Olga Janáčkova

Le 15 août 1882, naissait à Brno au n° 2 de la place Klasterni, dans le foyer d'un jeune compositeur et de sa jeune épouse, une petite fille que son père prénomma Olga, un prénom russe. Leoš Janáček, cédant à un sentiment courant à cette époque - a-t-il vraiment totalement disparu aujourd'hui ? - éprouva sur le coup du désappointement. Il aurait tant voulu un fils ! Le couple, Leoš (28 ans) et Zdenka (17 ans) mariés depuis un an, pouvait commencer une nouvelle vie remplie de bonheur.

Hélas, ce bonheur ne dura que quelques semaines. Leoš souhaitant que sa vieille mère soit accueillie dans son foyer, sa jeune épouse, montrant une détermination que sa jeunesse et son inexpérience de la vie ne laissaient pas prévoir, s'opposa fermement à ce projet. La crise survint très vite. La jeune mère retourna avec sa petite fille chez ses propres parents. Ainsi, un an après un mariage d'amour qui s'annonçait riche de bonheur partagé, cet amour se trouvait brisé, chacun des deux protagonistes réagissant différemment et de manière très tranchée. La petite Olga subit-elle des perturbations affectives suite à cette rupture ? L'avenir répondit négativement.

Au bout de deux ans, la mère et la fille réintégrèrent le domicile familial. Un semblant d'harmonie régna, chacun des deux époux simulant l'entente conjugale lorsque le couple se trouvait en compagnie. Nous ne savons pas si un attachement particulier se tissa déjà entre Leoš, le père, et sa toute petite fille.

Un petit garçon rejoignit Olga au foyer Janáček en 1888. Leoš donna de nouveau un prénom russe, Vladimir. Il parait probable que les liens conjugaux se raffermirent à l'occasion de cette naissance. En cette même année 1888, la joie de l'arrivée de ce garçon fut ternie par l'état de santé d'Olga. Une angine dégénéra en rhumatisme articulaires et en problèmes cardiaques qui nécessitèrent des soins réguliers et provoquèrent l'inquiétude chez ses parents.

Olga, âgée de six ans, fréquenta l'école primaire voisine de son logement. Tellement voisine qu'elle n'avait que l'escalier à descendre pour rejoindre l'école, celle-ci étant implantée au n° 2 de la place Klasterni, dans le vieux Brno, à la même adresse que celle de ses parents.

En 1890, alors que Vladimir dépassait l'âge de deux ans, sa sœur aînée Olga contracta une maladie infantile courante. En cette fin de siècle, l'état de la médecine ne permettait pas à coup sûr de guérir tous les enfants de ces maladies. Si Olga se remit de sa scarlatine, elle contamina son petit frère qui, en l'espace de quelques jours, succomba à une méningite. Ce fils tant désiré disparaissait prématurément. Quel grand malheur pour ses parents !

olga1890

Olga âgée de 8 ans

La vie reprit avec pour seul enfant, cette petite fille de huit ans. En 1894, les rhumatismes reprirent. Et les soins aussi. Au bout de quelques semaines, Olga parut soulagée. Mais sa faible constitution exigeait plus que jamais beaucoup de prudence. Nul doute que Leoš fut très attentif envers cette fille unique. Il intervint énergiquement pour faire respecter les interdictions médicales : pas de marche éprouvante, pas de natation, pas d'activité physique risquant de fatiguer encore plus son cœur fragile.

Si Olga ne montrait aucune prédisposition particulière pour la musique, ce qui chagrina très certainement son père, elle montrait cependant de l'intérêt pour la danse, mais surtout pour le théâtre.

Olga en 1895
Olga photographiée en 1895 à l'âge de 13 ans.

En 1895, Olga accompagna Leoš et Zdenka à Prague au congrès de musique folklorique, inauguré le 9 mai, congrès que František Bartoš présidait. Elle effectua ainsi son premier voyage dans cette grande ville, capitale historique des Tchèques. Peut-être eut-elle dans cette ville la conscience de la popularité naissante de son père, une popularité qui existait, certes, à Brno, à Hukvaldy, en Moravie en général, mais la reconnaissance et les honneurs dans une capitale comme Prague, cela était nouveau. Olga éprouva de la fierté pour son papa.

