Jenufa : figures symboliques

Il n'est pas indifférent que cet opéra se déroule tout entier dans le cadre d'un moulin à eau, au bord d'une rivière. La famille Buryja dont le membre le plus ancien est représenté par la grand-mère, actuelle propriétaire, qui détient les leviers d'une puissance économique et sociale. Steva, deux générations plus tard, en héritera. Le meunier, en fait un contremaître, l'aide-meunier (Laca), les garçons meuniers (qui participeront à la noce au troisième acte), la servante du moulin, incarnent quelques acteurs de la vie économique du village. À travers la propriété de ce moulin se jouent les places sociales dans le village. Ces positions sociales, propriétaire ou ouvrier, influent, non sur le choix de Jenufa pour trouver un futur mari, mais sur Kostelnicka, qui, en tant que mère adoptive, préfère assurer une vie matérielle supérieure à sa belle-fille en la mariant à Steva, l'héritier du moulin plutôt qu'à Laca, simple exécutant. Tout au moins tant que le drame ne se dénoue pas !

Qui dit moulin dit farine, donc blé ou céréales. Inutile par conséquent de faire apparaître des agriculteurs dans le cours de l'opéra. En dehors de la meunerie, Jano, le petit berger, personnifie un autre versant de l'économie villageoise. À la fin de l'opéra, on apprend l'existence d'un jardinier qui a fourni le bouquet de fleurs que Laca offre à Jenufa, le matin de leur mariage. Enfin, ce sont « les gens de la brasserie [qui] ont trouvé un enfant gelé ». Tous ces corps de métier vivaient également à Hukvady, comme dans beaucoup de villages moraves ou slovaques. Y avait-il une brasserie dans chaque village ou est-ce un clin d'oeil que Janáček adresse à ses amis Jung à travers cette brasserie ? Quant à la vie sociale, seuls deux personnages la symbolisent. Mais quels personnages ! le maire et la sacristine. Autrement dit, le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel. À la fin du dix-neuvième siècle dans ces villages moraves et dans les villages slovaques proches, la fonction de sacristain ne consistait pas seulement à l'entretien de l'église et des objets de la mission spirituelle, mais cette fonction représentait une autorité morale incontestable (aucun autre corps social ou économique n'est présent dans l'opéra) ?

Pourtant, je souhaiterais attirer votre attention sur une mention apparaissant dès le début de l'opéra - acte I, scène 1. Il ne m'a pas été possible de consulter le texte original de la pièce de Gabriela Preissova, on ne peut donc affirmer si Janáček (qui a lui-même adapté le texte pour son opéra) a ajouté ou non ces paroles. Quoiqu'il en soit, le fait de citer cette profession n'apparaît pas indifférent. Le petit berger Jano, éperdu de reconnaissance envers Jenufa, rayonnant de bonheur, déclare qu'il sait lire maintenant et, la réussite appelant l'envie de réussir encore, demande à la jeune femme une nouvelle page à déchiffrer. La grand-mère, reconnaissant les mérites de sa petite-fille qui a déjà appris à lire à la servante de la maison lui décerne des mérites dus à un instituteur. Souvenons-nous que Janáček, avant de devenir compositeur, a d'abord été enseignant, rejoignant ainsi et son père, Jiří, et son grand-père, eux-mêmes instituteurs ou plutôt, comme ils étaient désignés en Moravie au XIXème siècle, kantors, c'est-à-dire, à la fois instituteurs, mais aussi maîtres de musique. Au passage, Leoš Janáček rend hommage au travail obscur que des centaines et des centaines de kantors ont fourni au sein des sociétés villageoises pour garder vivace la culture morave, au moins au travers de ses manifestations musicales. De la même manière, d'autres membre de la fratrie Janáček ont exercé ce beau métier, son aîné Karel à Hukvaldy même, deux de ses soeurs, Eleonora et Josefa également. Ce bref hommage rendu dans l'opéra aux instituteurs moraves s'adressait aussi aux membres très proches de sa famille.

