La perception
française de la musique
de Janáček à travers les
écrits (2)
Examinons maintenant le contenu de quelques encyclopédies
musicales des années 20 jusqu'à maintenant. Leur
placement dans l'édition amène obligatoirement un
développement et une obligation de précision et
de
rigueur qui ne peut que réjouir le lecteur curieux et
intéressé et à plus forte raison le
mélomane.
2) Les
encyclopédies
A)
Encyclopédie de la
musique 1922
De 1913 à 1931, deux éminents musicologues,
Albert
Lavignac (Professeur
au Conservatoire) et Lionel de la Laurencie (Ancien
Président de
la Société française de Musicologie,
auteurs de
plusieurs livres musicaux et un des rédacteurs de la Revue
de
musicologie) après la mort du premier en 1916,
font
paraître à la librairie Delagrave une monumentale
Encyclopédie
de la musique en 5 gros volumes mettant ainsi à la
disposition
des mélomanes et de tout citoyen (fortuné) une
somme
incomparable. En dehors de Lionel de la Laurencie, des
rédacteurs aussi talentueux que le compositeur Maurice
Emmanuel,
l'écrivain Romain Rolland, le "folkloriste" Julien Tiersot
ou le
compositeur belge Paul Gilson collaborèrent à
cette
publication. Le volume 5 embrasse un grand nombre de pays de
la
Russie
à la Bolivie, en passant par la Pologne, la Scandinavie, le
Thibet, les Etats-Unis, le Pérou et par un curieux retour en
arrière l'Autriche-Hongrie, alors que depuis les
différents traités concluant la guerre de 1914 -
1918,
cet empire avait éclaté en plusieurs pays
indépendants, l'Autriche, la Hongrie, la
Tchécoslovaquie.
Mais l'article avait été écrit aux
environs de
1910 et considérait le pays et ses musiciens tel qu'il
existait
alors. Sous son nom francisé, (Alexandre de Bertha) le
compositeur et critique musical hongrois Bertha Sandor (en Hongrie on
fait précéder le nom) avait
rédigé deux chapitres, l'un consacré
à la
Hongrie et l'autre à la Bohême se
déroulant sur 48
pages grand format (19 x 28 cm), un texte dense et précis,
établissant les connaissances musicales de
l'époque. La
Bohême bénéficiait de 15 pages bien
remplies
dans lesquelles l'auteur s'efforçait de tracer un panorama
complet de l'état de la musique au royaume de
Bohême, des
origines à nos jours. Bien qu'il ne date pas son
étude,
les différents renseignements qu'il parsème
déterminent une
date de rédaction comprise entre 1907 et 1911.
Sautons les siècles passés et rendons nous
directement à l'emplacement où le critique traite
de la
musique du XIXe siècle. Dans la manie de
l'éditeur de
francisation des patronymes, le lecteur ne trouve pas mention de
Bedrich Smetana, mais de Frédéric Smetana. (De
même, Dvorak se trouve affublé du
prénom Antoine !
conséquence d'un ethnocentrisme
déplacé !) Une
pleine page est consacré au père (1) de la
musique
tchèque, Smetana et un examen minutieux accompagne la
carrière de Dvorak jusqu'au moment de son départ
aux
Etats-Unis. Les dix dernières années de sa vie et
ses
œuvres ultimes paraissent étrangement une
parenthèse pour
l'auteur qui écrit "Mais il faut avouer que toutes ces
œuvres (2) ne font nullement oublier les compositions plus
intimes et plus personnelles de Dvorak"
(1) Parler de
Smetana en tant que père de la musique
tchèque procède d'un effet réducteur
qui ignore
aux siècles précédents des
compositeurs de la
taille d'Adam Michna, Jan Jakub Ryba, Josef Myslivecek. Pour la
commodité de notre étude, c'est volontairement
que nous
nous sommes limités aux représentants
tchèques du
XIX° et du XX° siècle. Pour avoir une vue
d'ensemble de
l'histoire de la riche vie musicale, consulter l'article d'Eric Baude
"La musique dans les pays de
Bohême et de Moravie".
