Amarus

Année 1897. Le siècle touchait à sa fin. À 43 ans, Janáček, entre les tâches quotidiennes de sa profession (de ses professions devrait-on dire tellement son activité embrassait de multiples domaines) et l'écriture difficile du premier acte de son troisième opéra, Jenufa, se lança dans la composition d'une nouvelle oeuvre, Amarus.

La logique eut voulu qu'il se concentrât sur son opéra qui l'habitait douloureusement. Douloureusement parce que la gestation était difficile. Combien de pages déjà écrites jetées à la poubelle parce qu'insatisfaisantes ? Janáček se trouvait dans une période cruciale, celle où son propre génie se construisait. Les moments de doute et d'interrogations, voire de désespoir alternaient avec les moments de joie, de réussite.

Mais la logique, du moins celle du commun des mortels, ne faisait pas partie de la conception de la vie de Janáček. Son caractère enthousiaste, la force de vie qui bouillonnait en lui lui donnaient une vision différente de celle de la plupart de ses contemporains. Il jetait toutes ses forces dans la création, dans la pédagogie, dans la direction de choeurs et d'orchestre, dans la recherche, dans la collecte de musique populaire. Ainsi, hors des dogmes, il puisait dans sa vie, dans la vie qui l'entourait sous ses formes multiples, la matière et la forme de son expression musicale.

Les dernières années du siècle furent des années déterminantes parce qu'au cours de ces années, le compositeur se forgeait son langage personnel qui s'épanouira dans Jenufa, mais que quelques autres oeuvres laissèrent percevoir, Otce Nas en 1901 et cette cantate Amarus, quatre ans auparavant, en 1897.

J'ai déjà écrit que Janáček possédait une forte expérience dans la composition chorale et que la composition de Sarka, premier opéra des années 1887 et 1888, de Commencement d'un roman, deuxième opéra rédigé en pleine période de collecte de musique populaire, malgré des manques, représentait une autre expérience, profitable à la lente gestation de Jenufa. Tout aussi profitable à sa maîtrise musicale dont Jenufa symbolise l'illustration, la composition d'Amarus répondit peut-être aussi à un moment psychologique où Janáček voulut faire un examen sur son passé d'être humain et de musicien.

En effet, et tous les biographes et musicologues l'ont souligné, le thème et le texte d'Amarus présente des ressemblances avec certains aspects de la vie du compositeur morave. Ce poème de son contemporain Jaroslav Vrchlicky (1853 - 1912) raconte la vie et la mort d'un moine, enfant abandonné, élevé dans la solitude, vivant dans la solitude, mourant sans avoir connu ni l'amour maternel ni l'amour conjugal. Leoš vécut dès onze ans au couvent des Augustins, à Brno, séparé de ses parents, donc de sa mère, de sa fratrie, une vie solitaire, rude, dure, sans affection autre que l'intérêt bienveillant de Pavel Křížkovský. Il se retrouvait des affinités dans le personnage d'Amarus. Si l'amour conjugal l'avait bien habité un temps, pendant les fiançailles avec Zdenka et au cours des toutes premières semaines de son mariage, l'amour ensuite s'était enfui. En ces années 1890, lui restait l'amour filial envers Olga, après le décès de son fils Vladimir. Et l'amertume qui caractèrise le héros d'Amarus, Leoš la partageait avec ce moine solitaire. Certes, Léos occupait une position sociale que l'on pourrait qualifier de confortable, certes, ses séjours à Hukvaldy lui apportaient de grandes satisfactions, la compagnie des membre du Petit cercle sous l'acacia, les collectes de musiques populaires lui amenaient des joies intenses et des rencontre enrichissantes, mais le succès de son oeuvre musicale ne dépassait pas la ville de Brno et ses environs immédiats. Il restait un pédagogue et son seul titre de gloire musical résidait dans une reconnaisance de ses talents folkloristes. Et nombre de ses compositions attendaient dans ses cartons.

De même, du point de vue musical, Amarus intervint comme une étape essentielle du développement du langage de Janáček qui aboutira à Jenufa et s'amplifiera beaucoup plus tard dans ses autres opéras, Kata Kabanova, La petite renarde rusée et d'autres oeuvres orchestrales et de musique de chambre. Sans doute, il lui fallait vérifier que son intuition était juste. Cette vérification pouvait s'éxercer dans une oeuvre de dimensions modestes où la scénographie était bannie, mais dans laquelle cependant la masse chorale équilibrerait les interventions solistes réservées dans leur grande majorité à la voix de ténor, symbolisant la voix du moine Amarus. Et l'orchestre ?

Le nombre d'oeuvres orchestrales composées jusqu'en 1897 était relativement restreint. Et encore plus restreint le nombre de ces oeuvres orchestrales créées par un orchestre symphonique. En effet, le compositeur n'avait entendu dans une salle de concert ni Sarka, son premier opéra, ni la Suite opus 3 pour orchestre, ni les Danses de Lachie (Valasské Laské), ses toutes premièress productions orchestrales. Seuls avaient été joués le ballet Rákos Rákoczy, en 1891, à Prague, et Commencement d'un roman, son deuxième opéra, à Brno, en 1894, sous sa direction.

