Historique | Personnages | Argument | Symbolique | Création | Diffusion |
Première à Brno | Première à Prague |
Le succès de Brno ne tourna pas la tête à Janáček. Il organisa sa vie différemment maintenant qu'il n'assumait plus les lourdes charges de direction et d'enseignement à l'Ecole d'Orgue. Se consacrer à ses travaux de composition l'intéressait plus que tout. Et où trouver le lieu le plus adéquat ? Abandonner Brno lui paraissait impossible, mais il avait besoin d'un havre de paix où il pourrait se retrouver assis à sa table de travail sans être importuné par d'autres obligations. Quel meilleur endroit qu'Hukvaldy, son village natal ? A la fin de l'année 1921, il put acheter à sa belle-sœur qui, à la mort de son mari avait rejoint sa Pologne natale, la maison qu'elle possédait. Plus tard, il la fera agrandir et la dotera d'un peu de confort.
Mais il ne délaissait pas pour autant sa chère musique morave. Un cycle de Quinze chants populaires moraves pour piano agrandit la belle guirlande de chants et danses moraves qu'il avait dressée à la gloire de sa région et de ses habitants. Dans une lettre de février 1922 à Max Brod, il l'entretint de cette œuvre, mineure si on la compare à un opéra, en même temps qu'il le mettait au courant de sa dernière lecture, et quelle lecture ! La théorie de la relativité qu'un certain Albert Einstein venait de publier. Sa curiosité naturelle l'emmenait sur des chemins inattendus. Que le bouillonnement intellectuel et scientifique qui prévalait en Europe le concernât, cela ne doit point nous étonner. Son intense activité antérieure, le compagnonnage qu'il cultivait avec nombre d'artistes, d'architectes, de peintres, d'écrivains le prédisposait à embrasser un bel éventail d'activités humaines. Si cotoyer les paysans moraves lui était naturel, il recherchait aussi d'autres compagnies. Une visite que lui consacra la musicologue anglaise Rosa Newmarch raffermit ses convictions musicales. Quoi, on s'intéressait à sa musique en Angleterre ? Pouvait-il deviner qu'il y serait accueilli trois ans plus tard ?
Luhačovice occasionna une autre rencontre, celle du peintre Alfons Mucha (1) qui avait connu lui aussi dans son enfance la rudesse de la vie au monastère des Augustins à Brno. Que de souvenirs n'ont-ils pas échangés ? Mais parions que de projets, il en fut aussi question.
(1) Alfons Mucha naquit le 24 juillet 1860 à Ivancice, à une vingtaine de kilomètres de Brno. Après un passage au lycée de Brno (et au monastère des Augustins), il vivota, décorant des appartements de l'aristocratie autrichienne, tirant le portrait de dames nobles lorsque son talent de peintre fut reconnu et qu'un mécène lui paya des études. Munich le vit fréquenter son Académie des Beaux-Arts, mais c'est à Paris qu'il s'installa où il réussit, après plusieurs années de vaches maigres, à attirer l'attention de Sarah Bernard, la grande tragédienne qui signa un contrat avec lui. Parfait représentant de l'Art Nouveau, il se rendit célèbre par nombre d'affiches, de décors de théâtre, d'illustrations de livres. Des expositions à Londres, à Vienne, à Prague accrurent sa notoriété. New-York le retint un moment. Mais il souhaitait ardemment retourner dans son pays pour y ériger un hommage pictural aux Slaves. A l'hôtel de ville de Prague, vers 1912, il réalisa la décoration du salon du Maire au moyen de fresques et de vitraux. Et enfin, il put peindre la vingtaine de tableaux géants retraçant l'épopée des Slaves dont il fit don au peuple tchèque. Il disparut en 1939.
S'il n'avait plus la charge quotidienne d'enseignement, il suivit d'un œil attentif la transformation du Club des jeunes compositeurs en Club des compositeurs moraves dont ses anciens élèves lui offrirent la présidence. Se souvenant sans doute de ses débuts difficiles de jeune compositeur, il accepta très volontiers de mettre sa notoriété actuelle au service de jeunes musiciens (ou moins jeunes) qui ne pouvaient seuls surmonter les difficultés de la vie musicale pour présenter au public les promesses de leurs premières œuvres.