(2) les
ouvertures Carnaval,
Othello, Dans la nature, Ma Patrie et Hussitzka, la symphonie du
Nouveau Monde, les poèmes symphoniques le Porteur d'eau, la
Fée du jour, le Rouet d'or, les opéras-comiques
le
Diable, la Russalka, et l'opéra Armide. (page 2611) [Il
s'agit
bien sûr des poèmes symphoniques l'Ondin opus 107,
B 195
et la Sorcière de midi opus 108, B 196, ainsi que de
l'opéra le Diable et Catherine, opus 112, B 201]
Avant de passer aux autres compositeurs des pays tchèques,
rappelons qu'en 1907,
Jenůfa a
déjà été
créé à Brno trois ans auparavant et
représenté une nouvelle fois en 1906, toujours
dans la
capitale morave. Zdenek Fibich bénéficie d'une
place
quasiment aussi
importante que Dvořák et se trouve
qualifié de maître
incontesté au même titre que Smetana
et Dvořák. Ensuite
l'auteur examine la nouvelle génération et cite
de
nombreux compositeurs dont je vais consciencieusement reporter les noms
en
m'excusant à l'avance de cette longue
énumération
: Henri de Kaan-Albest, Chvala, Joseph Nesvera, Joseph Foerster, Ch.
Kovarovitch, Charles Weiss, Miroslav Weber, Trnetchek, Antoine
Rückauf, Labor, Jean Abert d'Oberplan, W.-A.
Mayer-Rémy,
Victor Gluth, Ed. Uhl, Bernard Rie, Joseph Lugert, Max de Weinzierl,
Fr. Mohaupt, Rodolphe Dellinger, Herman Teibler, François
Marschner, Gustave Mahler, R. Prochazka, Henri Ricitch, Camillo Horn,
Auguste Stradal, Ferdinand Pfohl, V. Reifner, Brecher, Willuer, J.
Stransky, Ernest Ludwig, R. Robitschek, A. Götzl (compositeurs
de
tendance allemande, comme le formule l'auteur de l'article), Vitezslav
Novak, Joseph Suk, O. Nodbal, Celansky, Zicks, Piskatzek, Ottokar
Ostreil, L. Prokop et F. Pika (compositeurs par excellence
tchèques). Pour être complet, ajoutons que
quelques pages
en arrière, Sandor Bertha signale Charles Bendl (en fait
Karel
Bendl, un moment chef de la chorale pragoise Halhol),
Paul Krizovsky (Pavel Křižkovský, moine compositeur au
couvent
des Augustins à Brno, le premier maître de
Leoš
Janáček) et Charles Schebor (Karel
Šebor).
Quelques remarques : la plupart de ces noms revêtent une
orthographe
allemande ce qui ne facilite pas leur reconnaissance (par
exemple
derrière Piskatzek se cache probablement Adolf
Piskáček
également journaliste musical, fervent supporter
de Janáček,
Ch. Kovarovitch désigne Karel Kovařovic, le compositeur et
chef
de l'opéra de Prague qui refusa Jenůfa pendant
douze ans,
Ottokar Ostreil correspond vraissemblablement à Otakar
Ostrčil,
le chef qui succéda au précédent
à la
tête du Théâtre national de Prague, par
ailleurs
compositeur, quant à O. Nodbal, il s'agit d'Oskar Nedbal,
alto du
quatuor bohêmien, compositeur et chef d'orchestre). Sans
doute
avez-vous sursauté en arrivant à la fin de cette
liste,
aucune mention de Janáček ! Cette absence vérifie
bien la place provinciale et marginale tenue jusqu'alors par
Janáček et bien qu'il ait dépassé la
cinquantaine, il ne pouvait prétendre présenter
un espoir
pour la musique des pays tchèques. Et comme Prague, en
Bohême, n'avait entendu en tout et pour tout que son
ouverture
orchestrale Jalousie
en 1906 et une exécution de sa sonate pour
piano, il ne faut pas s'étonner outre mesure de
la méconnaissance du milieu musical, qui même s'il
était dénué d'intentions malveillantes
envers lui,
ce qui s'avérait inexact pour un certain nombre de
personnes,
ignorait pratiquement tout de ce compositeur morave
en dehors de ses activités de collecte de musique
folklorique,
activités jugées secondaires sinon futiles par un
grand
nombre de reprtésentants du milieu musical de la capitale
des
pays tchèques. Ainsi, dans les premières
années du
20è siècle, on constate une fois encore la
méconnaissance complète de Janáček en
dehors de la
sphère morave. On peut également
s'étonner de voir
Gustav Mahler, pourtant déjà auteur de huit
symphonies
à ce moment-là, mêlé
à une
quarantaine de musiciens, certes honorables, mais dont la musique n'a
pas montré la force d'expression, les qualités
mélodiques, le souffle puissant et la richesse
d'orchestration
de celui qui depuis est devenu une figure incontournable de la musique
du tournant du siècle.
