Cercle russe

Le voyage en Russie effectué par Leoš Janáček en 1896 raffermit, s'il en était besoin, ses sentiments russophiles. De retour dans sa ville, il éprouva plus que jamais la necéssité de répandre cette culture russe. Il fonda le Cercle russe en 1898.

Dans l'Europe Centrale au mileu du XIXeme siècle, les peuples de culture slave étaient englobés dans de grands ensembles : les Moraves, les Tchèques de Bohème, les Serbes dans l'Empire austro-hongrois, les Polonais écartelés entre l'Empire allemand pour la seconde moitié du siècle, l'Empire russe et l'Empire austro-hongrois. En ce qui concerne les pays tchèques, l'entreprise de germanisation menée par le gouvernement central autrichien aboutit depuis longtemps à une perte de la langue autochtone dans les documents officiels, l'enseignement, la culture. Cependant dans les campagnes, la résistance à cet impérialisme culturel continuait avec le travail obscur mais efficace des kantors. Leoš Janáček, tout jeune enfant, hérita de ce combat de la part de ses parents. Pavel Křížkovský, son protecteur et "tuteur" au sein du Monastère des Augustins, professait des opinions slavophiles n'oubliant pas, lui non plus, les racines communes des langues tchèque et russe. S'il en était besoin, le jeune Leoš fortifia encore ses croyances grâce à l'enseignement de son maître.

Au-delà de l'intérêt purement musical, les collectes de chants populaires des différents pays de Moravie confirmaient son attachement à une langue slave et sa volonté de joindre ses efforts à tous ceux, artistes, intellectuels, éducateurs, écrivains, scientifiques, qui travaillaient quotidiennement à la promouvoir.

Autant qu'il le pouvait, Janáček fuyait les cercles officiels liés au pouvoir autrichien et à la culture germanique. La raison de son engagement dans des sociétés moraves, telle la société Svatopluk et la Beseda brnenska, tint à cette obstination à faire reconnaître encore et toujours la culture morave, partie prenante d'une culture slave plus large.

Le Docteur František Vesely et l'éditeur Joza Barvic, qui venait lui aussi d'effectuer un voyage en Russie en 1896, unirent leurs efforts à ceux de Janáček pour fonder ce Cercle Russe. Il vécut une quinzaine d'années au cours desquelles les réunions se succédèrent et les rencontres avec de nouveaux membres intensifièrent la propagation de la culture russe. Le Lycée du vieux Brno (n. 8 sur le plan) accueillit tout d'abord les activités de ce Cercle ce qui pourrait laisser penser que quelques collègues enseignants de Janáček éprouvaient un intérêt pour la culture russe. Un peu plus tard, les locaux de la société Vesna (n. 13 sur le plan) abritèrent ce Cercle qui termina sa vie active dans le bâtiment de l'Asile de femmes (dont l'emplacement se trouve hors des limites du plan proposé de Brno).

Cercle russe en 1905
Quelques membres du Cercle russe : debout de gauche à droite, l'éditeur Joža Barvič, Jan Kunc âgé de 22 ans, Max Kobilek, chef de chœur, R. Saska et Leoš Janáček (marqué LJ), devant et au centre Jelizaveta Cedrovicova, “phénoménale” violoniste russe comme la qualifia Janáček lui-même ainsi qu’une autre jeune femme. La photo date de 1905 alors que Janáček venait juste de dépasser les cinquante ans et que sa Jenůfa avait été créée à Brno l'année précédente.

Se retrouvèrent dans ce Cercle russe un certain nombre de personnes que Janáček cotoyait dans d'autres lieux, d'autres sociétés, comme Jan Kunc, un de ses élèves de l'École d'Orgue qui devint un peu après 1920 le premier Directeur du Conservatoire de musique de Brno, comme Joza Barvic, le co-fondateur du Cercle, membre de l'organisation Sokol comme Janáček, également fervent supporter de la propagation de la culture tchèque comme lui, et défenseur de la musique de ses compatriotes. Leoš Janáček se retrouva plusieurs fois dans son salon musical pour des séances de musique de chambre de compositeurs moraves.

Les autorités autrichiennes surveillaient du coin de l'oeil ces activités jusqu'à la déclaration de la première guerre mondiale début août 1914. Olga Vaskova, soeur de Petr Bezruc, à ce moment là secrétaire du Cercle Russe, prévint Janáček afin qu'il détruisit tous documents pro-russes compromettants se trouvant en sa possession. La police autrichienne ne pouvait admettre une quelconque sympathie - fut-elle seulement culturelle - envers une nation ennemie. L'appréhension gagna le compositeur, la situation conflictuelle le rendit plus prudent dans ses prises de position, mais aucun de ses actes ne put justifier l'intervention des autorités de l'Empire. Le Cercle russe fut interdit, ainsi d'ailleurs que l'organisation des Sokols. Comme pour beaucoup de ses compatriotes, on peut imaginer le drame qui se jouait chez lui : être embarqué malgré lui dans une guerre contre le peuple russe dont il revendiquait la parenté.

Janáček ne se contenta pas d'affirmer ses convictions slavophiles, il utilisa des thèmes, des tranches d'histoire de ce pays et des romans d'auteurs russes pour les transcrire en musique. Ainsi Tarass Bulba d'après la nouvelle rédigée par Gogol en 1835, ainsi la Sonate à Kreutzer écrite en 1889 par Tolstoï, ainsi Kata Kabanova conçu après la lecture de l'ouvrage d'Ostrovski, l'Orage, ainsi De la maison des morts inspiré par Dostoïevski lui fournirent un sujet pour un poème symphonique (1915-1918), pour un trio (1909) puis un quatuor (1923), pour deux opéras (1921 et 1928), sans compter les oeuvres projetées, puis avortées. En 1907, il commença d'écrire un opéra d'après la nouvelle de Tolstoï, Anna Karénine. Un peu moins de dix ans plus tard, toujours sur un texte du même Tolstoï écrit en 1890, il rédigea une scène d'un opéra que la lecture du Cadavre vivant lui inspirait. Mais comme pour Anna Karénine, le projet avorta. Parallèlement à son engagement pour la valorisation de sa propre culture morave, promouvoir une culture russe plus large que la culture de ses racines moraves tenait pour Janáček d'une même trajectoire, unissant le particulier au général et s'appuyant sur un état voisin puissant pour tenter de contrebalancer l'influence autrichienne.

L'accession de son pays à l'indépendance à la fin de la Grande Guerre ouvrait de vastes chantiers éducatifs, culturels, musicaux. Plus n'était besoin de s'appuyer sur un grand pays voisin pour avancer vers une conquête hypothétique d'une autonomie rêvée comme dans la période historique précédente, il fallait aller de l'avant. L'existence du Cercle russe ne se justifiait plus !

Joseph Colomb - juillet 2004

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