En situant son opéra dans un cadre rural, en haussant au rang de héros opératiques des personnages simples, meuniers pour l'essentiel, représentatifs du peuple des campagnes, un peuple qu'il connaît bien, même si les obligations de sa charge l'obligent à vivre à Brno, ville-capitale de la Moravie, Janáček signifie l'importance de ces couches sociales à la fois dans la vie sociale et politique, mais également dans la vie culturelle des pays tchèques de cette époque. Retrouver ces couches sociales sur une scène d'opéra, c'est leur reconnaître un rôle social et culturel non négigeable.

Dans le premier acte de l'opéra, on assiste, par procuration, à une séance de recrutement pour ce que nous appelions, en Europe occidentale, le service militaire. Le fait que Steva, bel homme en pleine santé, ne soit pas recruté, démontre l'injustice du recrutement censitaire. Steva, héritier du moulin, a pu racheter cette charge, alors que d'autres jeunes gens du village ne l'ont pu. Janáček n'insiste pas sur cet aspect, il ne constitue pas la trame de l'opéra, mais cet élément mineur joue son rôle et ce type de recrutement se trouve dénoncé par les pauvres recrues et par Laca. Quelques années plus tard, Janáček utilisera les vers de Petr Bezruc pour dévoiler des situations sociales et culturelles injustes.

Le thème de l'amour traverse tout l'opéra. Il ne faut pas nous en étonner. Ce thème universel règne pratiquement dans tous les opéras. Janáček ne fait donc pas preuve d'originalité. Pourtant, là façon de traiter ce thème nous éloigne beaucoup du traitement habituel ou traditionnel (romantique, vériste, etc.). Et peut-être encore doit-on ausculter à la loupe certains aspects ? Dès la scène 5 du premier acte, la grand-mère déclare avec la sagesse que lui confère son expérience de la vie : « Tous les couples doivent se forger dans la souffrance. » Comment ne pas faire le rapprochement avec la vie même de Janáček, éperdument amoureux de Zdenka et ensuite extrêmement déçu de son attitude. Sa vie oscillera entre l'espoir de retrouver la profondeur originelle de son amour et la déception due à la rigidité morale, sentimentale, culturelle de son épouse. La naissance de son fils lui laissa espérer peut-être une stabilisation de sa situation sentimentale, mais la mort de leur jeune garçon replongea le couple dans une attitude indifférente l'un envers l'autre et réciproquement. La souffrance reprit le dessus. On sait que le compositeur reporta cet amour sur Olga dont on connaît la fin précoce et tragique.

L'amour que se portent Kostelnicka et Jenufa doit aussi nous interroger. Précédemment, nous nous sommes questionné pour savoir pourquoi Janáček avait choisi plutôt cette pièce d'une jeune auteur dramatique plutôt qu'une autre pièce d'un auteur autrement plus célèbre et reconnu que Gabriela Preissova, au tournant des années 90. Voici peut-être une autre explication. Deux femmes, intelligentes, l'une devient sacristine, l'autre pourrait occuper un poste d'instituteur. Deux femmes entières, élevées dans le respect des traditions, les intégrant dans leur conduite, deux femmes sensibles, aimantes, mais meurtries. Janáček confie à deux soprani les rôles des deux femmes. Il veut signifier ainsi une communauté sentimentale et souhaite qu'au-delà des apparences de la tessiture vocale, on s'intéresse plus en profondeur à ces personnages. La facilité ou simplement la logique habituelle du spectacle aurait voulu une voix grave pour Kostelnicka représentant l'autorité maternelle et une voix aiguë pour la jeune fille. Janáček lui, volontairement va au-delà des apparences. Il pousse l'auditeur et le spectateur à le suivre sur ce terrain : ne regardons pas la surface des êtres, cherchons plutôt leurs vraies valeurs, leur richesses intérieure.