D'Antonín Dvořák, de retour des USA, de nombreuses œuvres symphoniques furent exécutées, dont l'opéra Dimitri le 19 mai. Nous ne savons pas si Dvořák et Janáček se rencontrèrent de nouveau à cette occasion.

Ce début de popularité reposait pourtant sur une ambiguïté gênante pour Leoš Janáček. Trois ans auparavant, son ballet Rákos Rákoczy, basé sur des danses recueillies dans sa région de Lachie, obtint un certain succès lors de son exécution à Prague. Et dans la capitale, le milieu musical catalogua Janáček comme un folkloriste et rien de plus, comme nous l'avons déjà écrit ! L'honnêteté commande de dire que rien de saillant, de vraiment original, de vraiment marquant ne caractérisait la production musicale de Janáček jusqu'à cette date - ce qui ne signifie pas que cette production mérite le dédain, mais le véritable Janáček n'était pas encore né ! - C'était un pédagogue qui comptait à Brno. Il ne se distinguait des autres enseignants que par sa fougue, son désintéressement dans sa tâche, sa pluriactivité débordante. Plus que de promotionner sa propre production, la musique en général prenait le pas sur tout le reste.

Personne ne pouvait se douter que cet homme de quarante ans entreprenait une conversion souterraine, écrivait, noircissait des portées, achevait un acte d'un nouvel opéra, le jetait ou le modifiait ou le recommençait. Le doute laissait de plus en plus souvent la place à des certitudes qui devenaient de plus en plus solides au fur et à mesure que le temps s'écoulait.

Depuis 1888, l'été, Janáček le consacrait à Hukvaldy, à ses collectes de musique populaire, à l'animation du petit cercle sous l'acacia, aux discussions avec ses amis, aux promenades en forêt, aux soirées musicales et poétiques au château d'Hukvaldy et sans doute aussi à la composition. La famille Jung qui constituait un pilier de ce petit cercle se retrouvait régulièrement à Hukvaldy. Les enfants : Marie, née en 1887, fille de Marie Jungova et Ema, également née en 1887, fille de Frantiska Rakowitsch, devinrent des compagnes de jeux d'Olga, bien que plus jeunes de cinq ans. Chaque été, Olga retrouvait avec plaisir ses petites amies et chaque été qui passait accroissait ce plaisir. Elle accompagnait ses parents, surtout son père, et au fur et à mesure qu'elle grandissait, heureuse de partager avec lui les rencontres avec ses propres amis, les personnes qui avaient rencontré ses grands-parents paternels qu'elle-même n'avait pas connus, heureuse de se plonger dans les lieux remplis de ces souvenirs, heureuse sans doute aussi de partager avec son père l'amour qu'il portait à son « pays ».

Lorsqu'un petit garçon, Vincenc, naquit en 1895 dans le foyer Sládek chez qui Leoš Janáček louait des chambres, Olga eut-elle l'impression de retrouver un petit frère ? Toujours est-il qu'elle s'attacha à ce bébé et lorsqu'en 1900, la petite Ludmila rejoignit son frère, Olga, de ses 18 ans, ressentit encore un peu plus d'attachement envers cette famille et leurs enfants. Il est vrai que les rapports de loueur à propriétaire établis entre Leoš et la famille Sládek se transformèrent rapidement en rapports amicaux, ce qui prouve, si besoin était, la facilité qu'avait Janáček d'établir des liens y compris avec des personnes n'appartenant pas à la même classe sociale que lui. Olga, quant à elle, s'attacha particulièrement aux deux petits enfants Sládek, Vincek (Vincenc) et Lidka (Ludmila), jouant donc auprès d'eux un rôle de grande sœur.

Si Janáček, à Brno, pouvait passer pour un notable culturel, au vu de sa profession et de son activité intense, il n'oubliait pas pour autant le peuple de la campagne dont il était issu. Il le prouvait dans ses relations avec la famille Sládek, entre autres, ainsi qu'avec tous les musiciens villageois ou autres personnes qu'il rencontrait au cours de ses collectes.