Les
membres du Club des compositeurs moraves (1922 ?)
debout,
de gauche à droite : Vilém Petrželka, Břetislav
Bakala, Josef Kvapil, Václav Kaprál
assis,
de gauche à droite, Ludvik Kundera,
Leoš
Janáček, František Neumann (2)
(2) Břetislav
Bakala deviendra plus tard chef d'orchestre à Brno et
enregistra
au début des années 50 plusieurs œuvres
de Janáček - Václav Kaprál,
compositeur
(père de
Vítĕzslava Kaprálová,
née en 1915 chef d'orchestre et compositrice,
décédée
prématurément en France en
1940) - Ludvik Kundera, père de l'écrivain Milan
Kundera
- František Neumann, chef d'orchestre au
Théâtre National de Brno créateur
de Kát'a
Kabanová.
Mais le succès de la création de Kát'a Kabanová dans sa ville n'empêcha pas Janáček à songer à le renouveler, cette fois-ci, à Prague, la capitale. Son ami, le chef de l'opéra national de Prague, Otakar Ostrčil, qui n'avait pu assister à la première, retenu par l'exécution de la Fiancée de Messine de Zdenĕk Fibich, se rendit à Brno dès qu'il put. Le 24 décembre 1921, il adressait ce billet au compositeur : " J'ai fait le compte-rendu de Kát'a Kabanová à l'administration et annoncé que nous pourrions le monter sitôt que Universal nous aura expédié le matériel. J'ai dit aussi qu'ils doivent s'adresser directement à vous pour rédiger le contrat. Je vous conseille, cher Maître, de ne pas oublier de déterminer sur le contrat une date limite pour l'exécution. Dans les circonstances présentes, c'est très important. Bien sûr, ne dîtes à personne que ce conseil vient de moi !"
On voit que le succès à Prague de Jenůfa, cinq ans auparavant, l'exécution de l'Enfant du violoneux par la Philharmonie tchèque dirigée par son chef à l'époque, Ludvík Vítĕzslav Čelanský, les 22 et 23 septembre 1918 à Brno, dans le territoire de Janáček et comme en hommage à celui-ci, la création des Excursions de M. Broucek, en 1920 à Prague, n'avaient pas fait fondre entièrement, loin de là, les préjugés que le milieu musical pragois entretenait à l'encontre du compositeur morave. Il convenait de s'entourer encore de quelques précautions…
Les choses, cependant, avançaient. Ostrčil qui avait arraché l'accord de l'administration de l'Opéra national préparait activement la première. Le premier mars 1922, il interrogea Janáček sur la distribution qu'il projetait. "Merci pour votre aimable envoi de la partition de piano de Kát'a Kabanová. Puis-je vous suggérer la distribution suivante :
- Dikoj, M. Huml
- Boris, M. Jenik
- Kabanicha, Mme Rejholcová
- Tikhon, M. Wuršer
- Kata, Mlle Petanova
- Kudrjáš, M. Hruška
- Varvara, Mlle Šlechtová
- Kuligin, M. Sobĕský
- Glaša et Fekluša,
Mlle Crhová, Mlle Letnianská
Dites-moi simplement si vous
êtes d'accord ou si vos souhaits
ne correspondent pas.
A part ceci, pouvez-vous nous faire savoir si nous pouvons acheter la
partition de piano ici à Hudebni Matice, ou si nous devons
la
prendre avec le reste du matériel à Universal
Edition ?"
couverture
de la partition de piano de Kát'a
Kabanová
annotée de la
main du compositeur
Ce à quoi,
Janáček
répondit le surlendemain : " J'ai juste une crainte
à propos de la distribution de Kabanicha, en ce qui concerne
son jeu.
Bon,
vérité de la vie, jeu naturel ont un effet
bénefique sur tout, sur les autres participants.
Jeu
faible et tout est mauvais.
Pour
le jeu, le point de vue de Mme Horvatova serait plus
approprié.
Mais
vous les connaissez très bien toutes les deux.
Décidez par vous-même.
Pour
la partition, je ne connais pas
quel contrat Umelecka Beseda a passé avec Universal Edition.
Il
serait plus sage de questionner Universal Edition."
Otakar Ostrčil
Le
travail de préparation avança tout au long de
l'année 1922, si bien que Janáček
put annoncer le 29 novembre à Kamila Stösslova
: "J'aurai
ma
première demain ; elle sera magnifiquement
montée. Quelle
pitié que vous n'y soyez pas !"
