Les années de formation à Brno

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Le couvent de Saint Thomas, tenu par des moines de l'ordre des Augustins existait à Brno dès le XIVème siècle. Depuis le XVIIème siècle, il accueillait des enfants pensionnaires pris en charge financièrement grâce à la générosité de quelques personnalités de la ville.

Ces enfants âgés de 6 à 13 ans percevaient une bourse qui permettait à leur famille de payer la pension ce qui, dans le cas de Leoš, soulagea très fortement ses parents, chargés de famille nombreuse. Si quelques aînés par leur mariage et l'exercice d'une profession volaient de leurs propres ailes, la présence des plus jeunes pesait lourd sur la famille dont les revenus étaient plus qu'incertains.

Ce fut un soulagement réel que l'acceptation de Leoš au couvent des Augustins avec l'espoir d'une bonne instruction générale et musicale que n'aurait pas permis la vie à Hukvaldy. Pavel Křížkovský, se souvenant de l'aide que lui avait apportée Jiří Janáček, le père de Leoš, plusieurs années auparavant, intervint en faveur de Leoš. Et durant ses années d'études, il se fit le protecteur du garçon dont il avait sans doute deviné le potentiel. Leoš possédait une belle voix et le chant, la musique et, d'une manière générale, l'étude l'intéressaient. Autant d'atouts qui penchèrent en sa faveur pour l'admission du petit garçon dans ce pensionnat.

Mais il faut imaginer le désarroi qui saisit le jeune villageois lorsqu'il réalisa le changement qui intervenait dans sa vie. Habitué aux grands espaces de son village d'Hukvaldy, à la liberté qu'offraient les courses dans les prés et les bois, à la présence d'une vie animale sauvage qui le passionnait, à l'affection des siens même si celle-ci se manifestait parfois de manière rugueuse, il pressentait que ce grand saut dans l'inconnu ne s'effectuerait pas sans dommage.

Plus tard, Janáček raconta cette journée décisive de septembre 1865 où sa vie bascula dans un autre monde.

"Plein d'anxiété, ma mère et moi, nous passâmes la nuit dans une petite chambre, place des Capucins. Avec les yeux grands ouverts pour moi. A l'aube, j'étais déjà dehors.
Dans la cour du monastère, ma mère marchait lentement. Moi en pleurs, elle aussi."

Il qualifia par ces quelques mots le changement de sa vie :

"Seul. Dans cette école étrangère, un lit dur, un pain encore plus dur. Sans tendresse. Mon propre monde, exclusivement le mien, commençait."

Couvent Augustins
Sur la gauche, les bâtiments du couvent des Augustins dont l'un des pignons fait face à l'église.
Ces deux édifices délimitent en partie la place Mendel.

Il convient de s'arrêter un instant sur ces nouvelles conditions de vie. Nous savons par les récits de Janáček lui-même que la vie à Hukvaldy parmi sa famille était dure. La modestie des gages du père, la nécessité de nourrir (en nourritures matérielles et spirituelles) leur nombreuse progéniture imposaient à ses parents un train de vie des plus minimes. Tout était compté, pesé, économisé. Face à cette situation, le coeur des adultes pouvait paraître sec. Mais la beauté de la nature environnante, le calme du village, les jeux avec les petits voisins, la proximité de ses frères et soeurs, tout cela tempérait la difficulté de vie. A Brno, ce fut une rupture brutale qui atteignit un enfant de onze ans. Il comprit assez vite, semble-t-il, qu'il ne pouvait compter désormais que sur lui seul. Personne pour lui pardonner une petite faiblesse bien compréhensible à cet âge. Rupture totale avec ses camarades de jeux restés dans son village natal. La solitude. L'isolement.

Alors qu'en 1897 il composait la cantate Amarus à partir d'un texte de Vrchlicky qui lui rappelait son séjour dans le monastère, Janáček, insista sur cet aspect : "Les corridors sombres, la vieille église, les jardins, ma jeunesse brisée, solitude et nostalgie du pays natal."

