Kát'a Kabanová (historique)


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Lorsqu'en 1920,  Leoš Janáček entreprit la composition de son cinquième opéra, il ne se trouvait ni dans le même état d'esprit, ni dans la même situation qu'au lendemain du triomphe local de Jenůfa, à Brno quinze ans auparavant. Sa Jenůfa, du succès morave et provincial dans lequel elle se trouvait confinée par le refus obstiné du directeur de l'opéra de Prague, avait fini par être représentée en 1916 dans la capitale historique des pays tchèques et de manière triomphale. Et dans la foulée, le compositeur avait accepté de mettre sa défiance envers la langue germanique entre parenthèses et avait donné son accord à Max Brod afin qu'il traduise son œuvre dans cette langue qu'il avait tant combattue au profit de la sienne, la langue tchèque. Chacun dans les pays tchèques, et Janáček n'était certainement pas le dernier dans ce cas, comprenait plus ou moins confusément qu'un ordre politique européen vivait ses derniers moments et que l'heure de l'émergence sans entraves extérieures d'une culture tchèque approchait. Pourtant, dans les jours finissants de l'Empire autrichien, le succès de Jenůfa à Vienne, encore capitale de l'Empire, consacrait Janáček, lui, le provincial, l'opposant, le compositeur marginal, et lui octroyait une stature d'envergure. Le milieu musical praguois dans son ensemble n'avait pourtant ni reconnu ses mérites, ni capitulé. Quelques mois plus tard, à la fin de la guerre, le compositeur vit se réaliser un rêve qu'il aurait jugé insensé, impensable quelques années plus tôt, même s'il l'appelait de tous ses vœux : la naissance de la république de Tchécoslovaquie. Dans la foulée, même si la nouvelle ne lui fit pas plaisir à ce moment-là, il se trouva libéré de ses lourdes tâches de direction de son Ecole d'Orgue, celle-ci formant l'ossature d'un Conservatoire de musique. Il pouvait maintenant consacrer l'essentiel de son temps à la composition. Enfin ! Sa vie amoureuse connaissait un nouveau cours depuis sa rencontre avec Kamila Stösslova, un peu de douceur, un peu d'espoir dans sa vie sentimentale cahotique. Pour résumer un peu hâtivement, un nouvel homme se révélait. Qualificatif qu'il faut pourtant nuancer en n'oubliant pas qu'en 1918, ce nouvel homme comptait 64 ans d'existence !

Nous savons qu'il était attiré passionnément par la littérature russe. Plusieurs fois dans le passé, il se saisit d'une pièce de théâtre ou d'un roman pour jeter les bases d'une nouvelle œuvre. Peu jusqu'à présent avaient vu le projet arriver à son terme. Le plus ancien remontait à 1876  lorque Janáček composa une musique d'accompagnement pour le drame de Lermontov, la Mort, musique qui fut jouée le 13 novembre au cours d'un concert de la Beseda brnenska, mais que  le compositeur oublia et perdit, peut-être parce que, plus tard, il ne la jugea pas digne d'être conservée. Nous ne possédons aucune trace de cette partition que John Tyrrell dans un souci exhaustif inscrivit pourtant au catalogue des œuvres de Janáček sous le numéro X/3, la catégorie X représentant les œuvres perdues. En 1907, dans une période d'incertitude, malgré le succès de Jenůfa, succès limité à Brno, après l'impossibilté de faire représenter Osud, son opéra suivant, après plusieurs tentatives d'écriture sur des textes de Gabriela Preissova, c'est Anna Karina de Tolstoï qui l'intéressa. Il en ébaucha le livret et écrivit quelques extraits, mais abandonna assez vite. Finalement il se décida pour le texte des Excursions de M. Broucek dans la lune de l'écrivain tchèque Svatopluk Čech qu'il mena rapidement à bien, sans que ce nouvel opéra trouvât grâce auprès de la direction de l'opéra de Prague. Encore une œuvre qui dut attendre plus de dix ans pour trouver vie sur une scène. En 1916, il revint à Tolstoï avec le Cadavre vivant. Comme à son habitude, il étudia attentivement le contenu de l'histoire, dressa la liste des personnages qu'il retenait et commença la composition du premier tableau aussitôt après le triomphe de Jenůfa à Prague. Attardons nous quelques instants sur cet opéra inachevé. Jaroslav Vogel, dans sa biographie de 1962, compara le sujet du Cadavre vivant avec celui du Journal d'un disparu (p 261 de l'édition en langue anglaise de 1981). Le héros, Fedya Protasov vit avec une tzigane, tournant le dos aux habitudes sociales. On peut prendre connaissance de l'unique fragment de cet opéra rédigé par Janacek grâce au magnifique travail entrepris par la maison Supraphon pour sa série de 4 disques sous le titre commun "Janáček inconnu". Voir la discographie. Quant à la Sonate à Kreutzer du même Tolstoï, elle inspira tout d'abord un trio pour cordes et piano, joué à l'Ecole d'Orgue de Brno le 2 avril 1909, en présence du compositeur. La partition n'a pas survécu, mais des thèmes ont été réemployés dans le premier quatuor à cordes de 1923 sous-titré également "Sonate à Kreutzer".