Distribution | |||
Personnages féminins | Chanteuses | Personnages masculins | Chanteurs |
Kát'a
|
Kamila
Ungrová / Marie Veselá |
Tikhon
|
Wuršer |
Boris
|
Miloslav Jenik | ||
Kabanicha
|
Marie
Rejholcová / Gabriela Horvátová |
Dikoj
|
Huml |
Varvara
|
Šlechtová |
Kudrjas
|
Hruška |
Glaša
|
Crhová |
Kulighin
|
Sobĕský |
Fekluša
|
Letnianská | ||
Orchestre de l'Opéra National |
Otakar
Ostrčil
|
||
Mise en scène |
Robert
Polák
|
||
Décors |
J.
M. Gottlieb
|
Remarquons l'intervention du metteur en scène, Robert Polák, un homme expérimenté puisqu'il participa à la création de Rusalka d'Antonín Dvořák en 1901 et de son dernier opéra, Armida, l'année de sa disparition.
Immédiatement à la suite de cette première, Jaromir Borecky exprima ainsi son appréciation dans le journal Národni politika auquel il collaborait depuis trois ans (article du 2 décembre 1922) :
"Si le texte original est bref, économique, presqu'avare de mots, Janáček le fait encore plus court ; ses cinq actes condensés en trois n'est pas en soi concluant, pour ceci encore restent six scènes, mais il compresse le dialogue encore davantage. Dans cette voie, quelques scènes se terminent trop tôt, par exemple la toute première scène (dans le parc), la troisième (dans la pièce où travaillent les femmes) et en partie aussi la cinquième scène (le début de l'acte 3, dans les ruines, au cours de l'orage), ainsi elles ne peuvent pas attirer l'attention du spectateur, spécialement pour les deux premières. Si le discours interminable est une erreur au théâtre, et à plus forte raison à l'opéra, alors les changements rapides de scènes sans un développement approprié diminuent l'effet de manière similaire.
Les moments puissants que j'ai essayés de préciser - Kata se remémorie sa jeunesse, la scène de son humiliation par Kabanicha, sa demande impérieuse à Tikhon de la faire préter serment, sa confession pendant l'orage, et sa décision de quitter le monde - tous sont les moments puissants de l'œuvre de Janáček et ne manquent pas d'effet. Janáček possède le pouvoir de l'expression dramatique et de la concision, un sens du climax et de la conduite de l'action. Il sait aussi comment représenter les caractères à travers sa musique. Il le fait presque toujours avec juste quelques touches, mais elles simulent la vie : la dure, diabolique Kabanicha, l'irrésolu Tichon, Varvara en désir de vivre, le joyeux Kudrjas, l'oppressive et provocante Kata. Seul l'humour est absent, il n'y a en pas assez de cet humour russe doucement réprobateur dont Dikoj et Kuligin ont besoin, spécialement Dikoj dans la scène où il est ivre.
Les capacités pour dramatiser et caractériser sont et demeurent les principales qualités dans cette nouvelle œuvre. Toutefois sa musique est considérablement appauvrie, spécialement son invention mélodie. Sur la scène, ce ne sont juste que des chants parlés, déclamation et récitation dans des parties de voix excitantes. Dans l'orchestre, juste une peinture d'atmosphère : une constante ondulation de trémolos, un accompagnement la plupart du temps homophonique, sans développement thématique. Il n'a pas suivi d'une manière ou d'une autre le type de mélodie ou la psychologie des Wagneriens ou post-Wagnériens. C'est juste de l'impressionnisme, de l'atmosphère et encore de l'atmosphère. Ce n'est pas toutefois sans effet sur l'auditeur, non sans quelque pouvoir suggestif. Son orchestre, de bout en bout avec simplicité et transparence, sonne efficacement et avec des couleurs claires, encore plus claires et nettes quand le groupe instumental est réduit ou lors d'interventions solistes. Spécialement les violons, dans les élans d'émotion où ils se lancent de temps en temps, principalement dans la scène d'amour ou dans n'importe quelle scène où l'amour est là, le ton argenté de la viole d'amour et une fois le son rêveur de la contrebasse. La pluie et l'orage sont évoqués de belle manière. Les chœurs en coulisse du dernier acte sont aussi évocateurs. L'appauvrissement mélodique est naturellement le plus remarquable dans la scène du soir d'été de la rencontre des amoureux. Le compositeur a fait parler les bruissements de la nature plus fort que le battement du coeur humain et le bouillonnement du sang. A part deux chants populaires russes (les seules touches russes de la musique de Janáček de tout l'opéra), l'amour ne chante pas sous l'emprise du désir - les amoureux restent muets dans les moments les plus forts. Bien sûr, cela se produit également dans la vraie vie de la même manière ; mais l'opéra, le plus stylisé des arts, ne supporte pas, heureusement, les chanteurs muets (Rusalka, par exemple). L'œuvre de Janáček est très caractéristique de ses origines. Il est possible qu'il soit un enrichissement de notre opéra. Mais il prend des chemins qui sont particuliers, viables seulement pour son créateur. Il ne peut prétendre être un modèle. Ce serait une erreur qu'il devienne une école. L'opéra tchèque n'a qu'une seule voie pour l'avenir : Smetana."