Eglise Augustins
L'église du couvent des Augustins (été 2000) dans laquelle Janáček, jeune garçon au sein de la maîtrise, chanta les motets et messes des grands anciens que lui révélait Křížkovský. Le couvent fait face à l'église. Actuellement, un plaque apposée au mur du couvent rend hommage aux compositions et aux qualités de pédagogue de Křížkovský.

On peut penser que le jeune garçon puisa dans sa prime expérience des forces et des raisons d'espérer. L'intérêt pour la musique représenta aussi un exutoire pour lui. La justesse et la beauté de sa voix juvénile lui permirent de participer, probablement en 1867, à un concert donné dans le hall Luzanky. Il chanta en solo avec Marie Hrimala dans la deuxième messe de Beethoven. Ses qualités de pianiste furent mises en évidence par son accompagnement de la cantatrice Eleonora Ehrenberger au cours d'un autre concert, toujours donné dans le hall Luzanky.

Comme la renommée musicale des occupants du monastère débordait des murs de leur couvent, il arrivait que les jeunes pensionnaires fussent engagés, le temps d'une soirée, pour grossir les effectifs du choeur intervenant dans tel ou tel opéra représenté sur la scène du théâtre de Brno. Leoš Janáček se souvint qu'il s'était retrouvé avec ses condisciples un soir sur la scène de ce théâtre pour une représentation du Prophète de Meyerbeer. Il se peut que la mémoire de l'adulte ait été défaillante quant à certaines de ses activités de jeune garçon, puisque pendant les années de pension de Leoš au couvent des Augustins, aucune représentation de cet opéra n'eut lieu à Brno, mais en 1867, on joua L'Africaine du même Meyerber. Cependant cet opéra ne nécessitait pas l'intervention d'un choeur. Janáček confondit certainement sa participation à un opéra avec un autre, mais lequel ? Evènement avéré par contre, le 10 septembre 1867, à Prerov, sous la direction de Pavel Křížkovský, il participa avec le choeur des jeunes garçons à l'exécution de la messe en ut majeur de Cherubini.

D'autre part, à l'intérieur du monastère,on ne se contentait pas de chanter, mais un petit orchestre formé par les jeunes pensionnaires et constitué de violons, clarinettes, hautbois, bassons, cors et trompettes jouait régulièrement.

Pour donner une idée de la rigidité de la vie quotidienne du jeune garçon, que l'on retienne cet emploi du temps : réveil à cinq heures du matin. Jusqu'à sept heures, prières et études. Ensuite chaque pensionnaire participait à la messe quotidienne en chantant dans la maîtrise. Après le petit déjeuner, les enfants quittaient le monastère pour se rendre à l'école ou au collège pour l'étude des matières générales. A midi, repas au pensionnat du monastère au cours duquel les jeunes élèves à tour de rôle pratiquaient la musique instrumentale. Une promenade dans les couloirs ou les jardins offrait un petit moment de liberté relative. Les études occupaient l'essentiel de l'après-midi. De six à sept heures, chant jusqu'au moment du repas du soir qu'une courte récréation suivait. Avant le coucher, une séance de prières.

Cet emploi du temps resserré, cette absence de liberté, cette surveillance de tous les instants des enfants par les adultes n'étaient pas l'appanage du monastère des Augustins. Dans chaque établissement, clérical ou laïc, à cette époque, on usait de cette même discipline que l'on pensait éducative. Ces conditions n'évoluèrent guère pendant une centaine d'années. Tous ceux et toutes celles qui y furent soumis passèrent de noires années dans leur jeunesse. Leoš Janáček n'y échappa point.

Les jeunes garçons portaient un uniforme où la couleur bleue dominait, si bien que les habitants de Brno, lorsqu'ils les apercevaient dans les rues de la ville les surnommaient "les garçons bleus". A la fin de sa vie, Janáček se souvint de cette époque au moment de la composition de sa Marche des gorges bleues, composée en partie comme un hommage à ses années passées sous cet uniforme.

