Jenufa

Historique de la composition La famille Buryja Argument Déroulement de l'opéra Figures symboliques La création Diffusion de l'opéra

Historique de la composition

Avant d'aborder la composition de Jenufa, considérée par tous les musicologues comme premier chef d'œuvre et œuvre charnière de Janáček, il convient d'examiner la production musicale jusqu'à 1903, date de fin de composition de cet opéra. Un certain nombre d'œuvres ont disparu, d'autres n'ont été exhumées que dans un passé récent, ce qui signifie sans doute qu'à tout moment une partition perdue jusqu'à aujourd'hui peut être découverte, même si cette probabilité s'avère faible au fur et à mesure que le temps s'écoule.

Plaçons-nous sous l'angle de la statistique. Depuis 1870, date de la première œuvre connue jusqu'à 1903, Janáček écrivit environ 78 œuvres se répartissant ainsi :

chœurs 40
mélodies (et recueils) * 3
Cantates 3
opéra 3
piano 9
orgue 3
orchestre 10
ballet 1
autres 6

* soit une soixantaine de chants

Du premier coup d'œil, on voit la place prépondérante que tiennent les chœurs et d'une manière générale la production vocale. La voix représente le vecteur principal de la musique pendant cette période.

Risquons une hypothèse : si, comme son illustre compatriote morave Gustav Mahler, Leoš Janáček s'était éteint à l'âge de 51 ans, soit en 1905, qu'en auraient retenu les musicologues, les mélomanes, le grand public ? Osons des réponses.

Dans un dictionnaire de musique à l'usage général, son nom serait suivi de la seule mention de l'opéra Jenufa. Peut-être la collecte de musique populaire serait-elle abordée et gageons qu'on n'attacherait aucune importante à ses quelques pièces pour... harmonium (qui se transformeront un peu plus tard en les splendides Sur un sentier recouvert).

Dans une histoire de la musique plus précise et plus ambitieuse, peut-être s'interrogerait-on sur les brillantes promesses qu'offre son unique opéra Jenufa, les deux précédents étant tombés dans les oubliettes de la mémoire, sans doute releverait-on les collectes de la musique populaire morave, mais le comparerait-on pour autant aux hongrois Béla Bartók et Zoltán Kodály, rien n'est moins sûr ? Sans doute également, noterait-on l'intérêt porté à quelques chœurs, mais la curiosité des musicologues serait-elle aiguisée par quelques œuvres éparses, par exemple Amarus ou encore Otce Nas ? Il est vrai, que sans perspective, il est bien difficile de comprendre et d'apprécier la production, arrêtée à ce moment-là, de ce compositeur pédagogue.

Nous qui connaissons les œuvres postérieures à Jenufa, nous devons dire qu'en fait, avant cet opéra, rien de vraiment original n'avait été écrit par Janáček. Cela ne signifie pas qu'il ne soit pas un compositeur habile, savant, sachant émouvoir. J'ai déjà attiré l'attention sur la qualité et la fraîcheur d'une œuvre d'inspiration folklorique, Les petites reines ; et les Variations pour Zdenka dans une lignée schumannienne offrent un attrait certain tant au pianiste qu'à l'auditeur. Quant à sa suite pour cordes, Idylle (1878), fruit de l'imagination d'un jeune compositeur de vingt-quatre ans, bien que cousine de la Sérénade opus 22 de son aîné Antonín Dvořák, elle possède bien des charmes. On se trouve en présence d'une belle musique et on sent un vrai compositeur, mariant de manière érudite les thèmes, utilisant savamment les timbres de ses instruments à cordes. Mais à partir de ces œuvres, antérieures à 1892, comment imaginer la hardiesse de l'éclosion future ? Pendant la période allant de la découverte de la pièce Jeji pastorkyna jusqu'à la fin de la composition de son opéra Jenufa, précisément sur le texte de cette pièce, il écrivit néanmoins d'autres œuvres, dont certaines de première importance pour la suite justement : un opéra, Commencement d'un roman, une cantate, Amarus, deux pièces religieuses, Hospodine (Seigneur ayez pitié de nous), Otce Nas, une série de chants Moravska lidova poezie v pisnich (La poésie populaire morave en chansons), ainsi que les premières pièces de ce qui deviendra plus tard Po Zarostlém chodnicku (Sur un sentier recouvert).

