La perception française de la musique de Janáček à travers les écrits (2)


La diffusion de la musique de Janáček en France
à travers les écrits par les disques par les concerts

1 dictionnaires 2 encyclopédies
spécialisées
3
la Revue Musicale
4
monographies
livres
5
revue grand public

Examinons maintenant le contenu de quelques encyclopédies musicales des années 20 jusqu'à maintenant. Leur placement dans l'édition amène obligatoirement un développement et une obligation de précision et de rigueur qui ne peut que réjouir le lecteur curieux et intéressé et à plus forte raison le mélomane.

2) Les encyclopédies

A) Encyclopédie de la musique 1922

De 1913 à 1931, deux éminents musicologues, Albert Lavignac (Professeur au Conservatoire) et Lionel de la Laurencie (Ancien Président de la Société française de Musicologie, auteurs de plusieurs livres musicaux et un des rédacteurs de la Revue de musicologie) après la mort du premier en 1916, font paraître à la librairie Delagrave une monumentale Encyclopédie de la musique en 5 gros volumes mettant ainsi à la disposition des mélomanes et de tout citoyen (fortuné) une somme incomparable. En dehors de Lionel de la Laurencie, des rédacteurs aussi talentueux que le compositeur Maurice Emmanuel, l'écrivain Romain Rolland, le "folkloriste" Julien Tiersot ou le compositeur belge Paul Gilson collaborèrent à cette  publication. Le volume 5 embrasse un grand nombre de pays de la Russie à la Bolivie, en passant par la Pologne, la Scandinavie, le Thibet, les Etats-Unis, le Pérou et par un curieux retour en arrière l'Autriche-Hongrie, alors que depuis les différents traités concluant la guerre de 1914 - 1918, cet empire avait éclaté en plusieurs pays indépendants, l'Autriche, la Hongrie, la Tchécoslovaquie. Mais l'article avait été écrit aux environs de 1910 et considérait le pays et ses musiciens tel qu'il existait alors. Sous son nom francisé, (Alexandre de Bertha) le compositeur et critique musical hongrois Bertha Sandor (en Hongrie on fait précéder le nom) avait rédigé deux chapitres, l'un consacré à la Hongrie et l'autre à la Bohême se déroulant sur 48 pages grand format (19 x 28 cm), un texte dense et précis, établissant les connaissances musicales de l'époque. La Bohême bénéficiait de 15 pages bien remplies dans lesquelles l'auteur s'efforçait de tracer un panorama complet de l'état de la musique au royaume de Bohême, des origines à nos jours. Bien qu'il ne date pas son étude, les différents renseignements qu'il parsème déterminent une date de rédaction comprise entre 1907 et 1911.

Sautons les siècles passés et rendons nous directement à l'emplacement où le critique traite de la musique du XIXe siècle. Dans la manie de l'éditeur de francisation des patronymes, le lecteur ne trouve pas mention de Bedrich Smetana, mais de Frédéric Smetana. (De même, Dvorak se trouve affublé du prénom Antoine ! conséquence d'un ethnocentrisme déplacé !) Une pleine page est consacré au père (1) de la musique tchèque, Smetana et un examen minutieux accompagne la carrière de Dvorak jusqu'au moment de son départ aux Etats-Unis. Les dix dernières années de sa vie et ses œuvres ultimes paraissent étrangement une parenthèse pour l'auteur qui écrit "Mais il faut avouer que toutes ces œuvres (2) ne font nullement oublier les compositions plus intimes et plus personnelles de Dvorak"

(1) Parler de Smetana en tant que père de la musique tchèque procède d'un effet réducteur qui ignore aux siècles précédents des compositeurs de la taille d'Adam Michna, Jan Jakub Ryba, Josef Myslivecek. Pour la commodité de notre étude, c'est volontairement que nous nous sommes limités aux représentants tchèques du XIX° et du XX° siècle. Pour avoir une vue d'ensemble de l'histoire de la riche vie musicale, consulter l'article d'Eric Baude "La musique dans les pays de Bohême et de Moravie".