Leoš apprenait la dure vie de pensionnaire à Brno, éloigné des siens par plus de 100 kilomètres, depuis cinq mois, lorsque une terrible nouvelle lui parvint. Son père, Jiří Janáček venait de mourir. Le 8 mars 1866, le monde s'écroulait de nouveau sous ses pieds. Ce garçon qui approchait l'âge de 12 ans se retrouvait réellement orphelin de père après en avoir été séparé en septembre de l'année précédente. La mère de Leoš, Amalie, se trouva alors en très mauvaise posture financière.

Un frère de son père, Jan Janáček, prêtre à Blazice (un village entre Prerov et Valasské Mezirici) et quelque temps plus tard à Znovory (aujourd'hui, Vnovory) devint son tuteur. Il prit donc en charge matériellement son neveu qui, s'il bénéficiait d'une bourse couvrant les frais de pension au couvent, devait néanmoins assurer lui-même les frais de scolarité et ce qui y était attaché. Un peu plus tard, Leoš se rendit dans le village slovacko de Znovory à l'occasion de vacances. Dans le village voisin de Velka, il rencontra Martin Zeman, musicien populaire qu'il retrouva une vingtaine d'années plus tard (en 1893) pour l'édition du troisième volume des vingt-et-une Narodni tance na Moravé (danses nationales de Moravie).

Nul doute que cette situation douloureuse d'orphelin attira un peu plus l'attention du moine compositeur Pavel Křížkovský envers Leoš qu'il distinguait du reste des pensionnaires pour ses dons musicaux et aussi comme fils de Jiří qui une trentaine d'années auparavant avait entouré Pavel d'une affection quasi fraternelle.

Quelques semaines plus tard, une angoisse saisit les habitants de Brno et par conséquent les occupants du monastère. Dans les pays tchèques, le canon grondait et les soldats de l'Empire austro-hongrois se battaient contre les soldats prussiens. Ceux-ci, le 3 juillet 1866, écrasèrent les Autrichiens à Sadowa (à une dizaine de kilomètres au nord-ouest de Hradec Kralové) à l'issue d'une guerre de sept semaines. Quelques jours plus tard, les troupes prussiennes entraient dans la ville de Brno et prenaient le contrôle des endroits stratégiques et des bâtiments officiels. Tandis que les pensionnaires du couvent étaient dispersés alors que seul le jeune Leoš restait dans les murs, les soldats autrichiens se trouvèrent consignés à l'intérieur des murs de ce même couvent. Situation difficile pour tous d'autant plus difficile que les soldats prussiens campaient aux portes du couvent. On peut imaginer les craintes qui assaillirent le jeune garçon qui venait de fêter bien tristement son douzième anniversaire. Il se trouva mobilisé pour chanter aux nombreux enterrements. L'occupation étrangère dura jusqu'à mi-septembre date à laquelle les troupes quittèrent la ville.

L'espoir de revoir ses parents, ses frères et soeurs, de passer quelques jours chez lui, à Hukvaldy, à l'occasion des vacances d'été, s'évanouit dès la fin de la première année scolaire. La mort de son père en mars 1866, l'occupation de Brno par l'armée prussienne en juillet le conduisirent à rester au couvent des Augustins pendant ces vacances. Et jusqu'à la fin de son séjour dans la couvent, il en fut ainsi pour chaque période de vacances d'été. Il semble probable, par contre, que pendant l'été 1867, sa mère vint lui rendre visite à Brno. Durant combien de jours ? Nous ne le savons pas.