Le critique termine par les
félicitations (d'usage ?)
à toute l'équipe de l'opéra,
chanteurs, notamment
les titulaires des rôles principaux, le chef d'orchestre, le
metteur en scène et le décorateur. Nous
nous trouvons bien là face à une
incompréhension profonde
d'une œuvre trop radicale pour l'écoute, la
sensibilité et la conception d'un tel critique. Cette
incompréhension survivra des années et se durcira
même
lorsque Zdenĕk Nedjedly deviendra ministre de la culture en
1945, celui-ci adepte depuis longtemps de Smetana,
préférant tabler sur le père de la
musique
tchèque, annexant ainsi les mérites de l'auteur
de la
Fiancée vendue
aux règles politiques et artistiques que
proclamèrent bientôt les nouveaux dirigeants
communistes
enfermant la création dans un carcan rigide et finalement
conservateur. Ils dénonçaient les
créateurs qui
succombaient au "formalisme", concept commode et fourre-tout englobant
"l'hypertrophisation des aspects formels ou structurels aux
dépens du contenu et de la clarté du message,
[…],
l'individualisme, l'idéalisme philosophique bourgeois, le
modernisme, le pessimisme décadent,
l'élitisme…"(3) Comme les nazis une
décennie plus
tôt avaient condamné un ensemble d'artistes sous
le terme
d'art dégénéré, les
communistes se
livrèrent à leur tour à une nouvelle
chasse aux
sorcières.
(3) Daniela Langer, Musicologie et communisme in "Musiques, Une encyclopédie pour le XXIe siècle, volume 2, Les Savoirs musicaux, sous la direction de Jean-Jacques Nattiez, Actes Sud/Cité de la Musique, 2004"
Un décor de la première de Kát'a Kabanová à Prague du à J.M. Gottlieb
Le même jour, dans Lidové noviny, organe dans lequel il écrivit pendant une vingtaine d'années, le compositeur et critique Boleslav Vomáčka rédigea un article critiquant l'interprétation dramatique de l'ensemble de la troupe. Cette phrase résume bien l'ensemble de son article : "On a pu pleurer avec fureur quand notre maison d'opéra, comme si c'était son but, montait les meilleures nouveautés de l'opéra aussi misérablement que possible, comme si l'on voulait tuer l'œuvre." Rien ne trouve grâce à ses yeux, ni le jeu des acteurs ou trop emphatique ou trop neutre ou inexpressif, ni l'éclairage, ni les chœurs. A travers cette longue critique, même si la musique de Janáček n'est jamais mise en cause directement, - elle est même parfois appréciée - c'est quand même bien lui qui est visé. Le changement d'attitude vis-à-vis du compositeur morave se traduit par de tels articles ; plus d'attaques frontales, mais la représentation est démolie en espérant que l'auteur en ressentira le contre-coup !
Que pensait le compositeur de ces critiques ? Il s'en ouvrit au chef d'orchestre dans un billet rédigé le 2 décembre :
"Sur
le chemin du retour j'ai trouvé les compte-rendus dans
Narodni listy, Narodni politika et à la maison
Lidové
noviny.
Un homme pourrait détruire sa raison aux choses
désagréables qu'il lit ! Quelle
méchanceté !