(2) les ouvertures Carnaval, Othello, Dans la nature, Ma Patrie et Hussitzka, la symphonie du Nouveau Monde, les poèmes symphoniques le Porteur d'eau, la Fée du jour, le Rouet d'or, les opéras-comiques le Diable, la Russalka, et l'opéra Armide. (page 2611) [Il s'agit bien sûr des poèmes symphoniques l'Ondin opus 107, B 195 et la Sorcière de midi opus 108, B 196, ainsi que de l'opéra le Diable et Catherine, opus 112, B 201]

Avant de passer aux autres compositeurs des pays tchèques, rappelons qu'en 1907,  Jenůfa a déjà été créé à Brno trois ans auparavant et représenté une nouvelle fois en 1906, toujours dans la capitale morave. Zdenek Fibich bénéficie d'une place quasiment aussi importante que Dvořák et se trouve qualifié de maître incontesté au même titre que Smetana et Dvořák. Ensuite l'auteur examine la nouvelle génération et cite de nombreux compositeurs dont je vais consciencieusement reporter les noms en m'excusant à l'avance de cette longue énumération : Henri de Kaan-Albest, Chvala, Joseph Nesvera, Joseph Foerster, Ch. Kovarovitch, Charles Weiss, Miroslav Weber, Trnetchek, Antoine Rückauf, Labor, Jean Abert d'Oberplan, W.-A. Mayer-Rémy, Victor Gluth, Ed. Uhl, Bernard Rie, Joseph Lugert, Max de Weinzierl, Fr. Mohaupt, Rodolphe Dellinger, Herman Teibler, François Marschner, Gustave Mahler, R. Prochazka, Henri Ricitch, Camillo Horn, Auguste Stradal, Ferdinand Pfohl, V. Reifner, Brecher, Willuer, J. Stransky, Ernest Ludwig, R. Robitschek, A. Götzl (compositeurs de tendance allemande, comme le formule l'auteur de l'article), Vitezslav Novak, Joseph Suk, O. Nodbal, Celansky, Zicks, Piskatzek, Ottokar Ostreil, L. Prokop et F. Pika (compositeurs par excellence tchèques). Pour être complet, ajoutons que quelques pages en arrière, Sandor Bertha signale Charles Bendl (en fait Karel Bendl, un moment chef de la chorale pragoise Halhol), Paul Krizovsky (Pavel Křižkovský, moine compositeur au couvent des Augustins à Brno, le premier maître de Leoš  Janáček)  et Charles Schebor (Karel Šebor).

Quelques remarques : la plupart de ces noms revêtent une orthographe allemande ce qui  ne facilite pas leur reconnaissance (par exemple derrière Piskatzek se cache probablement Adolf Piskáček également journaliste musical, fervent supporter de Janáček, Ch. Kovarovitch désigne Karel Kovařovic, le compositeur et chef de l'opéra de Prague qui refusa Jenůfa pendant douze ans, Ottokar Ostreil correspond vraissemblablement à Otakar Ostrčil, le chef qui succéda au précédent à la tête du Théâtre national de Prague, par ailleurs compositeur, quant à O. Nodbal, il s'agit d'Oskar Nedbal, alto du quatuor bohêmien, compositeur et chef d'orchestre). Sans doute avez-vous sursauté en arrivant à la fin de cette liste, aucune mention de Janáček ! Cette absence vérifie bien la place provinciale et marginale tenue jusqu'alors par Janáček et bien qu'il ait dépassé la cinquantaine, il ne pouvait prétendre présenter un espoir pour la musique des pays tchèques. Et comme Prague, en Bohême, n'avait entendu en tout et pour tout que son ouverture orchestrale Jalousie en 1906 et une exécution de sa sonate pour piano, il ne faut pas s'étonner outre mesure de la méconnaissance du milieu musical, qui même s'il était dénué d'intentions malveillantes envers lui, ce qui s'avérait inexact pour un certain nombre de personnes, ignorait pratiquement tout de ce compositeur morave en dehors de ses activités de collecte de musique folklorique, activités jugées secondaires sinon futiles par un grand nombre de reprtésentants du milieu musical de la capitale des pays tchèques. Ainsi, dans les premières années du 20è siècle, on constate une fois encore la méconnaissance complète de Janáček en dehors de la sphère morave. On peut également s'étonner de voir Gustav Mahler, pourtant déjà auteur de huit symphonies à ce moment-là, mêlé à une quarantaine de musiciens, certes honorables, mais dont la musique n'a pas montré la force d'expression, les qualités mélodiques, le souffle puissant et la richesse d'orchestration de celui qui depuis est devenu une figure incontournable de la musique du tournant du siècle.