Lorsque son père s'absentait quelques jours de Hukvaldy, Olga lui tenait une sorte de journal des événements qui se déroulaient pendant ce temps dans son village natal. Elle continuait à rencontrer ses jeunes amies Marie et Ema. Elle retrouvait aussi Josef (Joza) et surtout Josefa, appelée familièrement Pepuska, tous deux enfants de Josef Jung junior avec qui elle entretenait une correspondance suivie le reste de l'année. Il est vrai qu'avec Josefa, née la même année qu'Olga, et avec Josef, né un an plus tard, les échanges se faisaient naturellement, les jeunes filles et le jeune garçon ayant le même âge, sensiblement les mêmes préoccupations, le même intérêt pour Hukvaldy. On sait qu'Olga accompagna de plus en plus fréquemment Leoš au cours des rencontres culturelles et musicales sous l'acacia. Elle trouvait place sur une chaise, sur un banc ou plus prosaïquement sur l'herbe et écoutait les discussions, les échanges, les chants. Sans doute y participa-t-elle activement lorsqu'elle entra dans l'âge adulte ? Sans doute entraina-t-elle ses jeunes amies à devenir auditeurs de ce cercle ? Rien n'interdit de penser que les jeunes gens organisaient entre eux des sessions particulières d'échanges musicaux ou littéraires ! Il est certain, par contre, que les parents emmenaient un certain nombre de fois leurs enfants lors de leurs séances musicales et poétiques.

Ainsi, en juillet 1900, retrouva-t-on Olga, au côté de sa mère Zdenka, et de ses amies, Josefa, Ema et Marie ainsi que de plusieurs membres de la famille Jung et de musiciens populaires de Kuncice. Il semble que Leoš Janáček, que l'on ne voit pas sur la photo, ne pouvant être absent à cette rencontre musicale, officiait derrière l'appareil photographique.

Même si la constitution fragile d'Olga demandait toujours beaucoup d'attention, ses parents n'hésitaient pas à l'emmener dans leurs escapades en forêt. Cette forêt qui descendait toucher les premières maisons du village d'Hukvaldy escaladait les pentes de Babi Hura, la colline, tout près de la future demeure de Leoš. Dans une ou l'autre des clairières, parfois les membres du petit cercle sous l'Acacia se retrouvaient pour déguster la goulache au chaudron cuisant sur un feu de bois, cette goulache au chaudron que les Moraves avaient emprunté à leurs voisins hongrois. Olga appréciait ces moments de plaisir simple où l'accord semblait s'établir entre ses parents, aidé par le spectacle reposant de la nature. Olga participait à ces petites randonnées d'autant plus facilement que, souvent, ses amies Josefa, Marie et Ema accompagnaient leurs parents. Cette petite société dont le noyau actif reposait sur trois ou quatre familles savait ainsi joindre le plaisir campagnard au plaisir culturel.

Certains soirs, l'intérêt se déplaçait vers le château d'Hukvaldy. La lune éclairait la promenade romantique dans les ruines, ponctuée de haltes vers la porte d'entrée ou au pied du donjon ou devant la chapelle Saint André au cours desquelles des chants populaires d'Hukvaldy et de sa région étaient entonnés. Et lorsqu'un ou plusieurs musiciens populaires se joignaient à la troupe, un terrain plat servait de piste de danse à tous les participants. Olga, dont le talent de comédienne commençait à être apprécié, devait certainement déclamer un poème tchèque ou russe ou une scène d'un auteur dramatique morave pour le plus grand contentement de ses amis et plus encore de Leoš. Que d'impressions tenaces de telles soirées devaient laisser dans l'imagination de cette jeune fille ! Quels rêves, quels espoirs pouvaient naître dans le cœur d'Olga ? Et si le temps ne permettait pas de jouer en plein air, l'une ou l'autre des auberges d'Hukvaldy recevait le petit cercle sous l'acacia et leurs amis de passage pour écouter des musiciens populaires tels ceux de Kuncice. D'autres fois, des parties acharnées de jeux de quilles réunissaient jeunes et moins jeunes.