Quand je me suis débarassé de ce paquet avec tout
sa
compréhension critique, je dirai, quant à
moi, que
les solistes étaient insatisfaisants comme acteurs,
à
part M. Huml. Mais c'est le résultat de leur formation en
tant
que chanteurs et celui de la vieille école. Ceci n'a pas pu
être traité pendant Kát'a
Kabanová.
A
cet égard, vous aidez [le
chant] le long de l'acte 2 avec un
tempo généralement
légèrement trop rapide -
spécialement à l'endroit 'Tak mi srdce přestalo
bit' [Mon
cœur a cessé de battre ! Kat'a] - trop rapide, et
avant la figure 7 le piu mosso plus animé contre
cet
adagio.
Autrement soyez vrai par vous-même en toute circonstance.
Je serais heureux si Kát'a
Kabanová pouvait
être
donné partout aussi magnifiquement que vous l'avez fait."
Un peu plus tard, le 14 décembre il écrivait
à Kamila :
"Nous avons assez d'ennemis à Prague, n'est-ce pas ? Vous devez l'avoir senti à travers Narodni politika. D'un autre côté, Cas, Lidové noviny et tous les autres journaux - également le Prager Tagblatt - ont écrit avec enthousiasme à propos de Kát'a Kabanová. Il y a maintenant une guerre pour la suite : Smetana ou Janacek. Je dis qu'aucun troisième ne se développera jamais à partir de l'un ou de l'autre.
Chacun pour soi !
Mais à Prague ce fut magnifique. Que mon succès
ait
dérangé quelques clans, c'est sûr. Mais
maintenant
les gens sont honnêtes, par exemple le compositeur Josef
[Bohuslav] Foerster (4). Il m'a
envoyé une gentille carte."
(4) Josef Bohuslav Foerster (1859 - 1951), compositeur et critique musical. Il quitta la Bohême en 1893 lorsque sa jeune épouse Berta Lautererová rejoignit l'opéra d'Hambourg où Gustav Mahler l'avait engagée. Les deux hommes sympathisèrent. Les époux Foerster suivirent Mahler à Vienne lorsque celui-ci devint directeur de l'opéra. En 1918, J-B Foerster rentra dans son pays. Il prit la direction du conservatoire de Prague et assura la présidence de l'Académie des arts et des sciences. Il fut un compositeur prolifique, 5 symphonies dont la quatrième (Velikonoční - Pâques) que les orchestres tchèques jouent toujours, un grand nombre d'œuvres chorales, 6 opéras dont Eva (1897) d'après la pièce de Gabriela Preissova (Gazdina roba), cette même écrivaine qui fournit à Janáček le sujet de son troisième opéra, Jenůfa. Josef Foerster (1833 - 1907), père de Josef Bohuslav fut un temps chef de chœurs à l'église Svata Vojtech (Saint Adalbert) à Prague à la même époque où Antonín Dvořák tenait l'orgue dans cette église et où Janáček suivait des études à l'Ecole d'Orgue à Prague.
Enfin, il nous faut citer un
extrait du livre que l'un de nos
compatriotes Daniel Muller fit paraître tout juste deux ans
après la disparition du compositeur. Le musicologue examine
la
vie et l'œuvre de Janáček et il consacre plusieurs
pages
éclairantes à Kát'a
Kabanová.
Même
si l'on peut relever quelques erreurs dans la biographie du compositeur
morave, erreurs facilement excusables et sans doute imputables au
manque de recul par
rapport aux évènements, l'analyse de
l'opéra que
tente Daniel Muller dans les pages 60 à 66 de son livre
mérite d'être connue. La voici telle qu'elle est
imprimée (y compris avec ses coquilles ou erreurs) dans la
première édition parue en octobre
1930 aux éditions Rieder.