Le même rédacteur Bertha Sandor rédigea
le chapitre
consacré à la Hongrie. Il cite un nombre assez
considérable de compositeurs hongrois dont très
peu sont
connus en occident. Bien évidemment, Férenc Liszt
(le
prénom germanisé Franz) tient une place
considérable dans son étude. Férenc
Erkel,
considéré par les Magyars comme le
véritable
fondateur de l'école musicale hongroise moderne, est
cité
de même, avec son prénom francisé,
qu'Ernest de
Dohnanyi, pianiste et compositeur ainsi qu'Etienne Thoman, professeur
et compositeur. Par contre, sans développement, juste
cités par leur nom, une simple
énumération recense
des jeunes compositeurs, Bela
Bartók, élève du
précédent, Akos Butykay, Demény,
Kirchner,
König, Siklos. Mais Zoltan Kodaly, ignoré de son
compatriote
musicologue, devra attendre des jours meilleurs…
La parution de cette encyclopédie, si elle
présentait un
effort considérable pour rendre compte de l'état
de la
musique au début du XXe siècle, laissait dans
l'ombre un
compositeur tchèque dont le public français ne
pouvait
rien apprendre et dont les œuvres entendues en France
à cette date se comptaient sur les doigts d'une main. Pour
nous
consoler, on peut constater une ignorance identique
vis-à-vis de
Bartók âgé à
l'époque de l'étude de
tout juste trente ans, tout en nous souvenant que le compositeur
hongrois était le cadet de 27 ans du Morave !
Couverture de
l'Encyclopédie de la musique initiée par Albert
Lavignac
Cette vaste réalisation musicologique, après avoir
parcouru l'histoire de la musique à travers les siècles
et les pays, s'enrichit d'une deuxième partie sous le titre
général "Technique - Esthétique -
Pédagogie" déclinée en 6 volumes : Tendances de la
musique, La voix, Instruments à vent, Orchestration,
Esthétique, Pédagogie. Dans le premier volume, paru en
1925, William Ritter, écrivain, critique et peintre, établit un panorama actuel de la musique en
Tchécoslovaquie. Parmi les contemporains, le musicologue suisse
donna une place prépondérante à Karel
Kovařovic avec ses deux opéras, Psohlavci (Têtes de
chiens) et A la vieille blanchisseuse dont l'auteur savoura le "drame
poignant et très bien fait, qui, musicalement, vaut avant tout
par un contraste habilement ménagé entre la candide vie
populaire, toute slave avec ses chants, ses danses, son carnaval, et
l'opulente vie de château toute classique des XVIIe et XVIIIe
siècles, dont on s'est bien gardé de nier le charme et les
côtés séduisants. En sorte que ce drame, l'un des
plus noirs qui soient, donne une grande impression
d'impartialité, et évite l'écueil de se voir
reprocher la haine." Il ajouta "l'accent du cru, mais frêle,
délicat, est d'une grâce inimitable. Cela tient du don
peut-être plus fort que l'art, mais l'art a été de
ne pas forcer le naturel." W. Ritter, après ces éloges,
passa en revue la production opératique d'Otakar Ostrčil.
"Poupĕ, (le Bouton de fleur - 1911), un acte à quatre personnages
d'après la comédie en prose de F.-X. Svoboda, est l'une
des partitions les mieux venues, les plus agréables à
lire et à entendre du théâtre contemporain." En
somme, deux très grands compositeurs distingués par le
critique suisse.
Et il en vint à Leoš Janáček (page 43). Avec
toute l'ambiguïté d'un écrit qui oscille entre
l'admiration et l'agacement. A propos de
Jenůfa, il déclara :
"Il n'y a pas de drame, ou plutôt pas d'intrigue, et l'action,
comme la musique, connaissent toutes les maladresses." Cela ne devrait
pas nous étonner de la part d'un compositeur qualifié de
"presque primaire" qui dut le succès de sa Jenůfa
au fait que Kovařovic s'en fut le propagateur ! Que certains
s'arrangeaient bien avec la vérité ! De même,
lorsque Ritter évoqua le chœur Le fou errant, à la rescousse de sa
démonstration il invoqua Vítĕzslav Novák, le
concurrent du compositeur morave. "Il y a là dedans quelque
chose d'un peu spécieux si l'on considère qu'à
l'origine le récitatif a toujours procédé ainsi.