Kostelnicka a vu son amour pour le père de Jenufa, bafoué par l'inconstance de celui-ci, son ivrognerie, sa brutalité ; Jenufa, tout amoureuse de Steva, exprime pourtant ses craintes. Enceinte de celui-ci, pourra-t-elle continuer son histoire d'amour avec lui ?

Plus avant dans l'opéra, la belle-mère, consciente que le bébé de Jenufa représente un obstacle à son bonheur, par amour excessif et par rigueur morale, va jusqu'à l'inexcusable : tuer cet enfant. Par cet acte, elle impose une vie différente à Jenufa. D'un mariage évident avec Steva au premier acte, on en arrive à un mariage avec Laca, le demi-frère de celui-ci, au dernier acte. Jenufa, obéissante, réaliste, suit cette voie. L'amour qu'elle exprimait à Steva, elle le reporte sur Laca d'autant plus facilement qu'elle découvre la lâcheté de son amant et son peu de sincérité. Il ne l'aimait que pour ses joues de pêche. Sitôt les difficultés apparues, il s'en éloigne indifférent. Alors que Laca, jaloux, blessant envers les autres au premier acte, se reprend et expose une bonté et une grandeur d'âme peu commune.

Doit-on tenter un parallèle avec l'amour paternel de Leoš pour sa fille Olga ? Lorsqu'il découvrit la pièce de Gabriela Preissova, sa fille, âgée de huit ou neuf ans, poursuivait sa vie d'enfant. Elle n'avait guère plus de douze ans lorsqu'il mit en chantier son opéra. Mais au fur et à mesure de l'avancement de ses travaux, elle se transforma en une belle jeune fille, sensible aux travaux de son père, sensible à son intérêt pour la musique populaire. Leoš était aussi fier de sa fille qu'elle l'était de son père. Dans le chapitre Olga, je me suis efforcé de montrer les liens étroits qui unissaient le père et la fille. Probablement, vers les années 1900, Leoš a-t-il ressenti que l'attachement qui le liait à sa fille ressemblait à ceux qui rapprochaient la jeune femme Jenufa de sa belle-mère. Peut-être réagit-il, comme la sacristine, lorsqu'il découvrit l'intérêt que portait Olga à cet étudiant, Otakar. Pourquoi lui interdit-il de continuer à le rencontrer ? Nous ne le savons pas. Cette autorité parentale, comme la sacristine, n'engagea-t-elle pas Olga dans une voie sans issue pour son bonheur, par la manifestation d'un amour paternel exagéré, disproportionné. La question mérite d'être posée. Pourquoi une réponse si brutale ? S'il n'avait pas réagi ainsi, n'aurait-il pas eu l'impression que Olga lui échappait ? En fait, au fur et à mesure que la composition de l'opéra avançait, Janáček pouvait se rendre compte de la situation dramatique de sa fille, malade, bientôt mourante. Il lança une véritable course contre la montre, apportant une de ses dernières joies à sa fille en lui offrant l'opéra achevé (comme une sorte de rachat pitoyable par rapport à son acte d'autorité).

Ne peut-on tenter une autre comparaison entre la situation sentimentale de Kostelnicka et de Leoš. L'une et l'autre ont été amoureux de leur conjoint, Kostelnicka de Toma Buryja, Leoš de Zdenka. Mais l'une et l'autre ont eu l'impression d'avoir été trahis par l'attitude de leur conjoint respectif. N'allons pas plus loin dans les similitudes, ne tombons pas dans la simplification, ne comparons pas la brutalité, l'ivrognerie de Buryja avec l'indifférence de Zdenka face à la mère de Leoš avec la séparation du couple qui suivit. Remarquons simplement qu'un personnage d'opéra, Kostelnicka, se trouve brisée par un amour qui l'a déçue, et qu'une personne réelle, Leoš, se trouve désenchanté par son amour disparu. Par un mécanisme de compensation, l'une et l'autre reporteront sur leur fille une grande part de leur affection.