Le même rédacteur Bertha Sandor rédigea le chapitre consacré à la Hongrie. Il cite un nombre assez considérable de compositeurs hongrois dont très peu sont connus en occident. Bien évidemment, Férenc Liszt (le prénom germanisé Franz) tient une place considérable dans son étude. Férenc Erkel, considéré par les Magyars comme le véritable fondateur de l'école musicale hongroise moderne, est cité de même, avec son prénom francisé, qu'Ernest de Dohnanyi, pianiste et compositeur ainsi qu'Etienne Thoman, professeur et compositeur. Par contre, sans développement, juste cités par leur nom, une simple énumération recense des jeunes compositeurs, Bela  Bartók, élève du précédent, Akos Butykay, Demény, Kirchner, König, Siklos. Mais Zoltan Kodaly, ignoré de son compatriote musicologue, devra attendre des jours meilleurs…

La parution de cette encyclopédie, si elle présentait un effort considérable pour rendre compte de l'état de la musique au début du XXe siècle, laissait dans l'ombre un compositeur tchèque dont le public français ne pouvait rien apprendre et dont les œuvres entendues en France à cette date se comptaient sur les doigts d'une main. Pour nous consoler, on peut constater une ignorance identique vis-à-vis de  Bartók âgé à l'époque de l'étude de tout juste trente ans, tout en nous souvenant que le compositeur hongrois était le cadet de 27 ans du Morave !

encyclopédie-lavignac

Couverture de l'Encyclopédie de la musique initiée par Albert Lavignac

Cette vaste réalisation musicologique, après avoir parcouru l'histoire de la musique à travers les siècles et les pays, s'enrichit d'une deuxième partie sous le titre général "Technique - Esthétique - Pédagogie" déclinée en 6 volumes : Tendances de la musique, La voix, Instruments à vent, Orchestration, Esthétique, Pédagogie. Dans le premier volume, paru en 1925, William Ritter, écrivain, critique et peintre,  établit un panorama actuel de la musique en Tchécoslovaquie. Parmi les contemporains, le musicologue suisse donna une place prépondérante à Karel Kovařovic avec ses deux opéras, Psohlavci (Têtes de chiens) et A la vieille blanchisseuse dont l'auteur savoura le "drame poignant et très bien fait, qui, musicalement, vaut avant tout par un contraste habilement ménagé entre la candide vie populaire, toute slave avec ses chants, ses danses, son carnaval, et l'opulente vie de château toute classique des XVIIe et XVIIIe siècles, dont on s'est bien gardé de nier le charme et les côtés séduisants. En sorte que ce drame, l'un des plus noirs qui soient, donne une grande impression d'impartialité, et évite l'écueil de se voir reprocher la haine." Il ajouta "l'accent du cru, mais frêle, délicat, est d'une grâce inimitable. Cela tient du don peut-être plus fort que l'art, mais l'art a été de ne pas forcer le naturel." W. Ritter, après ces éloges, passa en revue la production opératique d'Otakar Ostrčil. "Poupĕ, (le Bouton de fleur  - 1911), un acte à quatre personnages d'après la comédie en prose de F.-X. Svoboda, est l'une des partitions les mieux venues, les plus agréables à lire et à entendre du théâtre contemporain." En somme, deux très grands compositeurs distingués par le critique suisse.

ritter-novak

William Ritter (à gauche) et Vítĕzslav Novák en 1927
montage photographique à partir du document WR 108-010-04
www.chaux-de-fonds.ch/bibliotheques/iconographie/WR/index.htm
avec l'aimable autorisation de la Bibliothèque de La Chaux de Fonds