Les études duraient quatre ans. L'instruction générale était donnée au lycée de Brno. Toutefois pendant la première année de sa présence au couvent, Leoš termina ses études primaires dans une école primaire. Il poursuivit sa formation générale pendant les trois années suivantes au lycée du Vieux Brno. L'instruction musicale se faisait au sein du couvent avec mise en pratique au cours des offices religieux. Les enfants constituaient une maîtrise et ils assuraient les parties chantées de la messe chaque dimanche et aussi souvent que les nécessités de la vie religieuse le voulaient. Les études musicales portaient sur l'harmonie, le contrepoint, le chant, la pratique instrumentale. Pavel Křížkovský non seulement était responsable des études musicales, mais dirigeait des chorales dans la ville et composait ; plusieurs de ses oeuvres - messes, cantates, requiem, le choeur Dar za lasku (Don pour l'amour de 1855), la cantate Saint Cyril et Methode de 1863 - furent exécutées à Brno et à Prague dont un choeur de 1848 resté célèbre dans le pays Utonula (la fille noyée) que les chorales tchèques actuelles gardent à leur répertoire. Il s'occupa personnellement du jeune Leoš à la suite du décès de son père. De plus, Křížkovský professait des opinions slavophiles, en opposition à l'idéologie de l'occupant autrichien et probablement, il conforta le sentiment national dans la tête et le coeur du petit Leoš qui l'avait hérité de ses parents.

Pavel Krizkovsky
Pavel Křížkovský.

Cette solitude, cette absence de tendresse que, comme le petit Leoš, chaque pensionnaire devait ressentir, la présence et l'importance donnée à la musique heureusement l'adoucissait. Non seulement celle-ci tenait une place importante dans les études des jeunes garçons, mais plusieurs moines pratiquaient à un assez haut niveau. Ainsi, l'abbé Napp et Kryzkowski appartenaient à un quatuor à cordes qui se produisait assez régulièrement dans les salons du comte Michal Bukuvka.

Abbes Augustins
Les moines du couvent des Augustins de Brno, aux environs de 1862.
Debout de gauche à droite, Benedikt Fogler, Anselm Rambousek, Antonín Alt, Tomas Batranek, Josef Lindenthal, Gregor Mendel et Václav Sembera.
Assis, de gauche à droite, Pavel Křížkovský, Baptist Vorthey, Cyril Napp, abbé à cette époque et Matous Klacel.

Cependant, le monastère des Augustins n'était pas un monastère comme les autres. Durant pratiquement tout le 19è siècle, il tint une place spécifique et particulièrement importante dans la vie culturelle, scientifique et politique de la cité morave. La plupart des moines enseignait la religion, ce qui coule sous le sens de l'évidence dans un établissement religieux, mais aussi la philosophie, les mathématiques, les sciences. Dès 1830, le supérieur de l'époque, l'abbé František Cyrill Napp autorisa la création d'un jardin d'expérimentation et d'un herbarium à l'intérieur du monastère. Le moine Aurelius Thaler en obtint la direction et s'imposa rapidement comme un expert botanique reconnu comme tel dans toute la Moravie. A sa mort en 1843, le moine Matous Klacel le remplaça. Attardons nous un moment sur le cas de ce moine, assez caractéristique du climat du monastère. Comme les autres moines, Matous Klacel enseignait, mais ses prises de position radicales le désignèrent comme personnage dangereux tant de la part des autorités ecclésiastiques que des autorités civiles autrichiennes. Si bien qu'un an plus tard, il fut interdit d'enseignement. Sa large culture (il fut un temps le responsable de la riche bibliothèque du monastère), ses idées novatrices en philosophie comme disciple de Hegel, en sciences, ses prises de position nationalistes dans ses écrits en vers ou en prose, ses publications telle "Lettre à une amie sur l'origine du socialisme et du communisme" ne plaisaient pas aux conservateurs en place de même que sa correspondance avec la conteuse et poétesse Bozena Nemcova, l'une des grandes figures littéraires tchèques de l'époque. Il passait pour un libre-penseur dangereux. D'autres moines, sans apparaître aussi radicaux, partageaient une partie de ses points de vue et remettaient en cause la science révélée en apportant un très fort intérêt à l'expérimentation.