Faisons connaissance maintenant avec Gabriela Preissova. Dans la littérature européenne de cette époque, les femmes-écrivains, telle George Sand en France au milieu du XIXème siécle, représentent l'exception en littérature. Et à plus forte raison, lorsqu'elles sont jeunes et rencontrent le succès. Pourtant, Janáček connaissait deux femmes de lettres qu'il honora d'une mise en musique de leurs vers ou de leur prose. En effet, Eliska Krasnohorska et Gabriella Preissova inspirèrent Leoš.

L'une, Eliska Krasnohorska, poétesse, qui, avec son aînée Karolina Svetla, permit à la littérature féminine tchèque d'avoir droit de citer. Elle écrivit également une dizaine de livrets d'opéra dont quatre pour Bedřich Smetana : le baiser (1876), le secret (1878), le mur du diable (1882) et Viola, adaptation de la Nuit des rois de Shakespeare. Dvořák composa quatre chants, son opus 9, sur des poèmes d'Eliska Krasnohorska,. Le jeune Zdeněk Fibich s'inspira de la légende de Blaník pour son premier opéra, toujours sur un livret de cette poétesse. Les rapports entre la littérature, la poésie et la musique de quatre représentants importants des pays tchèques attestent le bouillonnement culturel qui s'emparait des intellectuels et des artistes dans ce dernier quart de siècle. La place prise par les écrivaines mérite d'être signalée. Durant ces années, Leoš s'empara de trois de ses poèmes, Holubicka (Petite colombe) et Louceni (les adieux) en 1888 et Coz ta nase briza (Notre bouleau) en 1893 qu'il adapta pour une formation chorale.

Gabriella Preissova tient une place plus modeste dans la littérature tchèque et pourtant son nom a traversé les années pour se transmettre de génération en génération de mélomanes. Cette jeune femme écrivit en deux années, deux pièces de théâtre qui marquèrent les esprits par leur audace, surtout la seconde : en 1889, Gazdina roba (La maîtresse du fermier) et l'année suivante, Jeji pastorkyna (Sa belle-fille).

Gabriella Preissova
Gabriella Preissova, dramaturge morave,
cliché de J. L. Sichan, photographe de Brno et ami de Leoš Janáček

Qui était-elle ? Native de Kutna Hora, en Bohème en 1862, elle se maria 18 ans plus tard avec un dirigeant d'une raffinerie de sucre, puis migra en Moravie d'abord à Hodonin sur les rives de la rivière Morava, ensuite à Oslovany, près de Brno, en 1890. Attentive aux mœurs rudes d'une communauté paysanne sous l'emprise de règles morales sévères, dues à la religion et au pouvoir patriarcal dans les familles, elle entreprit d'en fixer les caractéristiques dans ses pièces réalistes. Il semble que Leoš Janáček la rencontra à cette époque, la proximité des deux lieux de vie favorisant sans doute l'entrevue. Comment eut-il connaissance de son œuvre écrite en 1891 Pocatek romanu (Commencement d'un roman) ? Nous ne le savons pas. Elle lui fournit cependant le livret de son deuxième opéra écrit, le premier de toute sa production à être représenté à Brno le 10 février 1894. Y perçut-il une corrélation avec les thèmes développés dans les chants et les danses populaires qu'il continuait à collecter dans sa région natale et les environs ? Le succès ne dura que peu de temps et il fallut attendre 1954 pour une nouvelle présentation de cet opéra à Brno par Břetislav Bakala, élève et disciple du maître.

Remarquons que le compositeur tchèque Josef Bohuslav Foerster, un proche de Gustav Mahler, s'empara de la première pièce Gazdina roba, base de son livret pour son opéra Eva de 1897. Il ne nous est pas facile, pour nous mélomanes français, de nous faire une idée sur cette musique, si peu diffusée en France. Une scène hexagonale a-t-elle présenté cet opéra ? Quant à juger de la qualité du livret, comment procéder dans l'ignorance de la langue tchèque ? Très curieusement, sitôt passée la première de son opéra Jenufa, Janáček éprouva le besoin de se lancer dans la composition d'un nouvel opéra. Et où chercha-t-il un sujet ? Chez Gabriela Preissova à qui il demanda l'autorisation de monter Gazdina Roba en avril 1904 et une nouvelle fois en août 1907. Il savait pourtant que son confrère Foerster avait mené à bien son propre projet quelques années auparavant. En 1904 Gabriella Preissova lui proposa alors de se pencher sur une autre de ses pièces Jarni pisen (Chants de printemps). Rien n'aboutit. Il n'empêche, le monde intérieur des pièces de l'écrivaine l'intéressait au plus haut point. Peut-être même le fascinait-il durant cette décennie ?