Et il en vint à Leoš Janáček (page 43). Avec toute l'ambiguïté d'un écrit qui oscille entre l'admiration et l'agacement. A propos de Jenůfa, il déclara : "Il n'y a pas de drame, ou plutôt pas d'intrigue, et l'action, comme la musique, connaissent toutes les maladresses." Cela ne devrait pas nous étonner de la part d'un compositeur qualifié de "presque primaire" qui dut le succès de sa Jenůfa au fait que Kovařovic s'en fut le propagateur ! Que certains s'arrangeaient bien avec la vérité ! De même, lorsque Ritter évoqua le chœur Le fou errant, à la rescousse de sa démonstration il invoqua Vítĕzslav Novák, le concurrent du compositeur morave. "Il y a là dedans quelque chose d'un peu spécieux si l'on considère qu'à l'origine le récitatif a toujours procédé ainsi. Le point délicat est qu'il ne s'agit pas de déclamation, mais des inflexions mêmes de la langue populaire. Sur quoi M. Vítĕzslav Novák, intéressé par la question, vient de nous donner une œuvre où, lui aussi, il crée un dialogue nouveau, ce qui nous prouve qu'il n'est nul besoin d'être un autodidacte de province pour mener à bien cette chose particulière qu'est un chant, basé sur les virtualités musicales du langage parlé…" Les Excursions de M. Broucek valent successivement compliments et sarcasmes : "M. Janáček, tout incapable qu'il soit de développement, prend son rôle encore plus au sérieux que le poète, et oscille entre la satire virulente et la fantaisie ailée. Il s'est expliqué sur les intentions de sa "bilogie" en une préface d'une rare prétention et d'une langue à peu près inintelligible." Retenons le qualificatif péjoratif (et en partie inexact) d' "autodidacte de province" que l'on colla à Janáček tout au long de sa vie pour le cataloguer comme amateur, certes sympathique, mais manquant de sérieux, de profondeur et de métier. Heureusement Katia Kabanova "mérite une toute autre faveur" car ce compositeur "autant par maladresses que par son génie particulier, possède l'écriture la plus difficile qui soit." Et la Balade de Blanik n'échappa pas à la double salve d'applaudissements et de critiques "c'étaient des difficultés de la maladresse et de prétentieux enfantillages. Les unes et les autres ont un accent si neuf, en effet, qu'il y a lieu de crier à l'originalité grande." Dans la conclusion qu'il tira de son étude, il déclara que "M. Janáček a en lui l'étoffe d'un vrai musicien" et "il a surtout, heureusement, un sens infaillible et qui supplée à bien des choses, de la musique de la langue tchèque." William Ritter, cet esthète, connaisseur de la culture tchèque, qui se frotta à nombre de musiciens, d'écrivains, d'artistes, eut le mérite de distinguer Janáček et malgré les travers qu'il lui reprochait, de lui reconnaître une certaine originalité sans toutefois la véritablement comprendre. Et visiblement sa fréquentation restait partielle.

Mais le panorama ne serait pas complet sans l'apport des nouveaux venus : Jaroslav Křička, Boleslav Vomáčka, Ladislav Vycpalek, Vílem Petrželka et Karel Boleslav Jirák.  Et Ritter de consacrer deux pages et demie à Jaroslav Křička "le représentant le plus caractéristique de la jeune musique tchèque." Une page et un quart de texte suffit au compositeur de Jenůfa. Décidément, il n'était point aisé de distinguer les créateurs, novateurs hardis et réels de l'ensemble des musiciens tchèques. Et si le succès et l'originalité finirent par être reconnus à Janáček, ce fut plus en vertu d'une impression globale que par une appréhension fine et véritable de son langage musical.

B) Encyclopédie de la Pléiade, Histoire de la musique 2 - sous la direction de Roland-Manuel - Gallimard (1963)


Quarante ans après l'Encyclopédie de la musique d'Albert Lavignac, alors que Janáček a disparu en 1928, une entreprise aussi sérieuse et prestigieuse que la Pléiade publie une nouvelle encyclopédie sous la direction de Roland-Manuel et sous les plumes aussi averties et compétentes que celles par exemple de Claude Rostand, Dorel Handmann, René Dumesnil, Henry Barraud, Léon Vallas, Marc Pincherle, André Hodeir, Heinrich Strobel, Carl de Nys, Sous le titre général "Héritage du romantisme : le national musical et les valeurs ethniques", l'universitaire et critique hongrois Emil Haraszti, par ailleurs rédacteur à la Revue de Musicologie, (une nouvelle fois, un Hongrois embrasse la musique de l'Europe centrale) rédige le chapitre traitant de la musique en Bohême. Quelle place tiennent les principaux représentants de l'art musical tchèque ?

compositeurs nombre de lignes
Smetana 58
Dvořák 49
Fibich 11
Suk 3
Foerster 6
Novak 3
Janáček 46
Nebdal, Otakar Zich, Ladislav Vycpalek, Otakar Jeremias, Boleslav Jirak, Vaclav Stepan, Boleslav Vomacka, Otakar Ostrčil, Rudolf Karel, Jaroslav Kricka sont cités. Dans la bibliographie, les ouvrages de Max Brod et Daniel Muller sont mentionnés.