ostrovsky

Portrait d'Alexandre Ostrovsky (1823 - 1886) par Vasily Perov en 1871

Voulant profiter des vents favorables, il lui fallait trouver un sujet d'opéra correspondant à ses thèmes de prédilection. Il se tourna de nouveau naturellement vers la littérature russe. Début 1918, Vaclav Jirikovsky, à ce moment assistant du directeur de l'opéra de Brno, proposa trois sujets slaves à Janáček dans lesquels il  choisit la pièce de Nicolas Ostrovski, l'Orage. Celle-ci avait été donnée à Prague en 1870, mais à cette époque, le jeune adolescent encore élève à l'Institut de formation des maîtres de Moravie n'avait point l'indépendance financière pour se rendre dans la capitale historique des pays tchèques pour assister à cette représentation. D'ailleurs, connaissait-il l'existence de cet écrivain russe, même si par ailleurs son intérêt pour la culture russe en général, la littérature russe en particulier, croissait constamment ? D'autres pièces d'Ostrovski furent représentés régulièrement à Brno autour des années 1900. Janáček se retrouva-t-il parmi les spectateurs ?  En 1918, Vincenc Červinka proposa une nouvelle traduction en tchèque de la pièce du dramaturge russe que lut le compositeur morave. Assista-t-il à une représentation de cette pièce donnée à Brno au début de 1919 ? Très rapidement, écartant l'existence d'ouvrages de collègues russes à partir de cette pièce - Vladimir Kashperov (1826 - 1894), après avoir composé des œuvres dont certaines s'imposèrent sous d'autres signatures dont Rienzi et Taras Bulba, écrivit en 1867 l'Orage, opéra d'après la pièce d'Ostrovsky tandis que quelques mois plus tôt Tchaïkovsky créa une ouverture portant le titre de la pièce - il demanda l'autorisation à  Červinka d'utiliser sa traduction comme base de son futur opéra. Et comme à son habitude, il rédigea lui-même son livret, taillant ici, regroupant deux personnages en un, resserrant l'intigue. Il remplaça les cinq actes de la pièce originale par 3 actes pour son opéra. John Tyrrell, dans le remarquable ouvrage qu'il a consacré à Kát'a Kabanová (voir Sources), a résumé cette opération dans ce tableau.

pièce d'Ostrovski opéra de Janacek
Acte 1 (première partie) Acte 1 - scène 1
Acte 1 (deuxième partie) Acte 1 - scène 2
Acte 2 (première partie)
Acte 2 (deuxième partie) Acte 2 - scène 1
Acte 3 (première partie)
Acte 3 (deuxième partie) Acte 2 - scène 2
Acte 4 Acte 3 - scène 1
Acte 5 Acte 3 - scène 2

Pourquoi un tel sujet ? Qu'est-ce qui l'attirait dans cette pièce ? Une fois encore, après Jenůfa, il avait l'occasion de dresser un beau portrait de femme à travers celui de Kát'a, une jeune femme sincère en amour et fidèle à son mari et qu'un jour une passion libératrice fit basculer dans le drame. L'inspirait également, le cadre d'une petite ville russe du 19è siècle où la caste des marchands détenait le pouvoir économique et moral avec la Volga pour décor et pour symbole.