Pièce scandaleuse que Jeji Pastorkyna de Gabriela Preissova. Opéra scandaleux que Jenufa de Janáček. Scandale de l'infanticide. Mais scandale aussi de la grossesse hors mariage. À cette époque, la morale en Europe Centrale, mais aussi en Europe Occidentale voulait que l'on montrât du doigt les filles dans cet état. Dans combien de villages, dans combien de maisons urbaines, l'homme, perverti par la religion et la morale ambiante, profitait-il de sa force ou de sa position sociale pour soumettre la servante ou l'ouvrière agricole avec parfois les conséquences malheureuses qui en découlaient pour la femme... Dans l'opéra de Janáček, rien de tel. Si Jenufa se trouve enceinte, ce n'est pas par un malheureux hasard, mais bien par amour. Jamais Janáček ne stigmatise la situation de sa jeune héroïne.

Bien au contraire, celui sur qui le scandale retombe, celui que Janáček montre du doigt, Steva représente l'homme lâche, veule qui abandonne sa maîtresse parce que ses joues de pêche sont zébrées par le coup de couteau de Laca. Épouser la fille du maire représente un bien meilleur placement social.

Au cours de l'acte II, Jenufa, dans un long monologue, seule en scène, adresse une prière à la vierge Marie. Une vingtaine d'années auparavant, sans doute en 1883, Janáček composa un Ave Maria, choeur a cappella pour voix masculine. Mais au début de 1904, soit au moment de la création de son opéra, Janáček revint sur le même sujet et écrivit Zdravas Maria (Ave Maria) pour soprano, choeur mixte, violon et orgue. Remarquons qu'en l'espace de deux ans, il trouva nécessaire de rédiger deux Ave Maria, sans compter la pièce pour harmonium, intitulée la Madonne de Frydek... Pourquoi une telle fréquence ? Il nous faudra revenir sur la présence de ce thème religieux un peu plus tard.

Janáček a opté pour un texte en prose. Pourtant, à y regarder de près, le livret regorge d'un procédé poétique adoucissant la prose. Tout au long du déroulement des scènes, quel que soit le personnage, très souvent, un morceau de phrase est répété. Pourquoi ? Certainement pour souligner l'importance de la déclaration, mais pas seulement. Beaucoup plus sûrement pour assouplir le discours, lui donner une couleur poétique. Des exemples peuvent éclairer cette assertion : dès la première scène, Laca dans sa première intervention répète deux fois ce fragment « votre vrai petit-fils » en s'adressant à sa grand-mère et répète encore un autre fragment « dorés comme le soleil ! ». Jenufa tout de suite après lui répond « ensuite, il faudrait qu'on t'aime » en le chantant trois fois ! De même, un peu plus loin, Jenufa chante deux fois de suite ce fragment « Grand-mère, ne vous fâchez pas » et encore « que se fane aussi tout bonheur au monde » ! Pourquoi ces reprises ? Peut-être pour une plus forte adéquation à la musique. Janáček ne développe plus les thèmes musicaux. Leur juxtaposition lui suffit tant l'expressivité est grande. Lorsque la phrase musicale atteint son but, le compositeur la répète. La répétition de texte lui facilite la redite de motifs musicaux.

