La perception française de la musique de Janáček à travers les écrits (5)



La diffusion de la musique de Janáček en France
à travers les écrits par les disques par les concerts

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La revue Diapason


La revue "Diapason" a été choisie, non parce qu'elle est plus pertinente ou plus documentée que "Le Monde de la Musique" ou "Classica", autres revues présentes dans les kiosques, mais simplement en raison de son antériorité sur les autres. Elle permet de parcourir plus d'un demi-siècle d'activité musicale. L'année 1966 fixe le point de départ, date à laquelle la consultation des archives de cette revue a pu être réalisée. Il s'agit d'examiner de quelle manière Janáček est perçu par les critiques qui rédigent cette revue, la fréquence d'apparition des articles, le degré de connaissance de ce compositeur. Pour resituer cette recherche dans la période historique couvrant ces années, n'oublions pas la situation politique de la Tchécoslovaquie, séparée de l'occident par le rideau de fer. Les échanges culturels ne se trouvaient facilités ni par la différence de langue ni par la difficulté de s'y rendre. Les deux ou trois années qui précédèrent ce que l'on a coutume d'appeler le printemps de Prague (1968) marquées par un relatif relâchement idéologique et un bouillonnement intellectuel permirent une intensification de ces échanges, mais la chappe de plomb retomba lourdement sur le pays dès 1969. Si des intellectuels, des artistes ou des scientifiques réussirent à passer en occident, triste déchirement avec leur pays d'origine, ils apportèrent dans leurs bagages nombre d'informations, élément positif pour nous. Cette éclaircie dura peu de temps et de nouveau, il fallut glaner ça et là les actualités musicales et les avancées de la musicologie tchèque. Il n'est donc pas très étonnant que la connaissance de la musique tchèque de notre siècle se soit faite si lentement.

Le concept d'une revue évolue forcément au cours des années et à plus forte raison au bout de cinquante ans. Il est banal de constater qu'un numéro récent ne ressemble pas à un numéro vieux d'une vingtaine d'années et encore moins aux plus anciens numéros. Tout d'abord tourné vers la musique enregistrée, le concept de la revue Diapason s'enrichit avec la parution d'articles sur le matériel auquel pendant longtemps on affubla le qualificatif de haute fidélité. Des articles de fond apparurent analysant la production symphonique ou opératique d'un compositeur (par exemple, les symphonies de Beethoven, les opéras de Wagner), des coups de projecteur éclairèrent certains interprètes, (pianistes, chanteurs, cantatrices, etc…). La musique vivante trouva peu à peu sa place avec des notes de concert, des compte-rendus de représentation d'opéras, des entretiens avec des musiciens tels que des chefs d'orchestre, des instrumentistes, des chanteurs. Des chroniques parurent, faisant découvrir aux lecteurs des pans cachés de la vie et de l'œuvre de quelques compositeurs célèbres, dévoilant l'existence d'autres, méconnus. Des écoles nationales y furent décrites révélant des musiciens ignorés (école russe, nordique, ibérique, hongroise, etc…).

Que pouvait-on apprendre sur Janáček ? Laissons de côté les critiques de disques qui font l'objet d'un autre article. Examinons les papiers généralistes, les notices "musicologiques". A raison de onze revues mensuelles, de 1966 jusqu'à 2005, ce sont donc plus de 400 numéros qui ont été consultés, précisément du numéro 103 jusqu'au 531 (1).

(1) Je n'ai pas pu consulter les numéros antérieurs à 1966, les archives de la bibliothèque municipale de Lyon ne les possédant pas. 