"Katia
Kabanova va nous rendre heureusement le Janáček de
Jenůfa avec
toutes ses qualités mélodiques et
scéniques. Un
voyage qu'il fit en Russie en 1896 peut avoir été
le
germe de ce drame sinistre, tiré de la
célèbre
pièce d'Ostrowsky, l'Orage. Une jeune femme, au
cœur
mystique, est mal mariée au marchand Tichon, qui ne la
comprend
pas, et qui est entièrement sous la domination de sa
mère, la vieille Kabanicha. Pendant une absence de son mari,
Katia tombe dans les bras d'un adolescent, Boris, un pauvre
être
malmené par son oncle. Au retour de Tichon, elle avoue sa
faute
et va se jeter dans la Volga. Elle n'est d'ailleurs pas le personnage
principal du drame bien qu'elle lui donne son nom. Ce que Janacek a
voulu peindre, c'est un tableau de la vieille Russie, dans la petite
ville bigote de Kalinoff, il y a quatre-vingt ans. La rigueur de la
tradition, le despotisme de la famille, l'esclavage de la femme
mariée, les pratiques d'une dévotion minutieuse,
les
superstitions grossières, tout ce système de
règles inflexibles qui enserre les gens comme dans une
cuirasse
de fer, est personnifiée dans une figure extraordinaire, la
vieille Kabanicha (le pendant de la Kostelnicka de Jenůfa)
qui
tyrannise, au nom des vieilles mœurs, son fils, sa bru, ses
amis,
tout le monde. De là une suite de scènes
dramatiques,
mais un peu odieuses pour nous, parce qu'elles sont trop fortes pour
notre sensibilité occidentale et pour nos instincts
millénaires de liberté. L'intensité de
cette
figure balzacienne à relief puissant fait paraître
veules
tous les autres personnages de la pièce. On respire
véritablement dans ce drame, dont l'original russe a des
tendances nettement révolutionnaires, une
atmosphère
slave de lâcheté morale, de fatalisme
négateur, de
nitchévisme destructeur, de mort intellectuelle, qui est
précisément ce qui a séduit Janacek,
dont la
technique excelle à peindre ces milieux
méphitiques, ces
moisissures de cavernes, ces senteurs de tombeaux.
D'autant
que le livret lui fournissait un beau contraste, le couple de
deux amoureux sans préjugés : Kudrjasch, le jeune
homme
instruit, qui sait ce que sont les éclairs, et Barbara *, sa
maîtresse, élevée à son
école. Ils
passent leur temps, tout le long de la pièce, à
cribler
de sarcasmes les vieilles mœurs et leurs
représentants, et
finalement, écœurés de cette compagnie,
disent
adieu à la petite ville pour aller chercher fortune dans la
capitale, donnant ainsi un bel exemple de courage : les
chaînes
sont faites pour être brisées.
Sur
ce livret, Janáček a écrit une musique
admirable,
réservant ses accords de terreur et d'angoisse pour tout le
côté vieux-russe de la pièce, et ses
mélodies les plus suaves pour les deux amoureux
émancipés. Il est résulté
de ce contraste
un important morceau qui n'a pas son pareil dans tout l'œuvre
de
Janáček (si l'on excepte la scène d'amour du
Journal d'un disparu)
et qui a sa place marquée parmi les plus belles
créations
de la musique de tous les pays. Je veux parler du deuxième
tableau du deuxième acte, qui est en grand ce qu'est en
petit le
quatuor du jardin de Faust.
Merveille de grâce, d'expression et de science, ce quatuor
prodigieux qui compte près de 600 mesures, construit suivant
les
meilleures règles classiques, harmonisé avec
toutes les
ressources de la technique la plus subtile, présente tour
à tour, dans un décor de parc
éclairé par
la lune, les deux couples d'amoureux, d'une part Katia et Boris, dont
la passion mystique et un peu ténébreuse est par
avance
vouée à la mort ; d'autre part Kudrjasch et
Barbara, dont
l'amour ne reflète que le bonheur et l'insouciance de la
jeunesse. C'est une de ces inventions musicales à peu
près parfaites, que l'on peut mettre en
parallèle, comme
exemple de ce que peut réaliser l'art moderne, avec les plus
belles choses qu'ait produites l'art ancien. La poésie suave
des
cinquante dernières mesures, les bribes de thèmes
qui
flottent comme des parfums dans la claire nuit
d'été, le
soupir chromatique exhalé par l'orchestre avant l'accord
final,
ont le charme pénétrant de ce que Mozart a fait
de mieux
dans ce genre : c'est la langueur voluptueuse du trio du balcon de Don
Juan,
avec, en plus, toute la morbidezza moderne.
On
peut même se demander, à voir
l'évidente
sympathie avec laquelle le musicien a traité ses deux
personnages de Barbara et de Kudrjarsh et les teintes de noir
pessimisme dont il a chargé les autres rôles, s'il
n'a pas
voulu, en réalité, faire une satire de ce monde
de la
vieille Russie et nous faire participer à l'horreur qu'elle
lui
a inspirée.