Matous Klacel
Matous Klacel en 1854.

La révolution de 1848 ne se cantonna pas à la seule France. Les idées libérales se répandirent parmi les peuples d'Europe Centrale, en Hongrie voisine avec la révolution armée menée par Sandor Petöfi et Lajos Kossuth et pénétrèrent également dans les pays tchèques. Le bouillonnement culturel qui saisissait en permanence le monastère des Augustins rejoignait pour une certaine part les idées révolutionnaires ambiantes. Il n'est donc pas très étonnant de savoir que Matous Klacel et cinq de ses collègues (dont Lindenthal, Fogler et Mendel) expédièrent aux autorités moraves une pétition demandant à ce que les moines soient considérés comme des citoyens à part entière avec des droits comme les autres. Imaginez la fureur des Autrichiens (et de la hiérarchie catholique morave) à la lecture de cette pétition ! Cette indépendance, cette liberté d'esprit des moines apparaissaient irréverencieuses, impardonnables et provocatrices aux yeux des autorités politiques et religieuses !

L'abbé Napp, supérieur du couvent de 1824 à 1867, - une belle longévité - lui-même impulsa le mouvement intellectuel et la recherche scientifique à l'intérieur de son établissement. Et également à l'extérieur puisqu'il fut un membre actif de l'association des éleveurs de moutons avec pour but l'amélioration des différentes races et le président d'une association d'étude de la pomme. Il partageait les idées du directeur de la Realschule, M. Auspitz (équivalent d'un lycée technique ou scientifique) par ailleurs membre de la rédaction du quotidien Tagesbote, journal de tendance libérale, en langue allemande destiné aux Moraves et aux Silésiens. Le spectre d'activités de ce supérieur du couvent paraissait bien large et bien séculier pour ce membre du clergé régulier !

Cyril Napp
Cyril Napp, l'abbé libéral qui poussa au bouillonnement culturel à l'intérieur du monastère des Augustins.

A son l'arrivée dans le monastère des Augustins, Gregor Mendel porta son intérêt vers le champ d'expérimentation que représentait le jardin. Pendant plusieurs années, encouragé par l'abbé Napp et la plupart de ses frères moines, celui-ci, parallèlement à des recherches variées en apiculture, météorologie et botanique, tenta des croisements sur des petits pois, nota très précisément les résultats de ces expériences. Au début de l'année 1865, il rendit publiques les conclusions de ses travaux qui furent édités l'année suivante et qui instituaient les fondements de la génétique ou science de l'hérédité, des notions scientifiques tellement novatrices qu'elles furent refusées par la communauté scientifique de l'époque. Que la hiérarchie ecclésiastique le fit n'avait rien d'étonnant, mais que les scientifiques engagés dans leurs recherches refusassent ces découvertes étonne notre entendement. Pourtant, la notoriété intellectuelle du monastère était connue. Pourtant, le fait que l'abbé Napp avait été élu vice-président de la Société agricole morave dont Gregor Mendel était membre également aurait du apporter du poids aux recherches de celui-ci. L'époque n'était sans doute pas prête... puisque qu'il fallut attendre 1900 pour que Hugo De Vries de l'université d'Amsterdam, Karl Correns de l'Institut de biologie de Berlin et Érich von Tschermak de l'Université de Vienne par des travaux menés indépendamment les uns des autres aboutissent à redécouvrir les « lois de Mendel ».

Gregor Mendel
Gregor Mendel, le "père" de la génétique.

Compte tenu de l'ouverture d'esprit et de la curiosité scientifique des moines du couvent des Augustins, il n'est pas étonnant qu'ils aient pris connaissance très rapidement des travaux qu'un Anglais, un certain Darwin, consigna dans un livre "L'origine des espèces" paru dans son pays en 1859 et qui rejoignait d'une certaine manière l'intensité de la recherche de Gregor Mendel. Celui-ci d'ailleurs annota un exemplaire du livre de Darwin en 1862. Dans les milieux ouverts au Monde, comme le monastère des Augustins, les idées circulaient vite ! Mendel ne se contenta pas de lecture, mais sa soif de connaissances le poussa à effectuer le voyage à Londres en 1862 pour y visiter l'exposition industrielle !