La rencontre la plus fertile se produisit lorsque Leoš Janáček assista à une représentation de Jeji pastorkyna. Etait-t-il présent à la création à Prague le 9 novembre 1890 ou à la reprise à Brno en février 1892 ? Nous ne le savons pas. Toujours est-il qu'il parut intéressé par la représentation et son contenu puisqu'il acquit le texte de la pièce de théâtre qu'il relut, l'annotant de ses remarques. Dans cette chronique d'un amour contrarié dans une société villageoise régie par des normes strictes où une jeune femme est doublement victime, trahie par son fiancé, trahie par sa belle-mère, avec un infanticide, mais aussi un nouvel amour libérateur, Janáček rencontrait les sujets traités dans les nombreux chants populaires recueillis. Il reçut droit au cœur cette prose écrite en dialecte morave qui en accentuait encore plus le réalisme. Accueillant cette nouvelle manifestation de la fierté et de la richesse d'une langue et d'une culture, niées ou tout au moins rabaissées par l'occupant autrichien, le bouillant Janáček ne pouvait qu'acquiescer à cette expression.

Par un troublant effet de miroir, se voyait-il dans la même situation sentimentale que l'héroïne, malheureuse en amour, alors que son couple après la mort de son fils se disloquait chaque jour un peu plus ? Lorsque le bonheur réel avec une femme devient impossible, il est tentant de se refugier dans le rêve ou de s'identifier à une héroïne de roman ou de théâtre. Leoš n'échappa pas à cette tentation, semble t-il et se réfugia dans la composition de son opéra. Sans doute échangea-t-il ses impressions avec cette jeune femme de théâtre ? Cette pièce scandaleuse lui sembla suffisamment porteuse de symboles et de situations de ruptures avec les mentalités tant de l'occupant autrichien que de la majorité de ses compatriotes qu'il ressentit la necessité d'une mise en musique pour en accentuer encore les nouveautés. Mais pour cela, il fallait aussi un langage musical radicalement différent de l'existant. Qui d'autre mieux que lui pouvait s'atteler à cette tache, quelqu'en soit la difficulté ?

Quand Janáček commença-til à composer son opéra ? Là encore, l'imprecision des sources, l'absence de brouillons ou d'esquisses ne peut que nous amener à des hypothèses. Leoš Janáček lui-même ne nous fournit pas de réponses précises. Certes, en 1917, il indiqua avoir terminé l'acte 2 le 8 juillet 1902 et l'acte 3 (dernier acte) le 25 janvier 1903, alors qu'il veillait au chevet de sa fille Olga qui disparaîtra un mois plus tard. Il omit d'indiquer la date de début des travaux. Risquons encore une hypothèse. Après avoir assisté à la représentation théâtrale, après avoir rencontré Gabriella Preissova, après avoir lu avec soin le texte de la pièce, il acquit sans doute la certitude que cette pièce pouvait lui fournir le sujet d'une composition. Janáček avait acquis une expérience dans la composition d'œuvres vocales. En 1887, il avait composé un peu imprudemment son premier opéra � árka sans avoir demandé les droits du texte à l'auteur Julius Zeyer alors qu'il avait terminé son opéra, droits qui lui furent refusés. Conséquence : ce premier opéra dormait dans ses cartons et son exécution n'eut lieu que bien plus tard, en 1925. Certes, sa première œuvre dramatique à être représentée (à Prague) fut Rákos Rákoczy, mais on était encore loin d'un opéra, puisque ce ballet se contentait en fait de rassembler une quarantaine de chants et danses populaires moraves collectés pendant les dernières années de la décennie 1880, arrangés, orchestrés, reliés entre eux par une vague intrigue.

Janáček souhaitait composer un opéra. Pourquoi ne mit-il pas en chantier Jeji pastorkyna dans les semaines ou les mois qui suivirent sa création ? Ne se sentait-il pas encore capable de maîtriser sa tâche ? Lui manquait-il des outils ? Le doute, l'incertitude, mêlés à l'envie le travaillaient. Il savait pourtant que la pièce de Gabriella Preissova lui convenait, mais sans doute éprouvait-il le besoin de réaliser d'autres œuvres avant de se lancer dans l'aventure ? Comme indiqué plus haut et dans le chapitre Collectes, il écrivit tout d'abord Commencement d'un roman avant de se lancer dans la composition de Jenufa.