Le point délicat est qu'il ne s'agit pas de déclamation,
mais des inflexions mêmes de la langue populaire. Sur quoi
M. Vítĕzslav Novák, intéressé par la
question, vient de nous donner une œuvre où, lui aussi, il
crée un dialogue nouveau, ce qui nous prouve qu'il n'est nul
besoin d'être un autodidacte de province pour mener à bien
cette chose particulière qu'est un chant, basé sur les
virtualités musicales du langage parlé…" Les
Excursions de M. Broucek
valent successivement compliments et sarcasmes
: "M. Janáček, tout incapable qu'il soit de
développement, prend son rôle encore plus au
sérieux que le poète, et oscille entre la satire
virulente et la fantaisie ailée. Il s'est expliqué sur
les intentions de sa "bilogie" en une préface d'une rare
prétention et d'une langue à peu près
inintelligible." Retenons le qualificatif péjoratif (et en
partie
inexact) d' "autodidacte de province" que l'on colla
à Janáček tout au long de sa vie pour le cataloguer
comme amateur, certes sympathique, mais manquant de sérieux, de
profondeur et de métier.
Heureusement Katia Kabanova
"mérite une toute autre faveur" car ce compositeur "autant par
maladresses que par son génie particulier, possède
l'écriture la plus difficile qui soit." Et la Balade de Blanik
n'échappa pas à la double salve d'applaudissements et de
critiques "c'étaient des difficultés de la maladresse et
de prétentieux enfantillages. Les unes et les autres ont un
accent si neuf, en effet, qu'il y a lieu de crier à
l'originalité grande." Dans la conclusion qu'il tira de son
étude, il déclara que "M. Janáček a en lui
l'étoffe d'un vrai musicien" et "il a surtout, heureusement, un
sens infaillible et qui supplée à bien des choses, de la
musique de la langue tchèque." William Ritter, cet
esthète, connaisseur de la culture tchèque, qui se frotta
à nombre de musiciens, d'écrivains, d'artistes, eut le
mérite de distinguer Janáček et malgré les
travers qu'il lui reprochait, de lui reconnaître une certaine
originalité sans toutefois la véritablement comprendre.
Et visiblement sa fréquentation restait partielle.
Mais le panorama ne serait pas complet sans l'apport des nouveaux venus
: Jaroslav Křička,
Boleslav Vomáčka, Ladislav Vycpalek, Vílem
Petrželka et Karel Boleslav Jirák. Et Ritter de
consacrer deux pages et demie à Jaroslav Křička "le
représentant le plus caractéristique de la jeune musique
tchèque." Une page et un quart de texte suffit au compositeur
de Jenůfa.
Décidément, il n'était point aisé de
distinguer les créateurs, novateurs hardis et réels de
l'ensemble des musiciens tchèques. Et si le succès et
l'originalité finirent par être reconnus
à Janáček, ce fut plus en vertu d'une impression
globale que par une appréhension fine et véritable de son
langage musical.
B)
Encyclopédie de la
Pléiade, Histoire de la musique 2 - sous la
direction de Roland-Manuel - Gallimard (1963)
Quarante ans après l'Encyclopédie de la musique
d'Albert
Lavignac, alors que Janáček a disparu en 1928, une
entreprise
aussi sérieuse et prestigieuse que la Pléiade
publie une
nouvelle encyclopédie sous la direction de Roland-Manuel et
sous
les plumes aussi averties et compétentes que celles par
exemple
de Claude
Rostand, Dorel Handmann, René
Dumesnil, Henry Barraud, Léon Vallas, Marc Pincherle,
André Hodeir, Heinrich Strobel, Carl de Nys, Sous le titre
général "Héritage du romantisme
: le national
musical et les valeurs ethniques", l'universitaire et critique
hongrois Emil Haraszti, par ailleurs rédacteur à
la Revue
de Musicologie, (une nouvelle fois, un Hongrois embrasse la
musique de l'Europe centrale) rédige le chapitre traitant de
la
musique en Bohême. Quelle place tiennent les principaux
représentants de l'art musical tchèque ?