En 1966 et 1967, il fallait être un lecteur attentif pour apercevoir le nom de Janáček au détour d'un article. Ainsi, en octobre, (numéro 110) dans une notice dédiée au chef d'orchestre Rafaël Kubelik, le lecteur minutieux pouvait-il entrevoir un titre, celui de la Messe glagolitique, de même en mai 1967, (numéro 117), dans le papier intitulé "deux figures de notre temps, Kubelik, Penderecki" la mention de Jenůfa apparaissait. Il fallait, dans la revue précédente éplucher le palmarès des grands prix du disque des dix dernières années (Académie Charles Cros, Académie du Disque Français, Grand Prix des Discophiles) pour trouver distingués les enregistrements du Petit renard rusé et des deux quatuors à cordes, en 1959, de la sonate pour violon et piano, en 1960, de la Messe glagolitique en 1964 et du Journal d'un disparu l'année suivante, toutes ces œuvres interprétées par des musiciens tchèques ! Le mélomane devait se contenter de cette énumération.  Notons quand même la sagacité et le courage de la plupart des jurys de ces grands prix qui n'hésitaient pas à distinguer des œuvres encore peu interprétées d'un compositeur que le "grand public" ne connaissait pratiquement pas. Il retrouvait la photo de la pochette du disque de la Messe glagolitique dirigée par Kubelik dans une publicité de la Deutche Grammophon. En 1968, rien. Dans l'éditorial du numéro 137,  juin 1969, il était question d'un "disque de Janáček qui comble une grave lacune de nos catalogues", (une anthologie orchestrale regroupant les Danses de Lachie, l'Enfant du violoneux, la Ballade de Blanik et l'ouverture Jalousie, encore un disque tchèque de la marque Supraphon !) Au mois de mars 1970 - numéro 145 - le palmarès de l'Académie Charles Cros distinguait dans la catégorie piano au côté de Wilhelm Kempff interprétant des sonates de Schubert, les pièces principales de Janáček jouées par Eva Bernathova, tchèque, comme son nom le laisse deviner. Plus aucune trace du compositeur morave jusqu'au mois de mars 1972 où l'on annonçait l'enregistrement de l'intégrale pour piano sous les doigts de Rudolf Kirkusny avec le concours de Rafaël Kubelik, sous le label DG, qui deux mois plus tard obtenait un Grand Prix des Discophiles en catégorie musique instrumentale. Le mélomane devait patienter jusqu'en septembre 1973 pour trouver dans la discographie de Karel Ancerl, mention de la Messe glagolitique, de la Sinfonietta et de Taras Bulba. En 1974,  un prochain enregistrement de la Messe glagolitique sous la direction du chef allemand Rudolf Kempe était annoncé, tandis que la revue dans son numéro 188 de juin/juillet se faisait l'écho de la Tribune des critiques de disques, la célèbre émission radio d'Armand Panigel, qui passa au crible le 5 mai, cinq versions différentes de cette Messe, décidément un opus qui commençait à obtenir un début de célébrité. Auparavant, au mois de mars, dans la catégorie opéra de l'Académie Charles Cros, Le petit renard rusé obtenait un grand prix qui ne lui rendait cependant pas son véritable sexe ! Puis le désert pendant deux années jusqu'au mois de décembre 1976 (n° 212) où l'on apprenait la réimpression par les Editions d'aujourd'hui du volume de Daniel Muller, vieux de 46 ans (!), véritable aubaine pour tous ceux qui cherchaient à en savoir plus sur Janáček. Une nouvelle traversée du désert dura trois ans.

Pendant cette quinzaine d'années, aucun article, ne serait-ce d'une dizaine de lignes, ne traitait du compositeur morave. Pour apercevoir son nom ou celui d'une de ses œuvres musicales, il était indispensable de lire consciencieusement chaque page pour dénicher occasionnellement sa présence. Celui qui ne connaissait pas ce compositeur en 1966 ne le connaissait pas mieux quinze ans plus tard après avoir pourtant lu attentivement chaque numéro de la revue. Ne nous étonnons pas de ne voir cité aucun de ses opus dans la discothèque idéale en 25 disques, dressée par les lecteurs de la revue en octobre 1966 qui plaçaient Beethoven, Bach et Mozart en bonne position, mais qui pourtant désignaient le Sacre du printemps de Stravinsky au 3è rang, Wozzek d'Alban Berg en 18è, la Musique pour cordes, célesta et percussion de Bartok fermant le rang. La musique tchèque était  représentée en n° 9 par la Symphonie du Nouveau Monde de Dvorak.