Avant d'aller plus loin, signalons que ce poème Amarus inspira également Josef Bohuslav Foerster, mais je n'ai pu trouver ni la date de composition de cette oeuvre, ni les circonstances de sa conception. Il est curieux de remarquer que ces deux compositeurs contemporains, Janáček et Foerster, ont puisé aux mêmes sources, ce poème de Vrchlicky et la production théâtrale de Gabrielle Preissova, avec Jeji Pastorkyna (Jenufa) pour l'un et Gazdina Roba (opéra Eva en 1897) pour l'autre. Nous connaissons très mal ces deux auteurs en France, mais ils ont tenu, surtout Jaroslav Vrchlicky, exact contemporain des deux compositeurs, une place centrale dans la littérature des pays tchèques.

Pour tenter de réussir l'équilibre entre les voix solistes, le choeur, l'orchestre, Janáček choisit donc Amarus.

Mener plusieurs oeuvres à la fois, cela ne le rebutait pas puisque dans son existence quotidienne il menait effectivement plusieurs tâches de front. Même si la méconnaissance d'éventuels documents m'empêche de l'affirmer, il paraît assez probable que Janáček n'abandonna pas Jenufa pendant la composition d'Amarus. Il paraît également assez probable que l'état d'avancement d'Amarus influença, se répercuta sur l'avancée de Jenufa. Et sans doute réciproquement.

Amarus raconte la vie triste, pleine d'amertume, sans amour d'un moine, enfermé dans un couvent dès l'enfance. Un enfant du péché, abandonné par sa mère. Un jour, ce moine s'adresse à Dieu. Il demande de connaître le jour de sa mère. Une réponse sybilline lui parvient :"Tu mourras la nuit au cours de laquelle tu oublieras de remettre de l'huile dans la lampe devant l'autel." La vie continua de s'écouler, toujours aussi morne, toujours dans la solitude et la tristesse. Un jour, à l'intérieur de l'église, il vit deux amants. L'image du bonheur, l'illustration de l'amour. Il les suivit dans le cimetière attenant à l'église et, captivé par la vision de l'amour vivant, oublia de remettre de l'huile dans la lampe. Le lendemain matin, les moines le découvrirent mort sur la tombe de sa mère.

Cette cantate, Janáček la découpa en cinq parties :

  • une courte introduction,
  • la demande du moine et la réponse divine,
  • les amants,
  • la mort d'Amarus,
  • un épilogue.
  • Le ténor qui raconte cette triste histoire tient un rôle prééminent, le choeur se contentant de répéter certaines phrases du ténor, sauf à la fin de la troisième partie et dans la quatrième partie où il intervient dans le récit. C'est également le choeur qui clot l'oeuvre. Une soprano traduit la réponse divine par une brève intervention dans la deuxième partie.

    Examinons maintenant les traces de ces avancées, les manifestations de cette langue musicale nouvelle, les signes évidents de l'évolution d'un style par quelques exemples.

    Tout d'abord, ce que l'on pourrait considérer comme l'ouverture de l'oeuvre, une courte pièce orchestrale de 2 minutes et trente secondes seulement. D'emblée, Janáček tourne le dos à la tradition compositionnelle. En effet, pendant une vingtaine de secondes, les bois exécutent un doux balancement sur un tapis de cordes, laissant la place à un motif de huit notes (toujours la briéveté) tenu par les cors, soutenus par les cordes. Ce motif est répété tel quel deux fois. Une transposition, une quarte plus aiguë, de ce motif est joué deux fois encore. Une nouvelle transposition dans l'aigu avec l'irruption de trompettes intervenant comme des instruments à percussion. Soit six fois le même motif mélodique. A quoi succède une courte transition avec le violon solo, mais on entend plus assourdi encore deux fois le motif de départ, puis ce même motif est repris de nouveau six fois, jusqu'à ce qu'un roulement de timbales signifie la fin de l'ouverture. Alors, le ténor intervient pour situer le drame. Le motif initial sert de soutien mélodique au chant du ténor.

    Dans cette brève pièce orchestrale, Janáček nous place dans le tragique, nous l'assénant au moyen des répétitions de ce motif. C'est la force expressive de ce motif qui l'emporte chez l'auditeur. Ces reprises jouent un rôle envoûtant, symbolisant la marche implacable du destin accablant son héros, mais signant tout autant la naissance du langage orchestral que du langage musical d'un auteur original.