Au cours du Ier acte, scène 5, lorsque Steva paraît sur scène avec ses compagnons recrutés pour l'armée, pour fêter l'événement, il demande aux musiciens du village, de jouer l'air de Jenufa « Loin, loin, très loin d'ici, jusqu'à Nové Zamky ». Janáček introduit une mélodie qu'il a déjà utilisée dans une pièce pour piano seul, El Danaj, dans l'une des pièces d'un ensemble intitulé Narodni Tance na Moravé (Danses nationales de Moravie), mais cette chanson (avec d'autres paroles) se retrouve également en n. 16 des cinquante-trois pièces de Moravska lidova poezie v pisnich (la poésie populaire morave en chansons) publiées en 1901 dans la belle ville de Telc. La mélodie de cette chanson a particulièrement intéressé Janáček puisqu'on la retrouve, à peine modifiée, dans quatre oeuvres différentes. Dans El Danaj, seul le piano joue la mélodie. Dans Narodni Tance na Moravé un ensemble choral, accompagné par un ensemble orchestral interprète cette musique alors que dans Moravska lidova poezie v pisnich, l'interprétation est confiée à un soliste (voix de femme ou d'homme) et un pianiste. Dans l'opéra, un groupe choral chante cette mélodie soutenu par l'orchestre. Si le thème musical est aisément reconnaissable, le traitement dans les quatre oeuvres est bien différent. Voici, à titre de comparaison, le texte de la chanson dans Jenufa et le texte utilisé pour la chanson publiée dans la poésie morave en chansons.

Dans Jenufa dans la poésie populaire morave en chansons
Loin, loin, très loin d'ici,
jusqu'à Nové Zamky*,
on bâtit une tour
faite de beaux garçons.

Au sommet de la tour
se trouve mon ami,
en coupole dorée,
là-bas, on l'a changé.

Elle est tombée par terre,
la coupole dorée,
ma mie l'a ramassée,
l'a placée sur son sein.

(*) Nové Zamky : village à une vingtaine de kilomètres au nord-ouest d'Olomouc.
Constance
J'ai semé le vert,
je récolte le rouge,
dis-moi, bien-aimée,
qui t'éloigne de moi ?

C'est toute ma famille
qui m'éloigne de toi,
parce que tu es fille
d'une mère pauvre.

Nul ne peut contraindre Dieu
à empêcher la violette de fleurir.
Ne te laisse pas, jeune homme
séparer de ta belle.

Non, je ne laisserai pas
m'éloigner de toi,
aussi longtemps, ma belle
que je serai en vie.

Clin d'œil de Janáček à lui-même : une dizaine d'années plus tôt, en pleine collecte de chants et danses de musique populaire, il composait un ballet connu sous le nom de Rákos Rákoczy qui mettait en scène un noble, le comte... de Nové Zamky !

Autre utilisation de musiques populaires dans Jenufa : à l'acte III, scène 6. Jenufa va épouser Laca. Barena, la servante entre et dit qu'elle veut féliciter Jenufa et chanter pour elle avec les jeunes filles du village. Une musique aigrelette accompagne ces paroles. Les jeunes filles entonnent une chanson dansée, soutenue par l'orchestre sur un rythme assez carré où dominent les hautbois et les cordes. Les paroles naïves parlent de mariage bien entendu. Mais ce texte ne possède ni la fraîcheur ni la poésie de beaucoup d'autres chants populaires. Il se contente de mots insignifiants pour mieux faire ressortir le drame qui se prépare. Ce drame éclatera lorsque le cadavre du bébé de Jenufa sera découvert et que Kostelnicka revendiquera ce crime. Cette chanson dansée ne peut faire illusion, d'une durée d'une minute environ, elle est trop courte pour figurer le ballet habituel que tout opéra doit comprendre.

L'opéra se termine par une lumineuse fanfare, éclatante de force, véritable hymne à l'amour, cet amour que se portent et que viennent enfin d'admettre les deux protagonistes, Jenufa et Laca. Cet hymne se prépare dès la dernière intervention de Laca, l'orchestre entamant déjà au moyen des bois et des cuivres ce thème à la gloire de la vie, qui parcourt également la dernière déclaration de Jenufa. On est très loin de la pesante fanfare autrichienne (encore cette défiance, ici musicale, envers l'occupant) et cette très courte intervention (moins d'une minute) des cuivres et de la percussion laisse présager avec vingt ans d'avance une Sinfonietta que Janáček dédiera en fait à sa chère Kamila, hymne à la fois à son pays, à ses habitants et aussi à son amie.