Ces musiciens de Kuncice interprétèrent des danses populaires de leur village et sans doute d'autres villages environnants au cours d'une nouvelle soirée donnée dans les ruines du château en août 1897, pour l'anniversaire de l'empereur d'Autriche. Olga, tout juste âgée de 15 ans, accompagna son père à cette soirée à laquelle participèrent également le jeune compositeur morave Vítězslav Novák âgé de 27 ans et un altiste de l'orchestre de Brno. Novák remarqua le vif intérêt que prenait Olga à ces manifestations musicales. Une sympathie réciproque naquit. À partir de cet été, conscient de l'importance des recherches de Janáček, son aîné, il revint plus souvent aux réunions musicales d'Hukvaldy.

Quant on connait les sentiments de Leoš Janáček envers la domination culturelle germanique, on peut s'étonner de l'organisation d'un concert le jour de l'anniversaire de l'empereur. N'y aurait-il pas quelque malice de saisir ce petit évènement pour interpréter non de la musique germanique, mais de la musique populaire morave vieille de plusieurs siècles ? Manière de signifier que cette culture valait bien celle du puissant actuel, qu'elle avait connu également son époque de puissance et que cette situation de domination politique, linguistique et culturelle autrichienne ne perdurerait pas indéfiniment tant que des hommes et des femmes se dresseraient pour proclamer publiquement leur attachement à leur propre culture.

Un participant précieux aux réunions du petit cercle sous l'acacia s'avéra être le peintre et photographe de Brno, Josef Ladislas Sichan. En effet, il n'oublia pas son appareil photographique dans ses bagages et c'est à lui que nous devons quelques clichés montrant les membres de l'association dans le château d'Hukvaldy, dans la forêt limitant le village, dans les rues du village. Par ailleurs, à Brno, dans son studio, il photographia plusieurs fois les membres de la famille qui, toujours à Brno, se firent également photographier chez un autre photographe, l'atelier Rafael.

Les séjours à Hukvaldy ne consistaient donc pas seulement en séjours de vacances pour Olga, mais lui donnaient l'occasion de se fondre dans une communauté villageoise, de retrouver ses amies, de se joindre à la société des adultes pour s'y intégrer, pour s'y sentir considérée. C'était une belle leçon pratique d'éducation civique que donnait Leoš à sa famille, ce qui n'est pas pour nous étonner. En tant que musicien, Leoš Janáček, à Brno, dans les différentes fonctions qu'il occupait, jouait un rôle d'animateur musical, mais plus encore d'animateur culturel. Il ne lui importait peu d'être reconnu pour ses qualités de compositeur, il travaillait à ce que le niveau culturel de ses concitoyens s'élevât et participait ainsi à l'édification de l'avenir culturel du peuple morave. Il utilisait son poste de professeur au lycée du vieux Brno, son poste de directeur de l'école d'orgue, son poste de chef d'orchestre, de chef de chœurs, son talent d'écrivain dans des chroniques journalistiques pour sensibiliser l'ensemble de ses compatriotes, d'une façon générale l'opinion publique morave, aux problèmes culturels. Une manière de résister à la pression autrichienne, une manière d'inventer des lendemains culturels et politiques autres. Rejoignant ainsi le mouvement qui grandissait et qui aboutirait, à la fin de la guerre européenne de 1914-1918, à l'indépendance de son pays. Il était un compositeur militant. Et il le restait pendant ses vacances à Hukvaldy envers la communauté villageoise, mais également envers sa fille. Ce qui n'empêchait pas les liens sentimentaux entre le père et la fille de se resserrer.

L'été à Hukvaldy, c'était aussi l'occasion pour Olga de connaître davantage ses oncles, tantes, cousins et cousines que par le courrier régulièrement échangé. Bedřich, František ou Karel Janáček séjournèrent occasionnellement dans leur village natal. L'un deux déclarait que la famille Janáček à Hukvaldy représentait l'incarnation de la Tour de Babel tellement le nombre de langues utilisées était important !

A la fin de sa scolarité, Olga, sur les conseils de son père, avait entrepris des études de littérature et de langue russe dans sa ville, au cercle russe de la société Beseda où elle rencontra Maria Veveritsa, une jeune Russe en résidence à Brno. Elle y réussissait fort bien. Son père dont le voyage en Russie en 1896 avait encore raffermi l'intérêt envers la culture slave l'encourageait affectueusement. Elle y réussit si bien qu'elle-même incita fortement sa meilleure amie Pepuska (Josefa) à apprendre le russe.