Voici l'article en page 712 consacré à Janáček :
"Le Morave Leos Janáček est le talent le plus original de la musique tchèque moderne. Audacieux harmoniste, féru de folklore, il voulut créer une nouvelle diction théâtrale du chant rural dans son opéra Jenufa, Jeji pastornyka (Sa fille adoptive), composé en 1902 dont les premières eurent lieu à Brno en 1904, à Prague en 1916 et à Vienne en 1918. Ce sombre drame - l’argument en est de Gabriella Preissova - à mi-chemin entre Pelléas et Mélisande, Wozzeck et le Consul, est une bouleversante production du théâtre lyrique de nos jours. Jenufa, fille adoptive de Kostelnicka, est séduite et abandonnée par Stepan. Pour sauver sa fille de la honte, la mère noie l’enfant. C’est avec un rare sens dramatique que Janáček caractérise ses protagonistes, figures authentiques du peuple. Il vit avec eux ; sa profonde sincérité, sa compassion humaine accompagnent les méandres tragiques de l’action dont la véritable héroïne est Kostelnicka. Le musicien évite soigneusement la grandiloquence, la prolixité et les longueurs wagnériennes, mais aussi les excès d’un vulgaire réalisme. Son style concentré et passionné travaille sur des leitmotive non d’après un système bien calculé, mais au gré de sa fantaisie, pour esquisser les états d’âme des personnages. Bien avant Alban Berg, Janáček avait recouru aux artifices du contrepoint dans le langage théâtral. Au premier acte du thème de Kostelnicka est tissé un fugato dans lequel entre le vieux meunier, puis Laca et Jenufa. Leur quatuor se dessine en la bémol mineur sur le fond mouvant et lugubre du chœur des gens du moulin. Par de longues tierces et des sixtes, les sopranos et altos soutiennent la mélodie, tandis que, dans le mode dorien en doubles croches, les ténors et les basses fredonnent alternativement. La déclamation de Janáček, se nourrissant du chant populaire, a quelquefois le caractère d’une psalmodie. Ses transcriptions des mélodies primitives (Kytice a narodnych pisni moravskych) et des airs de danses sont très originales." (Emil Haraszti)

Ce critique musical nous livre une analyse partielle de l'œuvre de Janacek, assez exacte, mais qui ne repose que sur Jenůfa et occulte tous les autres opéras ainsi que les pièces pour piano, les pièces orchestrales et les chœurs. Impossible donc de saisir dans son ensemble la personnalité du compositeur et les caractéristiques de sa musique. Si par le nombre de lignes à lui consacrées, le compositeur morave fait jeu presque égal à celui de ses glorieux aînés, Dvorak et Smetana, et domine ses contemporains, l'analyse musicale reste très lacunaire.

Dans le Tableau chronologique, aucune mention de la naissance et de la mort de Smetana, Dvořák et Janáček
1863 Théorie physiologique de la musique d’Helmholtz *
1866 La Fiancée vendue de Smetana
1874 La Moldau
1883 Quatuor en mi mineur de Smetana
1894 Symphonie du Nouveau Monde de Dvořák
* Théorie qui influença Janáček

pour Janáček :
1887 Sarka
1902 Jenufa
1923 Premier Quatuor
1924 Le petit renard rusé
1924/5 Jeunesse
1926 Messe glagolitique
1928 Deuxième Quatuor

Si on le compare aux autres compositeurs, cette fois-ci par la citation de ses œuvres dans le tableau chronologique, Janáček est placé dans une situation éminente avec 7 œuvres. Remarquons que la petite renarde n'a toujours pas retrouvé son sexe féminin et étonnons-nous de l'importance donnée à un opéra de jeunesse, Šarka, confiné depuis sa création en 1925 à seulement 2 représentations en Tchécoslovaquie et aucune dans les autres pays d'Europe, alors que Kát'a Kabanová est ignorée !