Un frémissement se fit sentir à partir de 1980, frémissement léger, annonciateur de vaguelettes. Pour les vagues, il faudrait attendre. Si le nom de Gustav Mahler - pratiquement inconnu vingt ans auparavant - envahissait les colonnes de la revue au point de provoquer les indignations de lecteurs, courroucés de cette "mahlermania", si Béla Bartok, Alban Berg ou Zemlinsky et Szymanowsky avaient eu droit à des articles de découverte pour ces derniers, d'approfondissement pour les deux autres, le nom de Janáček commençait à apparaître, timidement au début des années 80, un peu plus franchement à la fin de la décennie. Qu'on en juge !

En 1980, dans cinq numéros de la revue, on retrouvait des traces de Janáček, d'abord dans la discographie de Rudolf Kempe, ensuite dans un papier intitulé "France-Tchécoslovaquie" dans lequel L'Affaire Makropoulos se trouvait mentionnée, tandis que l'opéra Jenůfa était évoqué à propos de la programmation prochaine de l'Opéra de Paris alors que l'éditorial du n° 256 de décembre citait le nom de Janáček et que la maison Decca affichait la pochette du coffret de l'opéra De la maison des morts. Mais le mois précédent, les mélomanes avaient eu la surprise de trouver sur une pleine page - un événement ! - une publicité Supraphon présentant les enregistrements de Janáček disponibles sur le territoire français. 

L'année suivante, dans la revue de janvier 1981 (n° 257), un compte-rendu décrivait Jenůfa qui venait de voir le jour à l'opéra de Paris avec la soprano Rachel Yakar dans le rôle titre et Nadine Denize dans celui de Kostelnicka. Dans le même numéro, on pouvait prendre connaissance de la parution du livre de Guy Erismann "Janáček ou la passion de la vérité", premier ouvrage distribué par un éditeur d'envergure nationale. Nul doute qu'il contribua à une première appréhension du compositeur morave.

Par contre, aucun opéra de Janáček ne s'insèra dans la liste des "25 opéras dans votre discothèque" dressée par le critique André Tubeuf (dont Orphée de Gluck, Faust, les Noces de Figaro, Don Juan, la Flûte enchantée, Tosca, Eugène Onéguine, Aïda, Falstaff, Salomé, Pelléas et Mélisande et parmi les "modernes", Wozzek et Peter Grimes). Huit ans après la Messe glagolitique, c'était au tour de la Maison des morts de passer devant le jury de la Tribune des critiques de disques dont la revue Diapason (n° 277, novembre 1982) offrait un résumé succint donnant aux lecteurs la possibilité d'approcher un opéra pratiquement encore inconnu en France. L'opéra de Nice l'avait bien créé en 1966, mais pendant les seize années suivantes, il ne s'était rien passé et on attendait qu'une autre salle reprenne l'initiative ce qui ne se réalisera qu'en 1988 à Paris et à Nancy.

En 1983, la représentation de deux opéras de Janáček (Petite renarde rusée à Strasbourg, Katia Kabanova à Bruxelles grâce à l'opiniâtreté de Gérard Mortier) donnèrent l'occasion de compte-rendus dans la revue. Bribes par bribes, morceau par morceau, le voile d'ignorance qui entourait Janáček en France se lèvait lentement. Le "Voyage à l'intérieur de la Philharmonie tchèque" en deux pages, au mois de juin, engendra de nouvelles mentions du compositeur, de même qu'une évocation du Printemps musical de Prague. Ce festival de musique de plusieurs semaines de concert, ramèna en 1984 le nom de Janáček dans les pages de la revue en juillet-août alors que le Théâtre national de Chaillot programmait peu avant les Carnets d'un disparu, occasion de lever un nouveau coin du voile.

Une vaguelette un peu plus prononcée achemina sur nos rivages des compliments puisque Harry Halbreich, en connaisseur, compara Janáček à Alban Berg pour ses hautes qualités musicales. La Monnaie de Bruxelles jouant Katia Kabanova à Paris et Charles Mackerras  y dirigeant un concert avec Janáček aux côtés de Mendelssohn, Beethoven, Dvorak - on pourrait être plus mal entouré ! - symbolisèrent deux balises qui signalaient l'existence du compositeur morave. En fin d'année, nouveau signe que les choses bougeaient imperceptiblement, mais de manière significative, la création du Mouvement Janacek présidé par Guy Erismann.