Très significatif à ce point de vue est le leit-motif principal de l'œuvre, qui apparaît au commencement du prélude symphonique et que la critique tchèque et allemande désigne sous le nom de leit-motif du voyage. Il est, en réalité, bien autre chose. Dans sa forme complète, tel qu'il est proposé par le hautbois à la 33e mesure du prélude, c'est un chant à allure religieuse de 8 mesures 2/4 allegro en fa mineur sans note sensible (mode éolien) accompagné par des arpèges rapides de flûte (et même par des grelots). Ce sont ces flûtes qui indiquent seules le voyage de Tichon. Janáček a détaché du chant les deux premières mesures constituées par huit notes de valeur égale, dont les quatre dernières sonnent à la quarte supérieure, et il a fait de ces huit notes un des deux motifs fondamentaux de son opéra, le motif représentant la vieille Russie, le cercle de fer de la tradition ; il figure près de cinquante fois dans l'œuvre, sans modification, encastré de force dans les mouvements les plus divers, mais toujours avec le même rythme dominateur, la plupart du temps aux timbales, dans la nuance fortissimo. C'est dire qu'il est parfaitement reconaissable. On l'entend onze fois dans l'ouverture, dix-sept fois dans le tableau du départ de Tichon. Il se mêle intimement au tonnerre, aux éclairs, aux rafales de pluie de l'orage, pendant la confession de Katia, et au dernier tableau (le suicide) ; c'est par lui que se termine l'opéra. C'est un de ces moyens dynamiques, comme il y en dans Jenůfa, et que les adversaires de Janáček lui ont tant reprochés ; toujours est-il que la répétition de ces huit notes finit par glacer l'âme de terreur.
Au
même chant de hautbois en fa mineur,
d'où est tiré déjà ce motif
capital, se
rattache directement le motif de Katia, qui fait le sujet de
l'ouverture et qui reparaît aux premières paroles
prononcées par la jeune femme : motif en lugubre mineur,
composé de sixtes, de quartes et de septièmes,
froid
comme le tombeau, auquel les délicats arpèges
d'une
poétique viole d'amour ne réussissent
qu'à donner
une expression plus sinistre, et qui rappelle l'accompagnement d'une
partie du dialogue de Kostelnicka et de Stefan **, au
deuxième acte
de Jenůfa.
Toujours du chant du hautbois est tiré un des passages les plus bizarres de l'opéra, un de ceux où l'humeur fantasque de Janáček s'est donné libre cours. On vient de ramener sur la berge le cadavre de Katia ; la vieille Kabanicha, pour toute oraison funèbre, remercie les bateliers en s'inclinant cérémonieusement devant eux et en leur chantant d'un ton cafard : "Bonnes gens, bonnes gens, grand merci du dérangement" sur une sorte de mélopée, tiré de la quatrième mesure du chant éolien de hautbois et qui reproduit note pour note le début du Dies irae. Brusquement, l'orchestre reprenant à l'aigu le chant de Kabanicha dans un mouvement prestissimo rubato, exécute en doubles croches une sorte de galop infernal qui aboutit, par une marche descendante, à un grésillement diabolique en sextolets de doubles croches prolongé pendant six mesures lentes à 6/4 où le motif est répété à toute vitesse trente-six fois ; par dessous ce grésillement, les voix mystérieuses de la Volga font retentir une dernière fois leur chant sinistre, accompagnées par les cuivres, et les timbales frappent à tour de bras les huit notes impérieuses du thème de la tradition asservissante. On croit entendre la clameur déchaînée de l'Esprit du mal, et il paraît difficile d'expliquer cet effet satanique autrement que par une idée bien arrêtée chez Janáček d'inspirer à son auditeur l'horreur d'un ensemble de règles qui, pour respectables qu'elles aient pu être à l'origine, entraînent tant de cruauté.