compositeurs |
nombre
de lignes |
Smetana |
58 |
Dvořák |
49 |
Fibich |
11 |
Suk |
3 |
Foerster |
6 |
Novak |
3 |
Janáček |
46 |
Nebdal,
Otakar
Zich, Ladislav Vycpalek, Otakar Jeremias, Boleslav Jirak, Vaclav
Stepan, Boleslav Vomacka, Otakar Ostrčil, Rudolf Karel, Jaroslav Kricka
sont cités. Dans la bibliographie, les ouvrages de Max Brod
et
Daniel Muller sont mentionnés. |
Voici l'article en page 712 consacré à
Janáček :
"Le Morave Leos Janáček est le talent le plus
original de la musique
tchèque moderne. Audacieux harmoniste, féru de
folklore,
il voulut créer une nouvelle diction
théâtrale du
chant rural dans son opéra Jenufa, Jeji pastornyka (Sa fille
adoptive), composé en 1902 dont les premières
eurent lieu
à Brno en 1904, à Prague en 1916 et à
Vienne en
1918. Ce sombre drame - l’argument en est de Gabriella
Preissova
- à mi-chemin entre Pelléas et
Mélisande, Wozzeck
et le Consul, est une bouleversante production du
théâtre
lyrique de nos jours. Jenufa, fille adoptive de Kostelnicka, est
séduite et abandonnée par Stepan. Pour sauver sa
fille de
la honte, la mère noie l’enfant. C’est
avec un rare
sens dramatique que Janáček caractérise
ses protagonistes,
figures authentiques du peuple. Il vit avec eux ; sa profonde
sincérité, sa compassion humaine accompagnent les
méandres tragiques de l’action dont la
véritable
héroïne est Kostelnicka. Le musicien
évite
soigneusement la grandiloquence, la prolixité et les
longueurs
wagnériennes, mais aussi les excès d’un
vulgaire
réalisme. Son style concentré et
passionné
travaille sur des leitmotive non d’après un
système
bien calculé, mais au gré de sa fantaisie, pour
esquisser
les états d’âme des personnages. Bien
avant Alban
Berg, Janáček avait recouru aux artifices du
contrepoint dans le
langage théâtral. Au premier acte du
thème de
Kostelnicka est tissé un fugato dans lequel entre le vieux
meunier, puis Laca et Jenufa. Leur quatuor se dessine en la
bémol
mineur sur le fond mouvant et lugubre du chœur des gens du
moulin. Par de longues tierces et des sixtes, les sopranos et altos
soutiennent la mélodie, tandis que, dans le mode dorien en
doubles croches, les ténors et les basses fredonnent
alternativement. La déclamation
de Janáček, se nourrissant du
chant populaire, a quelquefois le caractère d’une
psalmodie. Ses transcriptions des mélodies primitives
(Kytice a
narodnych pisni moravskych) et des airs de danses sont très
originales." (Emil Haraszti)
Ce critique musical nous livre une analyse partielle de
l'œuvre
de Janacek, assez exacte, mais qui ne repose que sur Jenůfa et occulte
tous les autres opéras ainsi que les pièces pour
piano,
les pièces orchestrales et les chœurs. Impossible
donc de
saisir dans son ensemble la personnalité du compositeur et
les
caractéristiques de sa musique. Si par le nombre de lignes
à lui consacrées, le compositeur morave fait jeu
presque
égal à celui de ses glorieux
aînés, Dvorak
et Smetana, et domine ses contemporains, l'analyse musicale reste
très lacunaire.
Dans le Tableau chronologique, aucune mention de la naissance et de la
mort de Smetana, Dvořák
et Janáček
1863 Théorie physiologique de la musique
d’Helmholtz *
1866 La Fiancée vendue de Smetana
1874 La Moldau
1883 Quatuor en mi mineur de Smetana
1894 Symphonie du Nouveau Monde de Dvořák
*
Théorie qui influença Janáček
pour Janáček :
1887 Sarka
1902 Jenufa
1923 Premier Quatuor
1924 Le petit renard rusé
1924/5 Jeunesse
1926 Messe glagolitique
1928 Deuxième Quatuor
Si on le compare aux autres compositeurs, cette fois-ci par la citation
de ses œuvres dans le tableau chronologique,
Janáček est
placé dans une situation éminente avec 7
œuvres.
Remarquons que la petite renarde n'a toujours pas retrouvé
son
sexe féminin et étonnons-nous de l'importance
donnée à un opéra de
jeunesse, Šarka,
confiné depuis sa création en 1925 à
seulement 2
représentations en Tchécoslovaquie et aucune dans
les
autres pays d'Europe, alors que Kát'a
Kabanová est ignorée !