Abandonnons un instant le cadre de Diapason pour nous intéresser à un groupe socioculturel plus nombreux bien que difficile à cerner, celui des mélomanes français (qui ne lisent pas tous une revue musicale). L'institut IPSOS questionna cette population : " dans cette liste d'opéras, lequel préférez-vous, et ensuite ?" Voici le résultat, tel que le transmit la revue dans son numéro 303 de mars 1985, numéro qui marquait l'union de la revue Harmonie avec sa consœur Diapason.

opéra pourcentage obtenu
Don Giovanni 53
Carmen 36
Traviata 28
Faust 15
Les Maîtres chanteurs de Nuremberg 15
Orféo 13
Pelléas et Mélisande 11
le Chevalier à la rose 9
Wozzeck 3

Les critiques influencent-ils les mélomanes ou suivent-ils les goûts dominants ? Vaste question qu'on laissera sans réponse. On ne peut que rapprocher ce classement avec celui que trois ans plus tôt, André Tubeuf établissait dans son palmarès personnel des 25 enregistrements d'opéras et évidemment y constater l'absence de tout opéra de Janáček.

Coup sur coup, dans le numéro 307 de juillet-août 1986, trois mentions du maître de Brno furent parsemées dans des articles différents. L' éditorial examina de prodigieuses décennies et, dans celle de 1905 - 1914, cita Janáček. L'Opéra de Lyon monta les Excursions de M. Broucek et Rudolf Firkusny, invité du festival de piano de La Roque d'Anthéron honora son ancien maître par une de ses compositions.

En 1987, les compte-rendus de représentation d'opéras se succèdèrent avec Jenůfa à Marseille réhaussée par la présence de Leonie Rysanek, des Excursions de M. Broucek à Lyon et de Jenůfa une seconde fois, hors hexagone, au théâtre de la Monnaie à Bruxelles où Gérard Mortier poursuivait son travail de dépoussierrage du répertoire. A l'occasion d'un reportage sur notre compatriote, le pianiste Alain Planès, il fut question du cycle Dans les brumes. Enfin la discographie de Claudio Abbado permit de retrouver la Sinfonietta voisinant des œuvres prestigieuses des géants de la musique comme Beethoven.

Mars marque le terme de l'hiver. La fin de l'hiver français de Janáček s'approcherait-elle ? A Paris, pas moins de quatre concerts placés sous le signe de Janáček se déroulèrent du 11 au 31 mars. La plupart des pièces pour piano solo y furent programmées, accompagnées des deux œuvres concertantes, le Capriccio et le Concertino ainsi que le premier quatuor à cordes, le sextuor pour instruments à vents Mladi (Jeunesse) et le Journal d'un disparu que les Montpélliérains purent aussi entendre trois jours de suite au début de ce mois. Ajoutez à ce programme alléchant deux opéras, Kata Kabanova et De la Maison des morts. Bien évidemment, le mois suivant, un compte-rendu de ces concerts fut rédigé. Nouvelle occasion de voir le nom de Janáček s'inscrire sur les pages de la revue. Un label français Calliope offrit le cycle pianistique Sur un sentier broussailleux - qui n'avait pas trouvé son adjectif adopté maintenant "recouvert" - sous les doigts de Radoslav Kvapil, pianiste tchèque. Comme un peu plus tard, le quatuor Talich fut à l'honneur et que ses quatuors à cordes appartenaient à leur répertoire et à leur discographie, le nom de Janáček s'imprima de nouveau dans les colonnes de la revue et peut-être commença à se graver dans les mémoires des lecteurs. Enfin la saison estivale des festivals ramèna l'Affaire Makropoulos à l'affiche. Et l'on annonça la prise de rôle prochaine de Leonie Rysanek dans Kata Kabanova.

De la Maison des morts se déplaça de Nancy à Tours et à Lyon début 1989. La revue attira l'attention sur les 100 livres sur la musique et parmi eux recommanda le seul titre disponible en français bien que déjà ancien de neuf ans, celui de Guy Erismann. C'est encore grâce à un pianiste tchèque de nouveau invité en France, et quel pianiste, Rudolf Firkusny qu'il fut question du cycle Sur un sentier recouvert du musicien morave. Les éditeurs de disques étant mis sur la sellette en octobre, la maison Vogue, alors distributrice française des enregistrements Supraphon annonça l'arrivée d'une série économique, la collection Crystal où se situèrentt en bonne place les enregistrements anciens de Karel Ancerl dont la valeur musicale résistait à l'usure du temps. Du bonheur pour les mélomanes au portefeuille modeste !