    Prenons un autre exemple dans la quatrième partie, la mort d'Amarus. Après une introduction orchestrale extrêmement courte (à peine dix secondes) le ténor entame sa déclamation au moyen d'une ample mélodie et non de petites cellules mélodiques juxtaposées, avec un procédé de chant utilisé par deux fois, un saut dans l'aigu, sur le mot ustavicné (qu'on pourrait traduire par "immobile"), pour mieux souligner ce saisissement qui prend Amarus. Ce même procédé se retrouve à la fin de la strophe du ténor sur le mot Amarovi. Ce procédé, Janáček l'utilisa dans Jenufa, dès le premier acte (la première intervention de Kostelnicka dans la scène 5). Comme je l'ai écrit plus haut, cette similitude me renforce dans l'idée qu'Amarus et Jenufa se sont nourris l'un et l'autre, même si les documents écrits de Janáček semblent manquer pour assurer l'existence de cette osmose musicale. On peut aussi remarquer l'utilisation de la flûte pour personnaliser l'oiseau, utilisation attendue, classique employée par beaucoup de compositeurs, mais tout de suite après, le thème passe, de manière moins attendue, au violon solo dans l'extrême aigu. Remarquons encore des cordes très percussives, avec des traits d'archet renforçant le dramatisme de la situation.

    Le basson sur plusieurs notes rapides rythme l'intervention du choeur avec une phrase mélodique répétée deux fois, un choeur très doux, très recueilli, où l'oiseau-violon plane, et lorsque le chant s'arrête, les instruments de l'orchestre terminent cette partie dans la douceur. Si cette scène, par ce qu'elle raconte, s'inscrit dans le drame, jamais Janáček ne la souligne, ne la transforme dans un dramatisme exacerbé, bien au contraire, il laisse le drame s'imposer de lui-même, par la musique, sans forcer le trait. Par sa musique, Janáček signifie qu'Amarus a lui aussi sinon trouvé le bonheur, du moins échappé à sa condition misérable. Rajoutons encore que cette brève pièce est d'une grande beauté expressive et musicale.

    Autre procédé que l'on retrouve plusieurs fois dans Jenufa : non seulement la répétition d'un motif mélodique, mais la répétition d'un même membre de texte. Faut-il y voir une réminiscence des procédés rencontrés dans la musique populaire morave ? Ainsi le choeur, à la fin de la troisième partie, explique qu'Amarus n'a pas connu sa mère. Le cri déchirant des trompettes exprime de manière musicale ce tourment. Le ténor répéte les deux dernières lignes du texte que le choeur avait chanté juste avant.

    Dans le court épilogue, uniquement confié au choeur (se contentant de répéter "On l'appelait Amarus !") et à l'orchestre, on trouve la confirmation de ce que l'on entendait dans la partie précédente. Pas de glas, pas de marche d'aspect funèbre, mais plutôt la manifestation d'un optimisme de Janáček. D'autres auraient composé un requiem. Janáček, non. Après les épreuves, après la tristesse, après la solitude, il existe des moments où l'être humain se surprend, se sublime peut-être, même dans le drame. La musique s'exprime de très belle façon avec cloches, cuivres qui laissent entrevoir ce qui sera développé près de trente ans plus tard dans la Messe glagolitique. Une sorte d'hymne à son personnage d'Amarus, héros "négatif" si l'on retient l'essentiel de sa vie, mais néanmoins digne par sa découverte tardive de l'existence de l'amour humain. Le célesta, tout à la fin, par ses notes cristallines, souligne le caractère de pureté et d'innocence qui l'anime.

    La maîtrise chorale dont fait preuve Janáček dans cette oeuvre n'est pas pour nous surprendre. Le plus étonnant, c'est la maîtrise orchestrale qu'il atteint ici, alors que son expérience est encore bien mince dans ce domaine. L'ensemble de cette belle oeuvre préfigure bien l'exceptionnel niveau musical et émotionnel de Jenufa.

    Cette très belle cantate, Janáček la dirigea, trois ans après son écriture, à la tête d'un orchestre amateur dans la ville de Kromeřiz le 2 décembre 1900, en présence de Ferdinand Vach alors professeur de chant dans cette ville (à une soixantaine de kilomètres de Brno). Ce même Ferdinand Vach en donna une bien meilleure interprétation, en 1915, à Brno avec son Choeur des instituteurs moraves.

    Ce choeur jouera un grand rôle dans l'exécution des oeuvres chorales plus tardives du compositeur morave, tant dans les pays tchèques qu'à l'étranger. Bien avant les années 1920 qui verront les créations de Jenufa, dans les opéras de nombreuses villes en Allemagne, puis dans l'ensemble des autres pays d'Europe, le Choeur des instituteurs moraves jouera le rôle de commis-voyageur musical en interprétant certains choeurs de Janáček, les faisant découvrir au public européen.

    Olga, la fille de Leoš, assista-t-elle au concert de Kromeřiz ? Pourquoi pas et ne profita-t-elle pas de sa présence pour inviter son amie Marie, fille de Marie Jandova, membre éminent du Petit cercle sous l'acacia d'Huvaldy ? Je n'ai pas trouvé de document attestant la présence d'Olga à cette première exécution publique. Je ne peux emettre qu'une hypothèse. Comme on le sait, les liens tant sentimentaux que musicaux attachaient étroitement la fille et le père. Il est donc permis de penser que la présence d'Olga à Kromeřiz est plausible. Dans l'attente d'un document apportant une preuve...

    J. Colomb, janvier 2004

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