C) Histoire de
la musique -
René Montigny - Petite bibliothèque
Payot 1964
A la même époque, les éditions Payot
publiaient eux
aussi une Histoire de la Musique. Sous le titre "Quatre musiciens
tchèques", on trouve traités par ordre
chronologique les
acteurs principaux de la vie musicale tchèque. Quel rang
l'auteur accorde-t-il à chacun d'entre eux ? Le tableau
suivant la résume.
compositeurs |
nombre
de lignes |
notes |
Smetana |
24 |
+ 3 lignes |
Dvořák |
38 |
+ 2 lignes |
Janáček |
22 |
+ 6 lignes |
Martinů |
11 |
|
En page 275, prenons connaissance de l'article
dédié à Janáček :
“ Dans la lignée de Dvorak et de Smetana, Leos
Janacek
(1854-1928) alimente son inspiration aux mêmes sources du
folklore tchèque et morave que ses deux illustres
prédécesseurs, notamment dans trois
œuvres
capitales de musique de chambre : “Le journal d’un
disparu” (1916) pour ténor, contralto, trois voix
de
femmes et piano d’après une série de
poèmes
qui content les amours d’un jeune paysan et d’une
bohémienne, le quatuor en mi mineur (1923)
inspiré
par
la “Sonate à Kreutzer” de
Tolstoï et
“Mladi” (Jeunesse) - 1924 - suite pour
flûte,
hautbois,clarinette, cor, basson et clarinette-basse exprimant
- Janáček avait alors 74 ans - la joie de vivre en
un style
d’une
extraordinaire fraîcheur et limpidité.
L’admirable
“Sinfonietta”, étoffée par
douze trompettes,
et la “Messe glagolitique” sont de toute
beauté.
Son opéra “Jenufa”, un sombre drame, est
son
chef-d’œuvre lyrique, il est d’une veine
qui rappelle
Moussorgski. Le “rusé renardeau”, dont
les animaux
sont les acteurs, malicieusement spirituel et d’une
drôlerie imprégnée d’humour
et de finesse, a
été représenté avec le plus
grand
succès au Théâtre des Nations en 1959.
“Katia
Kabanova” est un drame social dont le tragique
s’exprime de
façon poignante en un langage moderne, sobre et
dépouillé." (1)
(1) Dans les opéras “Jenufa”,
“Katia
Kabanova”, “L’Affaire
Makropoulos” - ces deux
derniers étant des drames sociaux de la lignée de
“Marie-Madeleine” du dramaturge allemand Fr. Hebbel
-
l’angoisse de vivre, qui est le fonds des romans de Kafka,
contemporain de Janáček, est sous-jacente ; elle
finit par céder
au tout puissant appel à la liberté dans
l’émouvante “Maison des morts”
d’après Dostoïevsky.
Discographie succinte de
Leoš Janáček :
Sinfonietta
PL 9710
Pathé
Journal d’un disparu LPV 319
Supraphon
Quatuor n° 1
LPV 298 Sup
Messe slave
LPM 40-39 Sup
Le malin renardeau DTX 2428 30
cm Pathé (orchestre philharmonique tchèque)
Dans cette discographie succinte, la Messe glagolitique est
baptisée slave, qualificatif sans doute plus simple
à
identifier,
et la petite renarde s'est cette fois transformée en
renardeau.
Mutations dues sans doute aux mystères de la
traduction…
!
Sous la plume d'un auteur moins connu et sous un patronage moins
prestigieux que celui de l'encyclopédie de la
Pléiade, le
lecteur curieux put néanmoins prendre un pouls relativement
fidèle et plus ample du compositeur morave, même
si celui-ci rattache abusivement l'
Affaire Makropoulos
au drame social et même s'il se contente des productions
ultimes du compositeur morave. Le croisement entre
les informations et les enregistrements dicographiques
proposés
par cette Histoire de la musique pouvait engager le mélomane
dans une exploration assez exacte - bien que très largement
incomplète - du corpus de Janáček.
D) Histoire de
la musique
occidentale - Brigitte et Jean Massin - Messidor - Fayard
1983/5
Vingt ans plus tard, deux éminents musicologues, Brigitte et
Jean Massin, très connus par leurs travaux aboutis sur
Beethoven, Mozart et Schubert bâtissent avec plusieurs
collaborateurs une Histoire de la Musique, témoin de leur
érudition. La compositrice Michèle Reverdy fut
chargée d'un chapitre qu'elle intitula "Le premier 20e
siècle" où elle analysa les productions de
Janáček, Martinů, Kodaly et autres compositeurs d'Europe
centrale. Quelle place respective attribuée à
chacun des
maîtres tchèques ?