La libéralisation du régime politique en Tchécoslovaquie après la révolution de velours fit l'effet d'un grand bol d'air frais et vivifiant. De nouveau, les nouvelles pouvaient circuler. On ne se contentait plus de placer au premier rang les compositeurs officiels ou désignés comme tels, du passé ou du présent. Des musicologues tchèques, muselés jusqu'ici, qui avaient dû se contenter de ruser, proclamaient à voix plus hardie leurs certitudes. Un réexamen de la situation pouvait avoir lieu. Ce regard "neuf" ne touchait pas seulement les Tchèques, mais, comme une vague tranquille, commençait à imprégner les musiciens occidentaux, les critiques, les metteurs en scène, les décideurs artistiques de tous ordres, directeurs musicaux d'orchestres et d'opéras. Les anciennes réticences dues à l'ignorance fondaient doucement et un courant de sympathie, encore timide, envisageait plus sereinement les écoles "exotiques" de cette Europe Centrale dont jusqu'à présent on n'avait voulu voir et entendre que Bartok en Hongrie, une petite part de Dvorak en Tchécoslovaquie et la Moldau emblématique de Smetana. Le temps d'autres courants, différents, plus novateurs ou plus modernes, dans lequel s'incluait Janáček, pouvait venir.

Katia Kabanova passa la rampe à l'Opéra-Bastille, dans un environnement de trois concerts. Une manière remarquée pour distinguer l'originalité du musicien morave. Compositeur d'opéras, certes, et d'opéras qui commençaient à trouver leur audience dans le public français, mais aussi auteur de quatuors, de pièces pour piano et également d'écrits, des feuilletons que l'on s'évertuait de glisser au milieu de pièces musicales. De la Maison des morts, production lyrique de la Monnaie de Bruxelles s'étala sur un quart de page en juillet 1990. Proportion encore modeste. Impossible cependant de rater ce compte-rendu. Il faut toutefois continuer à chercher la présence du compositeur dans les recoins, mais de temps en temps cette présence dont la fréquence s'accroissait se signalait à notre attention par un titre en gras, par un encadré, par une surface inaccoutumée. En fin d'année, un grand article raconta l'axe Paris-Prague dans lequel le Morave Janáček ne tenait forcément qu'une place modeste. Mais comme le rédacteur s'appelait Pierre-Emile Barbier (qui bientôt lancera les disques Praga), il savait de quoi il parlait et il en parlait bien.

C'est à propos d'un pianiste, Andras Schiff, promu une des têtes d'affiches de la revue que le Journal d'un disparu revint trois ans après ces fameux concerts parisiens. Les perspectives salzbourgeoises du festival inscrivirent De la Maison des morts dans un futur proche. L'année suivante la marseillaise Kata portée par Leonie Rysanek provoqua un rappel de mémoire au lecteur et s'il plongeait, dans le même numéro, dans la discographie de Neeme Jarvi, chef esthonien, il y retrouvait la Sinfonietta. Un peu plus tard, le quatuor Hagen, autrichien, s'empara des deux quatuors de Janáček alors que d'Autriche toujours, arrivait le succès de la Maison des morts. Dans la longue et passionnante interview de Simon Rattle, on croisa le maître morave, rencontré à quatre reprises par le chef anglais se traduisant dans sa discographie par autant d'enregistrements.

En 1993, ce fut au tour du quatuor Alban Berg de se saisir des deux quatuors de Janáček, alors que Kata Kabanova réapparut dans la saison d'opéra à Paris. Pierre-Emile Barbier nous gratifia d'un nouvel article sur la musique tchèque où se glissa le nom du compositeur morave tout au long des lignes de "La Bohême du silence". Enfin l'année suivante, dans l'hommage à la grande soprano d'origine slovaque, Lucia Popp qui venait de disparaître, Jenůfa et la Petite renarde rusée qu'elle incarnait si délicieusement pour l'une, si humainement pour l'autre, elle la si fine mozartienne, resteront dans nos souvenirs grâce à ses enregistrements. Une autre disparition, celle du pianiste Rudolf Firkusny permit aux mélomanes de s'incliner devant sa mémoire et celle de son maître, Janáček, qu'il avait si souvent joué. D'Angleterre, de Covent Garden et de Glyndebourne précisément, nous parvinrent les échos d'opéras de Janáček. Comme pour leur tendre un miroir, Strasbourg, la courageuse, livra dans un encadré d'un huitième de page des nouvelles des représentations de l'Affaire Makropoulos évoquant au passage M. Broucek et ses aventures et l'ultime De la Maison des morts.