Lorsque Leoš Janáček composa Jalousie, œuvre orchestrale dont le titre rejoint la thématique de Jeji pastorkyna, eut-il conscience de commencer son opéra ? Peut-être s'agit-il d'une des premières esquisses qu'il conserva sans l'inclure dans l'opéra par la suite ? En fait, il écrivit d'abord cette œuvre pour deux pianos et ne l'orchestra qu'ensuite. Sur le manuscrit pour piano, l'inscription qu'il inscrivit "Prélude pour Jenufa" ne laisse aucun doute sur ses intentions. Et pourtant, il ne retint pas cette pièce. En l'espace de 7 à 9 ans, sa perception de l'œuvre changea. La première audition à l'orchestre de cette ouverture n'eut lieu à Prague qu'en novembre 1906.

On peut imaginer que la composition d'un opéra, à la fois motiva et effraya Janáček. Quand trouverait-il le temps ? Alors qu'il enseignait à l'école normale, à l'école d'orgue, alors qu'il dirigeait la chorale, alors qu'il conduisait l'orchestre, alors qu'il donnait la première audition dans les pays tchèques (20 mars 1898 à Brno) du poème symphonique la Colombe des bois, opus 110 de son aîné Antonín Dvořák, alors qu'il continuait ses études de musique populaire, chacune de ces tâches remplissait chaque jour, semaine après semaine, mois après mois. Comme beaucoup de ses confrères dans la même situation que lui, composer consistait à voler le temps aux heures de repos des nuits, des dimanches ou d'attendre les vacances estivales pour enfin trouver ce temps. Comme son compatriote morave, Gustav Mahler, directeur de l'opéra de Vienne à partir de 1897, qui se définissait comme compositeur d'été puisqu'il ne trouvait pratiquement le temps de la composition que durant cette période.

Mais un autre doute habitait Leoš Janáček aux alentours de 1895. Il ne se sentait pas encore prêt musicalement pour affronter une composition d'envergure, telle celle d'un opéra. Nous savons, depuis la fin de ses années d'études, aux conservatoires de Leipzig et de Vienne, ce que refusait Janáček, le conservatisme, l'académisme. La voie tracée par son ami Antonín Dvořák, il ne voulait, il ne pouvait pas la suivre. Il souhaitait autre chose. Définir une orientation par la négative ne pouvait pas être une position de longue durée.

La connaissance approfondie de la musique populaire morave, avec ses gammes, ses rythmes, ses mélodies, ses harmonies particulières avait apporté un début de réponse aux interrogations de Janáček.

Hukvaldy lui fournira le terrain d'autres expériences qui le conforteront dans sa quête d'un langage musical original. Sa volonté de chercher son propre langage, l'ouverture de son esprit, sa curiosité naturelle, sa nature bouillante, son enthousiasme, lui firent rencontrer les travaux qu'un physicien Hermann Helmholtz consacra notamment à l'acoustique avec la découverte des harmoniques. Mais, découverte encore plus intéressante, plus neuve, plus porteuse d'espoir : la mélodie du langage.

Janáček ne s'était pas contenté de collecter des dizaines et des dizaines de chants et de danses populaires moraves. Il avait entrepris un travail plus savant de classement de ces chants et plus encore, au cours de ses collectes, il consigna, non seulement le lieu de la collecte, mais également les caractéres psychologiques des interprètes populaires. Lorsqu'il rencontrait une nouvelle interprétation d'un même chant, dans un autre village et par une autre personne, il tentait de percer la personnalité de son interprète, puis il essayait de noter les subtiles variations que celui-ci ou celle-ci apportait et finalement il nota la mélodie du langage parlé des villageois moraves, enfants, adultes, vieillards de sexe masculin ou féminin. Il remarqua qu'on ne prononçait pas de la même manière une phrase identique, suivant que le locuteur était fatigué, triste, en colère, heureux, timide. Ces intonations ajoutaient une vérité psychologique au langage. Et ces intonations possédaient aussi leur vérité musicale. Hukvaldy devint un laboratoire sans limite pour ses observations. Il trouva dans la famille Sládek et notamment dans le langage des deux enfants, Vincenc et Ludmila nombre d'occasions de noter en musique leurs mots, leurs expressions, leurs appels, leur babillage. Confronté au réel ou au réalisme des situations langagières, il sut en tirer l'aspect musical qui l'inspirera peu à peu et qui lui permit progressivement de forger son propre langage musical.