En 1902 à Paris, Debussy frappait un grand coup avec la création de son unique opéra, véritable rupture avec la tradition opératique occidentale. Pour cet opéra en prose, Debussy dut affronter les doutes, les incertitudes et comme Janáček, il lutta contre lui-même jusqu'à ce qu'il trouvât sa voie propre, une adéquation avec la prosodie du texte de Maeterlinck. De même, ses Nocturnes pour orchestre lui permirent de parfaire une orchestration qu'avec le Prélude à l'après-midi d'un Faune il avait déjà approchée. À l'aube du XXème siècle, Pelléas et Mélisande devenait en France le symbole de la modernité et de la clarté.

Deux ans plus tard, à Brno, dans l'obscure Moravie, un inconnu s'imposait sur une scène locale avec un opéra écrit en prose et dans un dialecte particulier. Ne nous y trompons pas, la nouveauté n'est pas la prose ou le langage morave, mais bien une langue musicale inouïe ! En l'espace de deux ans, en deux lieux différents, deux compositeurs démontraient la modernité de la musique. Mais si l'incidence de Pelléas se révéla féconde sur beaucoup de compositeurs français, à tel point que l'on engloba beaucoup de musiciens français dans le sillage de Claude Debussy, tels Maurice Ravel ou Déodat de Séverac, pour n'en citer que deux, même si ceux-ci possédaient leur propre génie, l'influence de Jenufa se révéla quasiment nulle tant sa nouveauté musicale était forte et probablement inimitable. Écrivons-le tout de suite, Janáček n'essaima point, ne nourrit aucune école, un comble pour un compositeur enseignant ! Le succès de Jenufa, si fort en Moravie, ne se développa qu'après 1916, la création à Prague, mais nous n'y sommes pas encore !

Quelques années après la création de Jenufa, en 1911, un excellent pianiste, un Hongrois en rébellion contre la suprématie autrichienne, grand collecteur de musiques populaire, s'emparait d'un texte de son compatriote Béla Balázs et écrivait un opéra (unique dans sa production) en un acte avec deux seuls protagonistes : le Château de Barbe-Bleue. Béla Bartók dut attendre 1918 pour monter son opéra sur la scène à Budapest. Si bien que son rayonnement fut en décalage sur sa composition, comme pour Jenufa. Et comme pour Debussy, coup d'essai, coup de maître.

Dans la première décennie du XXème siècle, trois compositeurs (Debussy, Janáček, Bartók) de conceptions esthétiques différentes montraient trois voies nouvelles pour la musique. Remarquons que pour Bartók et pour Janáček, tous deux fervents collecteurs de musique populaire, non pour se complaire dans le culte d'un passé révolu, mais bien pour puiser dans la musique populaire de l'Europe Centrale les richesses mélodiques, harmoniques, rythmiques qu'elle recelait, cette plongée dans la musique enfouie ou dédaigneusement ignorée par les professeurs de conservatoires sera salvatrice, l'assimilation de cette musique populaire constituera un ferment puissant à l'émergence de leur propre style musical.

Une excellente analyse musicale de l'opéra, très détaillée, figure dans le numéro 102 de la revue Avant-Scène Opéra consacré à Jenufa. Toujours dans cette revue, un article du compositeur Pascal Dusapin explique en quoi Janáček, en dehors de tous les autres courants musicaux de son époque, est un compositeur moderne. J'encourage fortement les lecteurs (et auditeurs) intéressés à se reporter à ce numéro. Il vient d'être réédité et s'est enrichi de quelques chapitres supplémentaires. 20 euros (15, rue Tiquetonne - 75002 Paris - tel 01 42 33 51 51 - sur internet : www.asopera.com)

J. Colomb - juin 2003

Retour au chapitre Jenufa  |   Chapitre Janáček  |   Accueil du site