Accordons-nous une pause et jetons un regard en arrière. Depuis 1966, le lecteur intéressé par la musique tchèque en général et Janáček en particulier s'est promené dans les pages de la revue, comme pendant des jours hivernaux où le brouillard recouvre tout, où les traces s'effacent sous la neige qui tombe, où la connaissance de ce compositeur dont on entrevoit parfois un pan se laisse difficilement percer. Dans nos habitudes musicales françaises bien ancrées, du mélomane à l'interprète et au musicologue ou journaliste spécialisé, la perception que nous avions de la musique tchèque ressemblait à celle d'une île lointaine et quasi déserte, d'où émergeaient une Moldau et une Fiancée vendue de Smetana, une Symphonie du Nouveau Monde, un concerto pour violoncelle, des danses slaves, quelques quatuors de Dvorak et une poussière d'œuvres de Janáček. Encore fallait-il, pour ce dernier, que des interprètes tchèques se dévouent. La Philharmonie tchèque arrivait bien à faire quelques tournées en occident entraînant dans son sillage quelques rares interprètes tchèques et amenant dans ses bagages telle ou telle page orchestrale du maître de Brno, l'interprétation de sa musique dans nos contrées reposait surtout sur les épaules de musiciens expatriés, tel Rafaël Kubelik, Rudolf Firkusny et le chef australien Charles Mackerras qui s'était découvert une deuxième patrie dans la musique tchèque et celle de Janáček nous permettant la connaissance parcellaire de celle-ci. Cette situation dura une bonne vingtaine d'années. Il fallut la perspicacité de Michel Hoffmann, rédacteur en chef de la revue pendant une courte période, la grande connaisance du fait culturel tchèque par Pierre-Emile Barbier, un intérêt croissant d'un ou deux autres journalistes comme Olivier Opdedeeck pour que, comme avec les cailloux du Petit Poucet, le lecteur parvienne à suivre à intervalles irréguliers un cheminement sans signalétique évidente. Au fur et à mesure que des interpètes occidentaux d'envergure, chefs et solistes, s'appropriaient une partie de cette œuvre, des questions se posaient. Si Léonard Bernstein, Claudio Abbado et Simon Rattle, par exemple, s'intéressaient à des pièces orchestrales du compositeur morave, les critiques ou musicologues encore peu au fait de l'œuvre de Janáček ne devaient-ils pas jeter un œil (et une oreille) plus attentifs sur ce compositeur pour ne pas rater le train lorsque celui-ci s'ébranlerait. Il est de fait qu'après avoir longtemps boudé son œuvre opératique, des directeurs d'opéras français montrèrent progressivement un intérêt croissant pour ces pièces. Ce mouvement s'amplifia doucement, relaté par la presse musicale qui s'en fit les échos dans les colonnes de Diapason (comme dans celles d'autres revues) jusqu'à cette année 1995 que je vous propose d'examiner maintenant.