En 1867, à la mort de Napp, Gregor Mendel devint à son tour abbé du couvent des Augustins jusqu'à son propre décès en 1884 alors que son concurrent, Thomas Bratanek, professeur, ancien élève de Goethe et auteur de publications philosophiques termina sa carrière en tant que recteur de l'université de Cracovie, en Pologne. La position du moine Klacel devint intenable. Gregor Mendel usa de toute son influence due à son rang pour arracher aux autorités autrichiennes la permission d'émigration aux Etats-Unis d'Amérique de son ami, ce qu'il obtint en 1869. Matous Klacel continua dans son nouveau pays et jusqu'à sa mort en 1892 à essaimer ses idées libérales par son enseignement et ses publications.

Tomas Batranek   Gregor Mendel
Tomas Batranek (1815 - 1884) et Gregor Mendel en 1870, abbé du couvent

Notons que Leoš Janáček, petit pensionnaire, côtoya Napp pendant ses deux premières années de pension et Mendel durant la totalité de son séjour au monastère. Quinze ans plus tard, (1884) Leoš dirigea les chanteurs dans le requiem donné à l'enterrement de Gregor Mendel dans l'église du couvent des Augustins.

Anselm Rambousek devint à son tour abbé du monastère de 1884 jusqu'à sa mort en 1901. Les moines eurent la sagesse de proposer en leur propre sein les abbés qui représentaient l'institution religieuse de leur couvent, mais aussi la force culturelle et scientifique que cet établissement incarnait dans la ville de Brno et en Moravie.

À la fin de ses études musicales avec l'obtention de son certificat le 31 juillet 1869, où s'orienter ? Le père de Leoš était enseignant, le grand père également. Leoš le serait aussi. Il poursuivit donc ses études à l'École Normale (Institut pédagogique) de Brno dont il sortit en 1872 en qualité de stagiaire non rémunéré. L'examen final reconnut ses talents d'enseignement du chant et de jeu de l'orgue, ainsi que son intérêt pour l'histoire, la géographie et la philosophie. Pendant ces années, grâce à une aide financière de Pavel Křížkovský, il logea au n. 2 de la place Klasterni (curieusement, en 1882, il devait revenir dans le même bâtiment jusqu'en 1910) et il payait ses études par des services rendus dans le choeur du couvent des Augustins et au moyen d'une bourse de 100 florins qu'il avait obtenue..

Les parents d'Alfons Mucha venant de leur ville voisine de Brno, Ivancice, souhaitant obtenir une bourse d'études pour lui, s'adressèrent à Pavel Křížkovský. Lors de ce qu'on pourrait considérer comme un examen d'entrée, le moine compositeur présenta son nouvel adjoint à la direction du choeur : Leoš Janáček. A l'occasion de quelques concerts ou répétition, le jeune garçon à la voix d'alto, comme celle de Leoš quelques années plus tôt, chanta sous la direction du futur compositeur. Qui aurait pu imaginer en voyant Alfons, cet enfant chantant sous la direction de son aîné de six ans, que ces deux jeunes deviendraient à l'âge adulte les porte-étendards chacun dans leur art d'une vigoureuse expression culturelle morave ? Le hasard se chargeait parfois de combiner des rencontres hautement symboliques. Ils ne se retrouvèrent à nouveau qu'après le retour d'Alfons Mucha dans son pays vers 1910.