compositeur |
nombre
de lignes |
Smetana |
74 |
Dvořák |
52 |
Fibich |
10 |
Janáček |
55 |
Martinů |
? |
Parcourons l'article publié dans les pages 996/7 :
"En Tchécoslovaquie, le compositeur
Leoš Janáček (1854 - 1928) se
présente comme la figure la plus originale de la musique
tchèque à la suite de Smetana et Dvorak. Bien
avant
Bartok, et dans l’indifférence de tous, ce fils
d’un
pauvre instituteur de campagne recueille les chants populaires du
terroir morave auquel il est profondément
attaché, notant
à cette occasion non seulement les inflexions du langage
humain
mais aussi tous les bruits de la nature : chants d’oiseaux,
cris
d’animaux, grondement des cascades. Ces recherches le
conduisent
à se forger un langage rythmique et mélodique
tout
à fait nouveau. Plus encore qu’au folklore
musical, il
s’intéressa au langage, analysant les intonations,
les
cadences, les inflexions, les “mélodies du
parler”,
du rire, des larmes ; d’où le caractère
bref et
nerveux de sa thématique. A entendre parler les gens, et
sans
s’intéresser particulièrement au sens
des propos
tenus, il disait pouvoir déchiffrer les pensées
et les
caractères.
Il se libère également de la contrainte
harmonique
classique en étudiant les ouvrages du physicien Helmholtz
qui
démontre qu’un accord se superpose aux
résonances
de l’accord précédent, formant alors un
“chaos de sons” : justification pour le compositeur
à organiser les dissonances à son gré.
Janáček, occupé par ses recherches, par la
direction de
l’école d’orgue de Brno, par le
journalisme,
n’atteint sa maturité de compositeur
qu’en 1903 ; il
compose alors son troisième opéra (il en
écrira
dix) Jenufa, qui n’obtiendra un grand succès
à
Prague qu’en 1916. Janáček a le
tempérament d’un
compositeur dramatique et son génie s’exprime au
mieux
dans ses œuvres lyriques. Ses plus belles œuvres
appartiennent aux dix dernières années de sa vie
: Katia
Kabanova (1919-1921) ; les Aventures de la petite renarde
rusée,
dans lesquelles Janáček utilise ses connaissances
de la nature,
mêlant les cris d’animaux aux vocables humains
(1924) ;
l’Affaire Makropoulos, opéra fantastique (1925) ;
la
Maison des morts, d’après les souvenirs de
Dostoïevsky (1927-1928). On retiendra également sa
Messe
Glagolitique (1926) écrite en langue de la liturgie slave
(vieux
bulgare) dans un style musical original et âpre que
l’on ne
peut rattacher à aucune influence malgré quelques
réminiscences fugitives du langage de Moussorgski ou de
Claude
Debussy.
Ce septuagénaire à
l’épanouissement tardif
déborde encore de vitalité créatrice
et de verdeur
amoureuse : en témoignent ses derniers chefs
-d’œuvre instrumentaux : le Premier Quatuor
(1923-1925)
inspiré par la Sonate à Kreutzer de
Tolstoï ; un
Sextuor (1924-1925) intitulé fièrement Jeunesse ;
la
Sinfonietta pour orchestre où prédomine
l’usage le
plus original des vents (1926) ; enfin, l’année
même
de sa mort (1928), le Second Quatuor, brûlant d’une
fièvre d’amour et intitulé Lettres
intimes.
Janáček n’utilise pas directement le
folklore dans son
œuvre ; la singularité de son langage est due
plutôt
à une assimilation totale des rythmes ou des modes de la
musique
chorale tchèque longuement pratiquée, des chants
religieux appris au couvent de son enfance, de cette brise tzigane qui
parfume son pays, et de l’écoute des instruments
de
musique locaux aux timbres inaccoutumés.
Musique nullement traditionaliste, mais à coup sûr
musique
d’un patriote tchèque. Ce n’est
sûrement pas
un hasard si l’indépendance de la
Tchécoslovaquie,
après des siècles d’oppression, est
restaurée en 1918 et si les dix dernières
années
où explose le génie
de Janáček coïncident avec le
printemps de cette indépendance neuve."
Dans les années 80, on constate un
intérêt
grandissant pour la musique de Janáček. Michèle
Reverdy
cerne avec beaucoup de pertinence les particularités du
langage
musical de l'auteur de Jenůfa.
La production des dix
dernières années de sa vie focalise l'attention
de la
rédactrice alors qu'elle cerne avec beaucoup de pertinence
les
particularités de son langage musical. Une nouvelle fois, on
a
tendance à le
réduire surtout à un compositeur
d'opéras et la
production chorale et pianistique est ignorée. Il reste donc
encore de grandes régions à explorer dans le
territoire
Janáček.