1995, l'année du déclic. Non que les articles aient fleuri chaque mois, scandant un passage obligé pour les amoureux de la musique du maître morave, et les autres, mais trois pavés lancés au cours de l'hiver, au printemps et en fin d'année émirent le signal. Tout commença au numéro 412 par la chronique d'André Tubeuf, toujours aussi incisif pour dévoiler la vérité profonde plutôt que l'habillage ou le masque. Et l'hommage s'adressait à un pianiste français qui jouait Janáček aussi bien que les compatriotes du compositeur. De cette chronique intitulée "La solitude universelle de Leos Janacek", on comprit bien qu'il ne suffisait pas d'être tchèque ou natif de Brno pour bien jouer Janáček, mais qu'il fallait avant tout chose comprendre la solitude du compositeur. Alain Planès l'avait rencontrée, cette solitude et nous l'offrit sur un disque Harmonia Mundi, toujours distribué en 2006. Au mois de mai, (n° 415) Charles Mackerras, un chef d'orchestre australien que rien, au départ, ne prédisposait à entrer en résonance avec le compositeur morave, était interrogé sur trois pages. Plus de la moitié de ses propos relatait la passion qui l'habitait et la mission qu'il s'était fixée, révéler au public européen de l'ouest la musique orchestrale et les opéras de Janáček. Interview imposée par la création française de la Petite renarde rusée à l'opéra de Paris. Suivirent cinq pages titrée "un moraliste à l'opéra" sous la plume que les circonstances d'alors présentaient, sinon comme le spécialiste, du moins comme celui qui, à ce moment-là et à cet endroit,  le connaissait le mieux, Guy Erismann. Tout au long de ces pages, se déroulait le fil qui partait de Šarka, premier opéra de Janáček pour aboutir à De la Maison des morts, ultime opéra, reliant l'ensemble des autres opéras. La livraison 417 de la revue revint sur trois quarts de pages sur la représentation parisienne de cette Petite renarde. Pour clore le tout, en décembre, la production nancéenne de Jenůfa dans laquelle la soprano Eva Jenis tenait le rôle titre (après avoir habité la forêt parisienne en prétant sa voix à la renarde) parachèva l'année dont chaque mélomane ne put sortir en confessant encore son ignorance vis-à-vis de Janáček et de sa musique.

montage-diapason

Extraits de la revue Diapason

L'année 1996 apporta son lot de mentions d'opéras et d'autres œuvres de Janáček qu'il fallut recommencer à aller pêcher dans tel ou telle chronique, y compris là où on ne s'y attendait pas. En avril, la revue fêta son quarantième anniversaire. Pour marquer dignement ces 40 années au service du disque et de la musique un palmarès des 40 enregistrements d'opéras marquants est dressé. Et cette fois-ci, Janáček y est représenté par le coffret Kát'a Kabanová dirigé par Charles Mackerras. Un tournant a été pris ! Au hasard des notices sur tel ou tel artiste, le chef tchèque Karel Ancerl, la jeune soprano française Mireille Delunsch, le quatuor tchèque Pražak, le chef britannique Simon Rattle, le pianiste finlandais Ralf Gothoni, ou encore d'un hommage à Rafaël Kubelik,  surgissent les titres d'un opéra ou d'une œuvre de musique de chambre du compositeur morave. Rouen accompagna les pièces de piano qui commençaient à être reconnues en France grâce à l'enregistrement récent d'Alain Planès rejoignant ceux plus anciens de pianistes tchèques, par un quatuor à cordes et Rikadla, ces extraordinaires comptines. En 1997, le calme plat. Mais en 1998, les mentions de Janáček réapparaissent. Dans le cadre notamment, d'une animation conduite par l'Auditorium du Louvre associant concerts, expositions et films qui montrèrent la Petite renarde rusée et le long-métrage de Jaromil Jirès tourné en 1986 "le lion à la crinière blanche", cette expression désignant Janáček et sa chevelure blanche devenue célèbre à Brno dans les dernières années de sa vie.

Certains opéras et les deux quatuors continuèrent à être cités au hasard d'articles concernant le festival d'Aix en Provence et celui de Salzbourg. Le numéro 473 de septembre 2000 proposa 50 disques pour découvrir le piano. Les responsables de ce choix de disques ne crurent pas devoir retenir l'enregistrement d'Alain Planès, par exemple, aux côtés d'œuvres célébrissimes de Beethoven et Chopin. Dans la musique du début du XXè siècle, Janáček n'était pas encore digne de marquer sa place ! L'année 2001 n'apporta pas de contribution marquante. 2002 ayant été désignée comme l'année tchèque, les festivités s'organisèrent sous le sigle Bohémica Magica. Ce fut l'occasion dans le numéro 493 du mois de juin d'étaler sur neuf pages sous le titre en forme de clin d'œil "La symphonie de l'ancien monde", la musique à Prague et ses composantes. La revue suggèra vingt disques pour découvrir la musique tchèque. Devinez, lecteur, la proportion réservée à chacun des compositeurs… L'accroche de ces deux pages se présentait ainsi :"Impossible d'échapper à la volumineuse discographie de la trinité Smetana-Dvorak-Janacek. Mais du baroque aux heures sombres du XXe siècle, Bohême et Moravie réservent des trésors aux oreilles aventureuses…" Belle entrée en matière qui laissait augurer une suite savoureuse. D'autant plus que Janáček occupait la part du lion (avec ou sans sa crinière blanche) avec six enregistrements,  Jenůfa, l'incontournable Jenůfa, mais aussi La Petite renarde rusée, l'Affaire Makropoulos, les deux quatuors, la Messe glagolitique, et un disque d'œuvres orchestrales regroupant avec la non moins incontournable Sinfonietta, Taras Bulba et le Concerto pour violon récemment "découvert".