Quand débuta le travail sur l'opéra ? Dans une lettre à Kamila Stösslová du 9 janvier 1920, il écrivait "J'ai commencé d'écrire un nouvel opéra." Le livret prêt en mars 1920, la composition musicale s'étala sur plusieurs mois. Ainsi le 1er juillet 1920, le premier acte était terminé tandis que l'acte 2 était bouclé vers fin septembre, alors que le troisième l'était en fin d'année. Enfin, il pouvait écrire le 6 mars 1921 à Kamila Stösslová "Après un travail inhabituellement difficile, j'ai terminé mon dernier opéra. Je ne sais pas encore si je vais l'appeler l'Orage ou Katerina. L'argument contre l'Orage est qu'un autre opéra porte le même nom ; contre Katerina, c'est que je n'écris rien d'autre que des opéras 'féminins', Jenůfa - Katerina. La meilleure chose, en guise de titre, serait d'avoir trois astérisques.
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C'est l'opéra qui devrait être donné à Londres." Cette affirmation de fin de travail n'est pourtant pas exacte. Comme à son habitude, le compositeur révisa son œuvre, retoucha, corrigea jusqu'au mois d'avril 1921 montrant ce souci de perfection que partagent la plupart des créateurs. En fait, la période de retouches s'étendit jusqu'au mois d'août de cette même année. Il restait pourtant à trouver un titre. La décision fut prise à la suite d'un échange de lettres entre le compositeur et le traducteur fin mars, début avril. Le 31 mars, le compositeur informait et interrogeait Červinka : "J'ai fini l'opéra. La difficulté est comment l'appeler. Il existe déja plusieurs Orages en musique et à l'opéra. Ainsi ce nom ne serait pas une bonne idée. De plus, le phénomène naturel n'est pas le ressort principal de l'action ; c'est Katerina qui représente l'intérêt psychologique. Le Directeur Schmoranz m'a fait remarquer que le titre Katerina pourrait être une référence à Catherine II (la Grande). Il m'a suggéré le nom de Kát'a. D'ailleurs Boris et Tichon l'appellent ainsi. J'inclinerais pour l'appeler ainsi. Qu'en pensez-vous ?" Červinka lui répondit le 3 avril : " J'approuve totalement votre point de vue concernant le titre de votre nouvel opéra sur l'Orage d'Ostrovski. Je l'attends avec impatience et je pense que le titre doit se différencier des autres œuvres nommées l'Orage. Cela me paraît aujourd'hui évident et  Kát'a, comme vous le suggérez, serait peut-être la solution la plus heureuse. Je vous propose aussi  Kát'a Kabanová, plus complet. […] Dans tous les cas, faites ce qui vous semble le mieux."

Schmoranz

Gustav Schmoranz

Malgré le poids des ans, le compositeur, comme par le passé, poursuivait une activité intense. Il ne se contentait pas de composer son nouvel opéra, tâche nécessitant pourtant des efforts imposants, mais étudia le livre qu'Arnold Schönberg rédigea en 1911, Harmonielehre (Traité d'harmonie), dans lequel le compositeur autrichien dressait le bilan de plus de deux siècles de musique tonale et envisageait une solution que la klangfarbenmelodie (mélodie de timbres) de ses récentes Cinq pièces pour orchestre, op 16 préfigurait. La révolution sérielle, initiée par Schönberg surgit au cours de ces années 20 et l'auteur de Kát'a Kabanová la connut. Notons au passage que contrairement à une idée assez répandue à l'époque et même par la suite, Janáček ne se cantonnait pas dans un superbe isolement dans sa Moravie,  mais qu'il se tenait au courant des innovations de ses contemporains.

Il assista à la première audition à Brno de son poème symphonique, la Ballade de Blanik dirigée par František Neumann le 21 mars 1920, révisa sa cantate Au chalet de Solan qu'il avait composée neuf ans auparavant.  Alors qu'il s'engageait dans le dernière phase de Kát'a Kabanová, dès le début de l'année 1921, il pensait déjà à un futur opéra, La Petite renarde rusée. Il entendit enfin La Mer de Claude Debussy et en rédigea une analyse musicologique. Le mois d'avril 1921 fut fertile en créations, puisqu' à Prague tout d'abord, le 6, le chœur de femmes Kaspar Rucky fut éxécuté tandis que le 18, à Brno, suivit la première audition du Journal d'un disparu. De sa rencontre avec le poète indien Rabindranath Tagore, venu à Prague dispenser une conférence, naquit un peu plus tard son dernier grand chœur pour voix masculines, Le Fou errant. Enfin, un mois avant la première de son opéra Kát'a Kabanová, son poème symphonique, Tarass Boulba, composé durant les années de guerre, une musique directement inspirée par un héros russe du passé, était révélé aux auditeurs de Brno par l'orchestre du Théâtre National, dirigé par son chef, František Neumann.

La création de l'opéra eut lieu à Brno, au Théâtre Allemand rebaptisé National depuis l'indépendance tchèque et qui répondait beaucoup mieux aux éxigences techniques et artistiques d'un opéra moderne que le théâtre Veveri qui avait vu la première près de vingt ans auparavant de Jenůfa. D'autant plus que Janáček pouvait compter sur les compétences et le dévouement de son ami František Neumann, le chef d'orchestre du théâtre.

Joseph Colomb, juillet 2005