A l'occasion du centième anniversaire de la naissance de Pouchkine, elle déclama des vers russes au cours de l'hommage rendu à l'écrivain, dans la Besedni dům, une cérémonie organisée par le Cercle russe le 7 juin 1899.

Zdenka et sa fille Olga prenaient une part active et bénévole à la gestion d'une maison pour jeunes femmes célibataires créée depuis quelque temps à Brno. Les dirigeants accrochèrent sept tableaux d'un peintre d'origine polonaise, Josef Krzesz-Meçina et souhaitèrent les accompagner d'une illustration musicale. Janáček, sollicité, réalisa une composition en cinq parties, inspiré tel Moussorgsky par les dessins de Hartmann pour ses célèbres Tableaux d'une Exposition. Cette œuvre de circonstance, Otce nasNotre père (morave) -, écrite rapidement en 1901, apparut comme la deuxième manifestation d'indépendance musicale de Janáček ou, pour le dire autrement, la deuxième manifestation - la première étant la cantate Amarus composée en 1897 - de l'apparition de son vrai langage musical, le langage de la maîtrise. Plus que trois ans et ce langage neuf éclatera dans toute sa vigueur et toute sa force dans l'opéra Jenufa. Otce nas fut chanté par un chœur mixte, un piano et un harmonium au théâtre de Brno, le 15 juin 1901, sous la direction de Janáček. Olga assista-t-elle à la représentation ? je n'ai pas trouvé de source l'affirmant, mais il semble probable que son père l'ait au moins entretenue de la composition du fait de son engagement dans ce comité à l'origine de la commande.

Quelques semaines plus tard, au cours des vacances estivales habituelles à Hukvaldy, Olga retrouva ses amies Josefa, Marie et Ema. L'amitié se resserra encore entre elles. Cet été, Olga exerça son talent de comédienne avec plus d'intensité que d'habitude. Elle se joignit à un petit groupe de comédiens amateurs qui œuvraient d'habitude dans le club littéraire et musical de Hukvaldy. Cet engagement de sa fille dans le théâtre au sein du club fondé quelque trente cinq ans plus tôt par son père Jiří, ne déplut pas à Leoš bien au contraire, mais il intervint souvent pour que la fougue d'Olga n'agisse pas négativement sur sa santé. Des efforts prolongés lui étant interdits, Leoš, inquiet, surveilla de près sa fille, cet été-là.

Elle-même saisit l'invitation que lui lança son oncle František, habitant à Saint-Pétersbourg, qui visita sa famille pendant quelques jours à Hukvaldy cet été-là. Auparavant, Olga rendit visite à ses deux amies Josefa et Marie à Vyskov, ville distante de Brno d'une trentaine de kilomètres. Les deux filles Jung retrouvèrent Olga un peu plus tard à Brno. Le petit cercle junior sous l'acacia se déplaça ainsi d'Hukvaldy dans les résidences habituelles de ses membres.

Les deux amies gardaient le contact le reste de l'année par l'échange de courrier. Lorsqu'elle apprit que son amie rejoindrait probablement Hukvaldy pour les vacances de Noël, Olga lui écrivit le 3 décembre 1897 : "Ach Pepuska, salue de ma part les beaux Hukvaldy (1)… tous les endroits, notre petite maison et tout ce qui s'y trouve, votre petite maison et tout ce qu'elle contient… puis l'acacia célèbre… et les coins autour du château, la route qui mène vers le parc, les remparts, la route princière et le château lui-même, les bancs qui sont devant, l'endroit d'où nous regardions avec les jumelles toutes les merveilles du monde et les lieux où nous jouions aux cartes avec Reissig (2) et Krajicek. Mon Dieu, où sont passés ces temps-là ? On ne vivra pas autant de choses merveilleuses qu'à Hukvaldy. Ces Hukvaldy nous ont ensorcelés. Quels charmes ont-ils ? Difficile à répondre. Quand j'y pense, je suis triste de ne pas pouvoir y être pour toujours…" Olga hérita probablement de son père cette expression exhaltée dont elle use en particulier dans cette lettre. Et quelle belle manifestion d'amour pour le village natal de la branche paternelle de sa famille ! 