Mais auparavant, un anniversaire fut fêté avec une ferveur toute nationaliste par les Moraves en 1869, le jubilé saluant le millénaire du décès de Cyrille, le moine qui, avec Méthode, au IXe siècle vint évangéliser les Slaves de la Grande Moravie et inventer l'écriture glagolitique, la première langue tchèque. Le monastère des Augustins se joignit au mouvement nationaliste. Les petits pensionnaires, dont Leoš Janáček, se rendirent du 5 au 12 juillet dans le village de Velehrad, en Slovacko, considéré comme un centre historique des Moraves (et l'ancienne capitale du royaume de la Grande Moravie). De toute sa fibre slave, Pavel Křížkovský dirigea le choeur de jeunes garçons pour apporter sa pierre à une commémoration digne. Son enthousiasme se communiqua au juvénile Leoš qui revint de ce pélerinage religieux, mais aussi culturel et politique, plus exalté et plus slave que jamais ! Les tous derniers jours de dépendances vis-à-vis du monastère se clôturaient en beauté !

Eglise de Velehrad
Vue actuelle de l'église de Velehrad.

Cyrille et Methode
une icône bulgare de 1862 représentant les deux saints, chers au coeur des Slaves.

Pourtant les relations de Leoš avec le monastère se prolongèrent longtemps après la fin de ses études musicales, puisqu'il en dirigea le choeur durant plusieurs années et qu'il garda des contacts avec les moines, dont un au moins, Anselm Rambousek, devint un de ses proches, sinon un de ses amis.

Lors de la crise conjugale qui intervint un peu plus d'un an après son mariage, Leoš demanda justement au moine Anselm Rambousek qui avait co-célébré la messe de son mariage en 1881 de tenter une médiation avec Zdenka et sa famille. C'est dire la confiance que lui témoignait Leoš. Cette médiation se révéla cependant infructueuse sur le moment.

La plupart des musicologues ont souligné l'influence de Pavel Křížkovský sur le jeune Janáček, influence musicale tout d'abord, mais aussi influence idéologique par son panslavisme et son nationalisme. Il me parait pourtant assez évident que le jeune garçon, tout au moins dans ses années d'adolescence, se nourrit de l'atmosphère de recherche, de laboratoire, de mouvement, d'ouverture, de nationalisme et de culture qu'une grande majorité des moines de ce couvent développait. De même il parait impensable que ces moines, dans leur rôle d'enseignant n'aient pas tenté de transmettre les valeurs qui les animaient. Certes, Leoš Janáček représenta le type pratiquement parfait de l'élève doué, mais rebelle en ce sens qu'il savait refuser ce qu'une institution lui inculquait quand il pensait au plus profond de lui-même, y compris de manière confuse, que sa voie ne consistait ni à placer ses pas dans ce type d'enseignement ni dans l'académisme ambiant ni dans la tradition.

Comment interpréter le ralliement temporaire du jeune Janáček au mouvement cécilien ? Evoquons tout d'abord ce que représentait ce mouvement religieux. Franz-Xaver Witt, un jeune prêtre, exerçait son sacerdoce à Ratisbonne, en Allemagne. Comme l'immense majorité du clergé catholique, il se soumettait aux directives de la hiérarchie catholique et se trouvait à l'aise avec les positions conservatrices du pape d'alors, Pie IX. Mais, concernant la musique d'église, il professa des opinions plus papistes que le pape. La musique jouée lors des offices lui apparaissait trop riche, trop somptueuse, pas assez respectueuse de la mission historique de l'église qui demandait plus d'humilité. La musique ne devait pas faire oublier la priorité donné à la foi. En 1865, il rédigea une brochure dans laquelle il définissait les principes d'une musique d'église digne de ce nom : le retour au chant grégorien dépouillé et à la perfection formelle de la polyphonie de Palestrina. Ces choix n'avaient rien de hasardeux, ils correspondaient au retour à la tradition et tentaient d'imposer une musique "révélée" par opposition à la recherche, à l'évolution, au mouvement. Cinq ans plus tard, Pie IX reconnaissait et encourageait ce retour au passé en même temps que la curie romaine proclamait l'infaillibilité pontificale. Ce mouvement cécilien acquit rapidement une certaine notoriété dans les pays germaniques : Allemagne, Autriche, Suisse.