E) Autres
encyclopédies
Au
début des années 80,
chaque éditeur important
tient, pour le prestige de
sa maison, à placer à son catalogue une
collection
encyclopédique de
haut niveau. La musique n'échappe pas à ce
phénomène. Bordas, en 1979,
publie un Dictionnaire de la musique en deux forts volumes, sous la
direction de Marc Honegger. L'article Janáček occupe la
presque
totalité de la page 544 sous la signature du Danois Camillo
Schoenbaum
dans une assez bonne description et assez complète
également, dont on
peut livrer la conclusion éclairante : "Cependant, pour
celui qui
ignore [la langue tchèque], sa musique contient de multiples
idées
neuves dans le domaine de la mélodie, de l'harmonie, du
rythme et de
l'instrumentation, à tel point que ce maître
fascinant peut être compté
à bon droit parmi les représentants les plus
importants de la musique
du XXe
siècle." Signe supplémentaire que le purgatoire
se termine, le portrait
photographique de Janáček cotoie son voisin hongrois Zoltan
Kodaly, tous les deux se partageant la page verso de celle
occupée par André Jolivet son suivant
immédiat par
ordre alphabétique.
La Larousse de la musique, sous la
direction de Marc Vignal, emboite le pas aux éditions Bordas
au
cours
des années 1982/3. De la page 804 à la page 806,
un
excellent texte dû à la
plume d'un des meilleurs connaisseurs français de
Janáček
à cette
époque-là, Pierre-Emile Barbier,
pénètre la
sensibilité des œuvres de Janáček et
cerne les
multiples activités de l'homme, dont la conclusion
mérite
d'être citée : "Mais
Janáček ne cherchait pas la nouveauté en soi. Il
eut
l'intuition et
l'instinct d'une nouvelle plastique musicale et, dans le domaine de
l'opéra en particulier, reste un des compositeurs les plus
grands et
les plus originaux. Que ce musicien, né avant Mahler et
Debussy,
ait
réussi à écrire la plupart de ses
chefs-d'œuvres dans les années 20
n'est pas le moindre de ses mérites."
Même s'ils ne forment pas à proprement parler une
encyclopédie, ne passons pas sous silence les
différents
volumes aux Editions Fayard, sous le titre
générique "les
indispensables de la musique", dans une même
présentation
listant les compositeurs par ordre alphabétique qui
déclinent un guide de la musique symphonique en 1986, que
rejoignent l'année suivante un guide de la musique
de
piano, en 1989 un guide de la musique de chambre, en 1993 un
guide de la musique sacrée et chorale profane en deux
volumes et
en 1994 un
guide de la mélodie et du lied. Les différents
rédacteurs, André Lischké par deux
fois (musique
symphonique et piano), Harry Halbreich pour la musique
sacrée et
chorale, Pierre-Emile Barbier pour la musique de chambre
et Claire Delamarche pour la mélodie examinent chaque
œuvre de Janáček correspondant à leur
champ
d'étude. Nous ne pouvons reprocher
ce concept - par ailleurs si pratique - à
l'éditeur et
aux responsables de cette collection, cet éparpillement de
la
connaissance musicale dans plusieurs volumes. Il n'empêche
que
l'on ne peut suivre le cheminement global du compositeur, quelle que
soit
la pertinence des auteurs - et leur étude respective est
effectivement pertinente. Autour de 1990, si ces musicologues tracent
enfin un tableau
adéquat de la musique de Janáček, dans le cadre
strict de
leur étude, cadre forcément étroit, il
ne leur est
pas possible de livrer aux mélomanes un portrait global du
compositeur et de
l'ensemble de sa musique.
F) Conclusion
On voit le chemin parcouru depuis la première
encyclopédie de 1922. Mais un chemin parcouru à
petits
pas et même dans les années 80, si l'on
excepte
l'article percutant de P-E Barbier, on laisse le lecteur sur une
connaissance partielle à partir d'études
parcellaires, occultant des facettes du talent du compositeur,
traçant un portrait flou, reconnaissant la valeur de
quelques-uns de ses opéras, mais négligeant ou
passant
sous silence en particulier sa musique instrumentale et chorale. Depuis
1989, la démocratie retrouvée pour les
Tchèques et
la recherche musicologique enfin libérée, on
aurait pu
penser qu'enfin Janáček trouverait une place à sa
valeur
dans l'édition française. La vie continue et nous
pouvons
espérer qu'enfin la floraison espérée
arrivera…
Joseph Colomb - janvier 2006 (révision juin 2006)