(1) La langue tchèque utilise le pluriel pour Hukvaldy. Une tournure qui dérange notre expression française (qui emploierait le singulier bien sûr) !

(2) Rudolf Reissig (1874 - 1939), violoniste, professeur à l'école de musique de la Beseda brnĕnská devint en 1899 le chef d'orchestre et de chœur de cette société, prenant la relève de Josef Kompit qui lui-même succéda à Leoš  Janáček. Ami de  Vítĕzslav Novak, il créa à Brno plusieurs de ses œuvres de musique symphonique et de musique de chambre. Durant 6 ans, de 1903 à 1909, il enseigna également à l'Ecole d'Orgue. 

Un événement heureux survint dans la vie de cette jolie jeune fille rousse aux yeux bleus au cours de l'hiver 1900. Le 11 février, au cours d'un bal donné pour marquer l'ouverture de la maison de retraite qui avait provoqué la commande de Otce nas, Olga dansa une des danses de Lachie de son père, ainsi qu'un kolo serbe et une danse cosaque que Leoš avait écrits spécialement pour cette occasion. Elle dansa longuement avec Otakar Vorel, le fils de son professeur de piano. Les deux jeunes gens se plurent, se rencontrèrent certainement plusieurs fois et en vinrent à parler mariage. On ne sait pas pourquoi ce projet déplut aussi bien à Leoš qu'à Zdenka. Toujours est-il que Leoš interdit à sa fille d'écrire à Otakar à Vienne où il continuait ses études. Olga se soumit, mais semble-t-il à contre-cœur. Aussi l'invitation de son frère František lui donna-t-elle occasion d'éloigner encore Olga de Otakar, d'autant plus que celui-ci en réponse à une lettre d'Olga lui annonçant la rupture, la menaça de venir la tuer ! (aux dires de Zdenka dans ses mémoires) En même temps, le séjour en Russie permettrait à Olga de parfaire sa connaissance du russe et lui donnerait plus de chance pour son examen final.

Olga en 1902
Olga, photographiée peu avant son départ pour Saint-Pétersbourg, au début de l'année 1902.

L'avenir se déroula différemment. Le 13 mars 1902, Olga en compagnie de Leoš quitta Brno pour Saint-Pétersbourg pour un séjour d'une durée fixée à cinq mois. Leoš ne resta que quelques jours auprès de son frère, ses tâches l'appelaient à Brno. Olga envoyait fréquemment des lettres à son père dans lesquelles elle lui décrivait la vie russe qu'elle scutait avec intérêt. "J'ai été dans la  Maison nationale. Ce bâtiment, car 'maison' est un mot trop faible pour un édifice aussi beau. Voilà ce qu'ils font en Russie pour la nation. Et c'est plein de monde, surtout plein de petites gens, de moujiks. Dès que l'on voit quelque chose de beau où on peut aller pendant les loisirs por s'amuser, voilà, ils laissent tomber la vodka et viennent…" Un peu plus tard, elle décrivit le spectacle auquel elle avait assisté : " Nous sommes allés au théâtre, on donnait 'la vie pour le tzar'. C'était bien fait, excepté la soprano qui avait la voix un peu faible. La qualité ? Peut-être comme chez nous ou un peu moins bonne. Mais ici, ils en sont enchantés. Dommage, il semble que ces dames, lorsqu'elles chantent, exagèrent un peu trop leurs expressions…"  Au bout de deux mois, Olga contracta la fièvre typhoïde et dut être hospitalisée. Elle se rétablit progressivement, mais en juin fit une rechute grave. Ses deux parents, très inquiets, entreprirent le voyage de Saint-Pétersbourg. On imagine facilement les sentiments qui devaient les animer et encore plus ceux de Zdenka, la mère, qui n'avait pas vu l'éloignement de sa fille en terre russe d'un très bon oeil. Leoš revint à Brno, tandis que Zdenka restait sur place, surveillant l'évolution de l'état de sa fille. Mi-juillet, elles prirent le chemin du retour. Olga retrouva son père à Varsovie, venu à la rencontre de sa femme et de sa fille. L'état de santé d'Olga se détériora durant le voyage. A Hukvaldy, lieu tant aimé de la jeune fille, son état ne s'améliora pas, les rhumatismes se réveillant, une bronchite se déclarant. Sombre été que celui-là malgré la présence des amis, malgré la tendre prévenance de ses parents qui l'entourèrent avec encore plus d'affection que d'habitude. Une rémission se fit jour après le retour à Brno et la consultation d'un médecin, cousin de Leoš. Elle put même par un jour ensoleillé d'octobre faire dans un parc de la ville une courte promenade en compagnie de sa mère. Ce fut sa dernière sortie. Cependant, les liens entre le père et la fille, unis par tant de complicité musicale, restaient fermes, Olga suivait avec beaucoup d'intérêt l'état d'avancement de l'opéra Jenůfa. Elle continuait à écrire à Josefa, son amie la plus intime à qui elle se confiait. Sur une de ses lettres, elle lui expliqua que son amour pour Otakar Vorel était mort et qu'elle ne comprenait pas pourquoi elle s'était tant éprise de lui alors qu'il l'avait trompée� Les fêtes de Noël en cette année 1902 ne ressemblèrent pas aux précédentes. Olga eut juste assez de forces pour participer à la décoration du sapin. Ses grands-parents maternels passèrent quelques jours au côté de leur petite-fille et égayèrent quelque peu son quotidien.