C) Histoire de la musique - René Montigny - Petite bibliothèque Payot 1964


A la même époque, les éditions Payot publiaient eux aussi une Histoire de la Musique. Sous le titre "Quatre musiciens tchèques", on trouve traités par ordre chronologique les acteurs principaux de la vie musicale tchèque. Quel rang l'auteur accorde-t-il à chacun d'entre eux ? Le tableau suivant la résume.

compositeurs nombre de lignes notes
Smetana 24 + 3 lignes
Dvořák 38 + 2 lignes
Janáček 22 + 6 lignes
Martinů 11

En page 275, prenons connaissance de l'article dédié à Janáček :
“ Dans la lignée de Dvorak et de Smetana, Leos Janacek (1854-1928) alimente son inspiration aux mêmes sources du folklore tchèque et morave que ses deux illustres prédécesseurs, notamment dans trois œuvres capitales de musique de chambre : “Le journal d’un disparu” (1916) pour ténor, contralto, trois voix de femmes et piano d’après une série de poèmes qui content les amours d’un jeune paysan et d’une bohémienne, le quatuor en mi mineur (1923) inspiré par la “Sonate à Kreutzer” de Tolstoï et “Mladi” (Jeunesse) - 1924 - suite pour flûte, hautbois,clarinette, cor, basson et clarinette-basse exprimant - Janáček avait alors 74 ans - la joie de vivre en un style d’une extraordinaire fraîcheur et limpidité. L’admirable “Sinfonietta”, étoffée par douze trompettes, et la “Messe glagolitique” sont de toute beauté.
Son opéra “Jenufa”, un sombre drame, est son chef-d’œuvre lyrique, il est d’une veine qui rappelle Moussorgski. Le “rusé renardeau”, dont les animaux sont les acteurs, malicieusement spirituel et d’une drôlerie imprégnée d’humour et de finesse, a été représenté avec le plus grand succès au Théâtre des Nations en 1959. “Katia Kabanova” est un drame social dont le tragique s’exprime de façon poignante en un langage moderne, sobre et dépouillé." (1)

(1) Dans les opéras “Jenufa”, “Katia Kabanova”, “L’Affaire Makropoulos” - ces deux derniers étant des drames sociaux de la lignée de “Marie-Madeleine” du dramaturge allemand Fr. Hebbel - l’angoisse de vivre, qui est le fonds des romans de Kafka, contemporain de Janáček, est sous-jacente ; elle finit par céder au tout puissant appel à la liberté dans l’émouvante “Maison des morts” d’après Dostoïevsky.

Discographie succinte de  Leoš  Janáček :
Sinfonietta                   PL 9710 Pathé
Journal d’un disparu    LPV 319 Supraphon
Quatuor n° 1                LPV 298 Sup
Messe slave                 LPM 40-39 Sup
Le malin renardeau     DTX 2428 30 cm Pathé (orchestre philharmonique tchèque)

Dans cette discographie succinte, la Messe glagolitique est baptisée slave, qualificatif sans doute plus simple à identifier, et la petite renarde s'est cette fois transformée en renardeau. Mutations dues sans doute aux mystères de la traduction… !

Sous la plume d'un auteur moins connu et sous un patronage moins prestigieux que celui de l'encyclopédie de la Pléiade, le lecteur curieux put néanmoins prendre un pouls relativement fidèle et plus ample du compositeur morave, même si celui-ci rattache abusivement l' Affaire Makropoulos au drame social et même s'il se contente des productions ultimes du compositeur morave. Le croisement entre les informations et les enregistrements dicographiques proposés par cette Histoire de la musique pouvait engager le mélomane dans une exploration assez exacte - bien que très largement incomplète - du corpus de Janáček.

D) Histoire de la musique occidentale - Brigitte et Jean Massin - Messidor - Fayard 1983/5


Vingt ans plus tard, deux éminents musicologues, Brigitte et Jean Massin, très connus par leurs travaux aboutis sur Beethoven, Mozart et Schubert bâtissent avec plusieurs collaborateurs une Histoire de la Musique, témoin de leur érudition. La compositrice Michèle Reverdy fut chargée d'un chapitre qu'elle intitula "Le premier 20e siècle" où elle analysa les productions de Janáček, Martinů, Kodaly et autres compositeurs d'Europe centrale. Quelle place respective attribuée à chacun des maîtres tchèques ?

compositeur nombre de lignes
Smetana 74
Dvořák 52
Fibich 10
Janáček 55
Martinů ?