Comme on le voit, ce mouvement ne pouvait que heurter les positions progressistes des moines des Augustins. Et pourtant, Pavel Křížkovský, le moine compositeur s'y rallia après la mort de l'abbé libéral Cyril Napp en 1867 et du coup influença son jeune élève. Pourquoi ? S'agissait-il d'un ralliement tactique ? Quelque soit la force spirituelle, culturelle et même politique de cette communauté, peut-être fallait-il parfois donner des gages aux pouvoirs ecclésiastique et politique. Ce ralliement représentait un gage. On lui confia la tâche d'effectuer cette réforme dans la ville d'Olomouc où il s'expatria tandis qu'en octobre 1872 le jeune Leoš en tant qu'assistant de Křížkovský devint dans les faits le directeur du choeur du monastère. Plus profondément, Pavel Křížkovský ne trouvait-il pas dans cette réforme une belle opportunité à la connaissance de maîtres, tels Lassus et Palestrina, alors un peu oubliés qui tenaient pourtant une place notable dans l'histoire de la musique ? Ce moine-compositeur, pour qui toute connaissance était bonne, saisit cette occasion.

Le jeune garçon ne sut probablement pas déméler les véritables intentions des promoteurs de cette réforme qui avançait... à reculons. Mais comme sa curiosité s'avérait vive, il saisit l'occasion de se plonger dans l'étude de ces maîtres anciens. Il accumulait les connaissances sans pouvoir vraiment les hiérarchiser et les mettre en accord avec ses idées. Cette confusion, pardonnable dans la situation d'un jeune musicien qui n'avait pas encore digéré entièrement sa formation, dura quelques années. Elle représenta même une belle opportunité pour le jeune homme puisque le mouvement cécilien publia pour la première fois dans l'existence du jeune compositeur l'édition d'une de ses oeuvres, en 1877, son Exaudi Deus numéro 2, positionné II/4 au catalogue établi par le musicologue John Tyrrell ces dernières années. Très rapidement, le jeune compositeur se détacha de cette école musicale rétrograde et l'ignora complètement par la suite.

Dans un contexte politique, économique, culturel et religieux différent, ne peut-on pas dresser un parallèle avec le mouvement qui vit triompher, derrière Vincent d'Indy, Alexandre Guilmant et Charles Bordes, lors de la création de la Schola Cantorum, à Paris, dans les dernières années du siècle, un retour en arrière avec la défense de la musique ancienne, au moment même où Claude Debussy montrait la voie de la modernité ? Mais, à quelque chose malheur est bon, puisque nombre de compositeurs français, sortis du moule de la Scola Cantorum, en s'en dégageant consciemment ou non, n'enrichirent pas moins la musique française (et européenne) d'harmonies, de sons et de rythmes nouveaux, avec Albert Roussel, Déodat de Séverac ou Paul Le Flem, pour n'en citer que trois. En Europe Centrale, en Moravie plus précisément, les principes musicaux du mouvement Cécilien n'empêchèrent pas Leoš Janáček, quelques années plus tard, de s'en détacher et de trouver une voie musicale, ô combien originale et créatrice d'émotions nouvelles insoupçonnées jusque là.

La société chorale Svatopluk* le nomma chef de choeur en 1873 et presqu'aussitôt il écrivit ses premières compositions pour élargir le répertoire de cette chorale. En novembre 1874, il obtint son diplôme d'instituteur.

* Svatopluk est le nom du roi de la grande Moravie du temps de son indépendance et de son rayonnement (Xème siècle). Pendant l'Empire austro-hongrois, pour une société chorale de Brno, porter un tel nom n'était pas innocent !

Joseph Colomb

Merci à Renata Daumas pour ses traductions de textes tchèques aussi précises que précieuses.

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