Leoš se retira quelques jours à Hukvaldy pour terminer Jenůfa. Nous ne pouvons pas oublier que le dernier acte de son opéra fut écrit pendant cette période douloureuse de sa vie où il était conscient et désespéré de l'état de santé de sa fille aimée. Il ne pouvait pas manquer d'établir des correspondances entre la situation pitoyable de sa fille et la situation de sa jeune héroïne, plongé dans le désespoir du à la perte de son enfant. La conscience aiguë d'un artiste en temps normal ne pouvait que se trouver exacerbée par le vécu d'un tel drame.

À partir d'octobre, la seule question qu'il devait se poser concernait la date proche de la disparition d'Olga. On peut supposer que la morosité devait régner dans la famille, on peut supposer également que les sentiments forts que chacun des deux époux éprouvait pour leur fille les rapprochaient, malgré eux, quelque peu. Le 1er novembre, Olga, affaiblie, mais avec encore un peu d'espoir, écrivit à sa chère amie Pepuska : "Chère Pepuska ! J'ai choisi un jour bien triste pour écrire. Le soleil brille dans un ciel bleu comme un œil de poisson. Si tu regardes par la fenêtre, tu vois la foule des gens qui portent des fleurs au cimetière, pressés d'orner les tombes de leurs défunts. Mon Dieu, que la vie est misérable et pourtant l'homme se défend et se désespère si la mort la lui prend. Je suis passée par là cette année, on est presque gêné d'être si attaché à la vie, mais en vain, tu n'y peux rien, pourquoi te mentir ? Je vais un peu mieux, j'ai une meilleure mine et ainsi j'espère me débarasser quandmême de cette maladie. Mais je ne serai pas guérie avant longtemps ou bien au moins en santé comme je l'avais été. Me soigner et avoir de la patience, c'est le mot d'ordre qui m'est destiné désormais. Eh bien, l'homme souffre donc !… Ne crois pas que je souffre à cause de cet amour, oh non. J'ai compris qu'il avait été minable avec moi et qu'il ne mérite que du mépris. Mais je ne ressens même pas ce mépris pour lui. Il m'est plus indifférent que le dernier des derniers… Chez nous, rien de neuf. Maman souffre de ses crampes d'estomac de temps en temps et sinon il y a trop de travail. Papa n'arrête pas de composer et trimer. Le canari chante joliment et je te fais savoir que j'aurai un petit caniche noir. Tu vois une distinction d'une vieille fille, une après l'autre…!" Après Noël elle développa une attaque d'hydrophysie, son corps enfla à cause de la retention d'eau qui se produisait. L'issue fatale demeurait une question de jours. En février, on s'alarma. Le 22, sur sa demande, un prêtre lui administra les derniers sacrements et il ne fut pas question d'allumer une bougie afin de ne pas perturber une respiration si difficile.

