agit ici de sa première apparition en France au pupitre de chef. Le succès de ces deux concerts lui vaudra d'être invité une seconde fois à Paris en 1901.

(4) Cette partition (op.39, 1893) de Zdeňek Fibich (1850-1900) s'intitule V podvečer, c'est-à-dire littéralement Au crépuscule. On la trouve aussi sous le titre À la tombée de la nuit ou encore Idylle. Sous forme de rondo symphonique, elle décrit la promenade vespérale du compositeur et de sa bien-aimée sur l'île pragoise de Žofín.

(5) Jean Otakar écrit ceci sur Les vanités (Marnosti) de Viktor Dyk dans le Mercure de France d'août 1900 :

Voila un livre bien tchèque ! M. Dyk, parmi les plus jeunes poètes tchèques (il n'a que 23 ans), est celui dont la physionomie littéraire est la plus précise, mais peut-être la plus difficile à bien caractériser. Un ironiste, qui ironise même son ironie ; un esprit "méfiant de sa méfiance" dont le "scepticisme se ronge lui-même" ; un esprit qui "conteste", qui "nie", qui "refuse". M. Dyk, lui aussi, est celui qui exprime le mieux, tout en restant très original, l'état d'âme de la plus jeune génération tchèque. Les vieux fétiches du patriotisme, qui se grisait aux grands mots de la gloire passée de la couronne de Saint Venceslas, pour nous n'existent plus ; nous constatons l'indifférence du monde entier envers nous, envers la lutte gigantesque que nous menons, depuis des siècles, contre le pangermanisme, l'indifférence du monde entier envers nos plus grands génies, pour ne citer que Smetana ; la lutte contre la force brutale extérieure, et contre la crapulerie intérieure - il n'y a pas de quoi s'étonner que les meilleurs esprits soient empoisonnés de doutes, sinon de désespoir. On se demande : à quoi bon ? mais on travaille tout de même...

Il n'est pas gai, le ciel qui couvre l'horizon tchèque. La poésie de M. Dyk a gardé la couleur sombre de cette atmosphère. Ce ne sont pas les beaux jours de sa jeunesse qui chantent dans ces vers, c'est la tristesse d'un homme souffrant de la maladie de son peuple, et sentant l'amertume de son humiliation.

Grand merci, mon cher ami, pour ce livre de triste beauté !


(6) L'œuvre de Smetana était au répertoire de l'orchestre privé du baron russe Paul von Dervies. Il est possible qu'elle ait été introduite de cette manière en France dès la fin des années 1870. Le baron partageait sa vie entre ses résidences française (Nice) et italienne. Si l'on écarte cette hypothèse, il s'agit ici de sa première audition française.
Sur le poème symphonique de Smetana, voir sur ce site la Vltava et Smetana parle de Má vlast.

Sources


Notes et matériel recueilli par Alain Chotil-Fani.