L'autre thème fondamental de Katia est le motif de Barbara, composé de deux mesures 2/4 allegretto formant un bout de mélodie plein de fraîcheur ; il est proposé pour la première fois par les bassons accompagné par de charmants accords en contre-temps des flûtes et du célesta, qui achèvent de lui donner son vrai caractère ; il souligne les premières paroles de Barbara au moment où elle lance un premier sarcasme contre la vieille Kabanicha qui, dès la sortie de l'église, commence à sermonner sa belle-fille sur un ton véhément. Ce motif, qui fait contraste avec celui de la tradition (à eux deux, ils sont toute la pièce), paraît une cinquantaine de fois dans le cours de l'opéra. Janáček, en le disséquant, en l'allongeant, en le renversant, en a tiré le plus heureux parti. Le motif est employé d'une façon fort spirituelle à l'endroit où Barbara, en qui Katia croit voir une jeune fille pure, lui avoue à mots couverts qu'elle a bien des péchés à se reprocher ; un peu plus loin, quand Barbara remet à Katia la clef qu'elle a dérobée à la vieille, le motif se mêle au trait si curieusement frôleur et insinuant de la tentation, avec ses tierces et ses quartes alternées ; il est orné cette fois d'une mesure supplémentaire qui lui donne une allure de chanson populaire, puis de trilles ensorceleurs, pour s'alanguir pianissimo sur de ravissants accords de harpes. Plus loin encore, dans le fameux quatuor nocturne du jardin, il se transforme nettement en chanson populaire, à laquelle s'adjoint un refrain chanté par Kudrjasch qui vient au devant de l'aimable Barbara ; à la fin du quatuor, pour donner à Katia et à Boris le signal du départ, le musicien tire de son motif une deuxième chanson populaire, qui est toute grâce avec sa chute charmante sur le temps faible. Enfin le thème apparaît une dernière fois quand Barbara décide de fuir la petite ville avec son amant. On peut dire que Janáček, malgré ses soixante-sept ans, a travaillé ce thème con amore, et c'est encore là un fait qui tendrait à prouver que le couple Kudrjasch-Barbara a eu toutes ses sympathies.
Il resterait à parler de beaucoup d'autres beautés : le délicieux thème des hirondelles, qui accompagne les confidences de Katia à Barbara, réplique géniale de la rêverie esquissée dans Salammbô :
le
récit des extases de Katia à l'église
dans son enfance, le pendant du Salve regina
de Jenůfa,
adorable morceau où le cor solo répond de
façon si émouvante à la voix
de Katia, sur les accords virginaux des harpes et la
délicate broderie
dessinée par les flûtes mystiques : la
scène d'adieu au mari, avec les
accords terribles du serment ; les battements de cœur de
l'étudiant
Boris attendant la venue de celle qui sera sa première
maîtresse ; le
tableau de l'orage, dans le décor romantique d'une ruine
ornée de
vieilles fresques représentant l'Enfer, avec la confession
de Katia,
terrifiée par les éclairs ; le tableau final avec
les voix de la Volga
(chœur à bouche fermée dont le
thème a commencé à se dessiner pendant
l'orage) qui bourdonnent aux oreilles de la
désespérée, nouvelle
Alceste invoquant les divinités du Styx ; l'appel
suprême à Boris, dans
la nuit, sur le bord du fleuve ; le dernier baiser… Sombre
drame dont,
malgré les imperfections du livret, la musique est si belle,
qu'elle
vient sûrement en première ligne après
Jenůfa. M.
Max Brod dit que Jenůfa est
la fleur du génie de Janáček et que
Katia en
est le fruit mûr ; mais il ajoute aussitôt qu'il
aime mieux
la fleur que le fruit ; je suis tout à fait de son avis."
* Daniel Muller traduit directement le prénom russe Varvara dans sa correspondance française Barbara.
** Il traduit également Steva, prénom porté dans l'opéra par le fiancé de Jenůfa par Stefan.
On ne peut qu'être admiratif devant cette analyse qui prouve la faculté de son auteur à embrasser l'étendue du génie musical du compositeur. Que certaines affirmations nous fassent sursauter, l'auteur à le droit de ses préférences. Il n'en reste pas moins que quelques années seulement après la création de Kát'a Kabanová, qu'un musicologue français fut capable d'une telle compréhension de cette œuvre devrait nous questionner sur la surdité de quantité d'autres spécialistes. Son livre paru en 1930 a eu, parmi ses innnombrables mérites, celui d'attirer l'attention sur un compositeur exotique aux oreilles françaises. Quel dommage que si peu de personnes en aient perçu l'importance ! Le temps de Janáček serait sans doute venu plus vite !
Joseph Colomb - octobre 2005