Elle eut encore la force et la volonté d'envoyer à ses amis Joséfa, Marie, Ema à Vyskov, à Kroměříž, à d'autres amis à Brno, à la famille Sládek et à leurs enfants à Hukvaldy un dernier message.

Malgré la fatigue intense, Olga continuait à s'intéresser à l'opéra que finissait son père. Elle lui demanda de le lui jouer puisqu'elle savait qu'elle ne l'entendrait jamais. Leoš s'exécuta, il s'assit au piano et joua. Une jeune fille mourante écoutant un opéra narrant la vie dramatique d'une jeune mère qui perd son enfant dans de terribles circonstances, quelles pensées pouvaient envahir l'esprit et le cœur Olga ? L'admiration qu'elle portait à son père, l'amour qu'elle manifestait à sa musique, présententement à cette musique lui permettaient peut-être de supporter plus facilement la souffrance qu'elle éprouvait, la conscience qu'elle terminait sa vie si brutalement, en pleine jeunesse ?

Ses grands-parents, quittèrent Vienne où ils résidaient, pour une ultime visite à leur petite-fille. Leoš veillait sa fille dans ses derniers instants, il nota sur un carnet les derniers échanges, les dernières paroles. Olga s'éteignit au matin du 26 février. Ele n'atteignit pas vingt et un ans.

Les funérailles eurent lieu le samedi suivant dans l'église du couvent des Augustins. Les sentiments qui envahirent Leoš ce jour-là devaient se faire se télescoper les souvenirs du malheur de son enfance lors de ses premiers jours dans ce même couvent et les jours dramatiques qu'il vivait actuellement.

Quelques jours plus tard, Leoš écrivait cette lettre à ses amis Sládek à Hukvaldy :

« Ainsi, nous ne l'avons plus, notre cher cœur. Quelles larmes amères elle a versées quand, sur son lit de mort, elle se souvenait de vous et de vos enfants. Comme j'étais malheureux de la voir condamnée à mourir en pleine jeunesse, en pleine beauté, en plein bonheur, de la voir nous quitter. Comme elle a souffert, on ne peut le dire... Elle se sentit un peu mieux le dernier dimanche quand elle pensa encore à Hukvaldy et aux vacances. Et sur ce, le mardi le mortel combat commença. Comme elle était malheureuse de mourir et comme nous étions malheureux de la quitter. Je me sens maintenant comme si quelqu'un m'avait arraché le cœur. »

En hommage à sa fille bien-aimée, en avril de cette année, il composa une Élégie sur la mort de ma fille Olga, sur un texte de Marie Veveritsa, la jeune professeur de russe et amie d'Olga.

Probablement en 1902, Janáček avait composé pour harmonium une pièce qu'il intitula « la chouette ne s'est pas envolée ». Prémonition de l'avenir dramatique ou simple hasard ? Une légende morave veut que dans une maison renfermant un malade si la chouette posée sur la fenêtre ne s'envole pas, ce malade est condamné... Cette pièce en rejoindra d'autres pour former en 1911 le magnifique recueil pianistique Sur un sentier recouvert dont nous reparlerons.

Le souvenir de sa fille resta vivace. Il ne quittait pas Leoš Janáček. Ainsi il garda toute sa vie dans un petit médaillon attaché à la chaîne de sa montre à gousset une mèche de cheveux de sa chère fille. Ce n'était sans doute pas anodin que ce médaillon reposât sur son cœur la journée durant ! Leoš dans les derniers jours de sa vie donna cette montre à la famille Sládek en gage d'amitié et d'attachement de sa fille à cette famille. Karel Zak, fils de Ludmila Sládek, qu'Olga couvait d'un amour quasi fraternel quand celle-ci était une toute petite fille, conserve précieusement cette relique dans la maison même qui abrita le premier séjour du compositeur de retour dans son village natal au cours de l'été 1888.

Joseph Colomb - avril 2003 - révision de novembre 2005

Cette révision a été effectuée suite à la prise de connaissance d'un long article de Nora Zlámalová dans un numéro de la revue Opus Musicum, publiée en 1999 à Brno, long article que Renata Daumas a aimablement et excellemment traduit pour nous.

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