Jenůfa fut encore à l'honneur en 2003 avec la conversion d'un chef historique que l'on connaissait familier des terres mahleriennes, brahmsiennes et wagnériennes, Bernard Haitink qui comptant sur la complicité de la grande Anja Silja et de la soprano finlandaise Karita Mattila conduisit cet opéra à Londres et dans la foulée l'enregistra. Autre conversion, celle de Pierre Boulez dirigeant - semble-t-il - pour la première fois en Europe des pièces orchestrales du maître de Brno. On ne pouvait plus dire que la musique de Janáček parce que trop tchèque ou trop morave, c'est selon, était réservée à ses compatriotes !

On aurait pu penser que 2004 allait offrir la consécration à Janáček pour le cent cinquantième anniversaire de sa naissance et le centième anniversaire de la création de Jenůfa. Il n'en fut rien. Mais ce n'était que partie remise. L'année suivante, impossible de rater ses quatre opéras majeurs. Kata Kabanova et De la Maison des morts occupaient la scène de l'Opéra Bastille à Paris aux deux extrémités de la saison et l'opéra de Lyon, suprême audace, programmait en alternance sur un mois de mai débordant sur juin trois opéras incontournables, Jenůfa, Kata Kabanova et l'Affaire Makropoulos. Sentant la brise se lever, en bon capitaine, la revue Diapason réserva sa couverture (une première) et douze pages intérieures à la "fièvre Janáček" allant jusqu'à se déclarer "janacekolâtre" ! A déguster, les notes pétillantes et pertinentes de Jean-François Zygel, fin musicien, qui saisit l'essence de la musique du maître morave avec autant d'économie que l'auteur de Jenůfa en usait dans ses compositions ! La revue Classica, en février, avait pris les devants. Sur la couverture le vieux lion à la crinière blanche nous jetait un regard énigmatique. Jérémie Rousseau déroula sur dix pages une enquête de vérité sur le compositeur morave, scrutant avec sagacité les coins et les recoins de l'âme complexe du compositeur. Seul dans ce concert de revues musicales, le Monde de la Musique, resta muet. 

diapason-couverture

A dix ans d'intervalle, deux couvertures de la revue Diapason (1995 - 2005) - montage photographique

En 2005, à la lecture de la plupart des revues musicales, plus aucun mélomane ne peut ignorer le nom de Janáček ni qu'il a acquis une stature imposante en tant que compositeur d'opéras. Cependant, on ne peut le réduire à ce rôle. Des faces de ce musicien restent à révéler par des études musicologiques qui s'avèrent encore aujourd'hui trop parcellaires et trop dispersées. Un livre détaillé abordant l'ensemble des aspects le concernant, avec une hauteur de vue qu'il mérite,  attend son élaboration. En France, actuellement, nous n'avons pas encore trouvé l'équivalent d'un John Tyrrell, infatigable investigateur de la musique de Janáček en Grande Bretagne. Pour notre part, modestement, nous continuerons à explorer le mieux que nous le pourrons, le génie de ce compositeur.

Joseph Colomb - janvier 2006 (révision juin 2006)

Je remercie infiniment Mme Breuil, responsable de la section discothèque de la médiathèque Aragon de Rive de Gier pour son aide - ainsi que ses collaborateurs - dans la mise à ma disposition des archives de la revue Diapason de ces quinze dernières années.