Parcourons l'article publié dans les pages 996/7 :

"En Tchécoslovaquie, le compositeur  Leoš  Janáček (1854 - 1928) se présente comme la figure la plus originale de la musique tchèque à la suite de Smetana et Dvorak. Bien avant Bartok, et dans l’indifférence de tous, ce fils d’un pauvre instituteur de campagne recueille les chants populaires du terroir morave auquel il est profondément attaché, notant à cette occasion non seulement les inflexions du langage humain mais aussi tous les bruits de la nature : chants d’oiseaux, cris d’animaux, grondement des cascades. Ces recherches le conduisent à se forger un langage rythmique et mélodique tout à fait nouveau. Plus encore qu’au folklore musical, il s’intéressa au langage, analysant les intonations, les cadences, les inflexions, les “mélodies du parler”, du rire, des larmes ; d’où le caractère bref et nerveux de sa thématique. A entendre parler les gens, et sans s’intéresser particulièrement au sens des propos tenus, il disait pouvoir déchiffrer les pensées et les caractères.
Il se libère également de la contrainte harmonique classique en étudiant les ouvrages du physicien Helmholtz qui démontre qu’un accord se superpose aux résonances de l’accord précédent, formant alors un “chaos de sons” : justification pour le compositeur à organiser les dissonances à son gré.
Janáček, occupé par ses recherches, par la direction de l’école d’orgue de Brno, par le journalisme, n’atteint sa maturité de compositeur qu’en 1903 ; il compose alors son troisième opéra (il en écrira dix) Jenufa, qui n’obtiendra un grand succès à Prague qu’en 1916. Janáček a le tempérament d’un compositeur dramatique et son génie s’exprime au mieux dans ses œuvres lyriques. Ses plus belles œuvres appartiennent aux dix dernières années de sa vie : Katia Kabanova (1919-1921) ; les Aventures de la petite renarde rusée, dans lesquelles Janáček utilise ses connaissances de la nature, mêlant les cris d’animaux aux vocables humains (1924) ; l’Affaire Makropoulos, opéra fantastique (1925) ; la Maison des morts, d’après les souvenirs de Dostoïevsky (1927-1928). On retiendra également sa Messe Glagolitique (1926) écrite en langue de la liturgie slave (vieux bulgare) dans un style musical original et âpre que l’on ne peut rattacher à aucune influence malgré quelques réminiscences fugitives du langage de Moussorgski ou de Claude Debussy.
Ce septuagénaire à l’épanouissement tardif déborde encore de vitalité créatrice et de verdeur amoureuse : en témoignent ses derniers chefs -d’œuvre instrumentaux : le Premier Quatuor (1923-1925) inspiré par la Sonate à Kreutzer de Tolstoï ; un Sextuor (1924-1925) intitulé fièrement Jeunesse ; la Sinfonietta pour orchestre où prédomine l’usage le plus original des vents (1926) ; enfin, l’année même de sa mort (1928), le Second Quatuor, brûlant d’une fièvre d’amour et intitulé Lettres intimes.
Janáček n’utilise pas directement le folklore dans son œuvre ; la singularité de son langage est due plutôt à une assimilation totale des rythmes ou des modes de la musique chorale tchèque longuement pratiquée, des chants religieux appris au couvent de son enfance, de cette brise tzigane qui parfume son pays, et de l’écoute des instruments de musique locaux aux timbres inaccoutumés.
Musique nullement traditionaliste, mais à coup sûr musique d’un patriote tchèque. Ce n’est sûrement pas un hasard si l’indépendance de la Tchécoslovaquie, après des siècles d’oppression, est restaurée en 1918 et si les dix dernières années où explose le génie de Janáček coïncident avec le printemps de cette indépendance neuve."

Dans les années 80, on constate un intérêt grandissant pour la musique de Janáček. Michèle Reverdy cerne avec beaucoup de pertinence les particularités du langage musical de l'auteur de Jenůfa. La production des dix dernières années de sa vie focalise l'attention de la rédactrice alors qu'elle cerne avec beaucoup de pertinence les particularités de son langage musical. Une nouvelle fois, on a tendance à le réduire surtout à un compositeur d'opéras et la production chorale et pianistique est ignorée. Il reste donc encore de grandes régions à explorer dans le territoire Janáček.