Engagé dans la composition de son opéra Jeji Pastorkyna (Jenufa), il noircit, sans doute à partir de 1894, des pages de portées qu'il détruisit au fur et à mesure, tant qu'il n'atteignait pas une vérité musicale. La rapidité de composition du troisième acte (six mois) confirme la maîtrise du langage qu'il ne possédait pas encore au début des travaux. Par une série d'essais, de corrections, de reprises, de rejets et de nouveaux essais, il trouva ainsi progressivement son vrai langage. Cette période de tâtonnement dont il nous est actuellement impossible de mesurer exactement la durée, faute de documents, on peut cependant l'évaluer à au moins cinq ans, de 1896 à 1901 et peut-être sept ans si l'on prend l'année 1894 comme date de départ. Ce que nous savons, par contre, c'est que Janáček, accaparé par ses travaux habituels d'enseignement et de direction chorale et orchestrale, ne s'absorbait pas continuellement dans cette composition. Il rédigea ainsi une cantate, Amarus en 1897, représentée à Kromeriz en 1900, deux œuvres de musique sacrée : Hospodine pomilui ny (Seigneur, ayez pitié) en 1896 et Otce Nas (Notre père), cantate écrite en 1901 (voir aussi le chapitre Olga), ainsi que quelques autres œuvres chorales. Il continua à s'intéresser à la musique populaire morave. Il édita 53 Moravska lidova poezie v pisnich (la poésie morave en chansons) entre 1892 et 1901, chansons pour soliste et accompagnement de piano, Ukvalska lidova poezie v pisnich (la poésie d'Hukvaldy en chansons - comprenant 13 chants) en 1898, également pour soliste et accompagnement de piano et publia le monumental album Narodni pisne moravske v nove nasbirane (Chants populaires de Moravie nouvellement collectés) : pas moins de 2057 chansons recueillies depuis 1888 avec František Bartoš, en 1899 pour le premier volume et en 1901 pour le second ! Enfin, mentionnons, en 1901 et 1902, la composition de 5 pièces pour... harmonium !

La pièce de Gabriella Preissova (inédite en France ?), il l'adapta lui-même à ses vues et à ses conceptions d'un opéra morave. Il garda la langue morave en prose, s'imaginant qu'il composait le premier opéra rédigé en prose. Pelléas et Mélisande, unique opéra de Claude Debussy, créé à Paris en 1902, rédigé pendant une dizaine d'années, précédait de peu Jenufa. Mais Janáček, replié dans sa Moravie, ignorait à cette époque l'opéra du compositeur français. Il n'gnorait pourtant pas Louise, également opéra en prose de Gustave Charpentier, créé deux ans auparavant en France et que Leoš avait entendu (à Prague) lors de sa création dans les pays tchèques, le 21 mai 1903. Comme il connaissait la Tosca de Puccini, opéra vériste. Cependant, il devait prendre le début de la composition de son opéra (1894) et affirmer ainsi qu'il était bien le premier à composer un opéra en prose ! Premier ou second, il appartenait bel et bien à un courant, que l'on qualifierait de moderniste dans le rapport à l'écriture opératique.

Souvenons-nous que le temps de composition de l'acte 3 de l'opéra coïncidera avec la période la plus difficile de la vie de Janáček, celle de la maladie inéluctable de sa fille Olga âgée de vingt ans, sa fille chérie qui partageait avec son père l'intérêt pour ses racines villageoises à Hukvaldy et pour ses collectes de musique populaire. Elle vécut également intensément l'aventure de cet opéra, encourageant son père à finir rapidement sa composition. Bien qu'elle ne put assister à la création puisqu'elle mourut avant, elle fut la première auditrice de cette musique (voir le chapitre Olga). Il parait certain que la douleur de perdre sa fille bien-aimée qui l'habita à cette époque irriguera d'un ton vif, écorché, les terribles scènes de l'opéra où sa pauvre héroïne découvre la mort de son bébé, mort causée par un être aimé, sa belle-mère. Et il conçut encore plus intensément les dernières scènes de l'opéra, véritable hymne à l'espoir, à l'amour, à la vie, également véritable hymne à son amour paternel envers Olga, en même temps qu'hommage déchirant.

Le mois de janvier 1904 verra la création de l'opéra à Brno.

Joseph Colomb, juin 2003

Retour vers le chapitre Janáček  |   Accueil du site