E) Autres encyclopédies

 
Au début des années 80, chaque éditeur important tient, pour le prestige de sa maison, à placer à son catalogue une collection encyclopédique de haut niveau. La musique n'échappe pas à ce phénomène. Bordas, en 1979, publie un Dictionnaire de la musique en deux forts volumes, sous la direction de Marc Honegger. L'article Janáček occupe la presque totalité de la page 544 sous la signature du Danois Camillo Schoenbaum dans une assez bonne description et assez complète également, dont on peut livrer la conclusion éclairante : "Cependant, pour celui qui ignore [la langue tchèque], sa musique contient de multiples idées neuves dans le domaine de la mélodie, de l'harmonie, du rythme et de l'instrumentation, à tel point que ce maître fascinant peut être compté à bon droit parmi les représentants les plus importants de la musique du XXe siècle." Signe supplémentaire que le purgatoire se termine, le portrait photographique de Janáček cotoie son voisin hongrois Zoltan Kodaly, tous les deux se partageant la page verso de celle occupée par André Jolivet son suivant immédiat par ordre alphabétique.

La Larousse de la musique, sous la direction de Marc Vignal, emboite le pas aux éditions Bordas au cours des années 1982/3. De la page 804 à la page 806, un excellent texte dû à la plume d'un des meilleurs connaisseurs français de Janáček à cette époque-là, Pierre-Emile Barbier, pénètre la sensibilité des œuvres de Janáček et cerne les multiples activités de l'homme, dont la conclusion mérite d'être citée : "Mais Janáček ne cherchait pas la nouveauté en soi. Il eut l'intuition et l'instinct d'une nouvelle plastique musicale et, dans le domaine de l'opéra en particulier, reste un des compositeurs les plus grands et les plus originaux. Que ce musicien, né avant Mahler et Debussy, ait réussi à écrire la plupart de ses chefs-d'œuvres dans les années 20 n'est pas le moindre de ses mérites."

Même s'ils ne forment pas à proprement parler une encyclopédie, ne passons pas sous silence les différents volumes aux Editions Fayard, sous le titre générique "les indispensables de la musique", dans une même présentation listant les compositeurs par ordre alphabétique qui déclinent un guide de la musique symphonique en 1986, que rejoignent l'année suivante  un guide de la musique de piano, en 1989  un guide de la musique de chambre, en 1993 un guide de la musique sacrée et chorale profane en deux volumes et en 1994 un guide de la mélodie et du lied. Les différents rédacteurs, André Lischké par deux fois (musique symphonique et piano), Harry Halbreich pour la musique sacrée et chorale, Pierre-Emile Barbier pour la musique de chambre et Claire Delamarche pour la mélodie examinent chaque œuvre de Janáček correspondant à leur champ d'étude. Nous ne pouvons reprocher ce concept - par ailleurs si pratique - à l'éditeur et aux responsables de cette collection, cet éparpillement de la connaissance musicale dans plusieurs volumes. Il n'empêche que l'on ne peut suivre le cheminement global du compositeur, quelle que soit la pertinence des auteurs - et leur étude respective est effectivement pertinente. Autour de 1990, si ces musicologues tracent enfin un tableau adéquat de la musique de Janáček, dans le cadre strict de leur étude, cadre forcément étroit, il ne leur est pas possible de livrer aux mélomanes un portrait global du compositeur et de l'ensemble de sa musique.

F) Conclusion


On voit le chemin parcouru depuis la première encyclopédie de 1922. Mais un chemin parcouru à petits pas et même dans les années 80, si l'on excepte l'article percutant de P-E Barbier, on laisse le lecteur sur une connaissance partielle à partir d'études parcellaires, occultant des facettes du talent du compositeur, traçant un portrait flou, reconnaissant la valeur de quelques-uns de ses opéras, mais négligeant ou passant sous silence en particulier sa musique instrumentale et chorale. Depuis 1989, la démocratie retrouvée pour les Tchèques et la recherche musicologique enfin libérée, on aurait pu penser qu'enfin Janáček trouverait une place à sa valeur dans l'édition française. La vie continue et nous pouvons espérer qu'enfin la floraison espérée arrivera…

Joseph Colomb - janvier 2006 (révision juin 2006)