Collectes de musique populaire

Collectes 1888-1892 Moravska lidova poesie v pisni Lidová nokturna Autres musiques populaires

Si Janáček avait emmené sa toute jeune épouse sur les lieux de son enfance à Hukvaldy à l'occasion de leur voyage de noces à l'été 1881, son travail d'enseignant, de chef de choeur, de créateur de l'école d'orgue avait absorbé tout son temps plusieurs années de suite à Brno ou dans les environs immédiats.

Les années 1875-1880 avaient vu des créations musicales que l'on peut considérer plus comme devoirs d'école, essais qu'oeuvre personnelle. Les leçons du passé collaient sur le musicien même s'il voulait s'en débarrasser. Mais pour faire quoi ? S'il savait ce qu'il ne désirait pas, trouver la réponse positive apparaissait difficile.

La crise personnelle qu'il traversait avec Zdenka quelques mois après leur mariage ne facilitait pas non plus la solution. Il cherchait du côté de son aîné respecté et ami Antonín Dvořák. Mais marcher sur les brisées d'un confrère, si prestigieux, si respecté soit-il, ne pouvait pas le satisfaire.

La clé de cette recherche lui fut fournie d'une part par une rupture et d'autre part l'approfondissement d'une relation et d'une réflexion. La chorale de la Beseda brnenska, à laquelle il consacra une partie de son temps de chef de choeurs, traversa une crise au printemps 1888. Leoš s'en éloigna, libérant ainsi du temps et de l'énergie pour d'autres tâches. D'autre part, Janáček se trouvait sollicité par un de ses collègues du lycée du vieux Brno, František Bartoš, collectionneur de musique populaire morave qui, non musicien, trouvait des limites à ses investigations. Il ne fut pas trop difficile, semble-t-il, pour Barto? de convaincre Leoš à s'associer à ses travaux. D'autant plus que, volontairement, il s'était déjà intéressé à la musique populaire lors des différents séjours chez son oncle et tuteur, Jan Janáček, en 1869 à Blazice, l'année suivante à Vnovory où il revint en 1875 explorant le pays Slovacko (la Moravie slovaque), s''intéressant à sa musique ainsi qu'à ses coutumes et aux costumes traditionnels. Cinq ans plus tard au cours d'une nouvelle visite à son oncle, il ne manqua pas d'approfondir sa connaissance de la musique de ce pays Slovacko qui le captivait de plus en plus. La musique populaire de Moravie pour laquelle Pavel Krizkovsky, au temps des études au couvent des Augustins, avait déjà attiré son attention, touchait Leoš à plus d'un titre. Quelques années avant ses premières collectes, il donnait déjà une conférence sur le chant populaire dans le cadre du Cercle des Lecteurs de Brno, le 30 janvier 1882, s'appuyant sur ses connnaissances initiales acquises sur le terrain et très certainement aussi sur les travaux des premiers "folkloristes" moraves, dont František Susil.

Frantisek Bartos
František Bartoš

Où collecter ? La réponse vint naturellement. À Hukvaldy. Se replonger dans ses souvenirs, retrouver ses amis d'enfance, retrouver les traces de ses parents, de leurs amis, tout cela ravit Janáček.

Ainsi, en 1888, Leoš revint à Hukvaldy. Sa première collecte eut lieu très probablement dans son village, mais il se rendit bientôt dans les villages voisins. Leoš ne se contenta pas seulement de recueillir les paroles des couplets des différents chants qu'il entendait, mais bien évidemment, la notation musicale fut scrupuleusement notée, y compris les variantes quand ses interlocuteurs les lui révélaient.

Au cours d'une randonnée en pays Lassko, trois ans auparavant, dans la vallée de l'Ondrejnice - ruisseau arrosant également son village natal - à l'auberge U Harabisa, il rencontra la domestique de cette auberge, elle-même musicienne, qui connaissait bien les danses de la région. Zofka Havlova chanta et joua sur son accordéon plusieurs danses qui fournirent la matière à la première oeuvre folklorique de Janáček. A quelques encablures de là, autour du village de Kozlovice, il nota la musique de plusieurs danses populaires (trojak, kyjovy, pozehnany, dymak, etc...) qu'il utilisa quelques années plus tard dans ses Danses nationales de Moravie pour piano. Toujours dans le pays Lassko, en tournant autour d'Hukvaldy, son village natal, sans y pénétrer semble-t-il, il fit la connaissance d'un chanteur du village de Mnisi, Josef Krystek qui interpréta pour lui son répertoire de chants populaires. Ces mélodies, Leoš les écouta attentivement, les nota soigneusement. A cette époque, se doutait-il que cette première collecte déboucherait sur de nouvelles collectes beaucoup plus amples et plus décisives sur son orientation musicale ? Ce butinage résultait de circonstances heureuses, mais aussi d'un intérêt grandissant pour tout ce qui touchait à la musique populaire de la Moravie. Au début de l'été, il avait pris connaissance d'une autre illustration d'une tradition musicale populaire dans les pays tchèques, l'ensemble de cuivres, en recevant à Brno l'orchestre de František Kmoch (1) de Kolin en Bohème. Kmoch (1848 - 1912), membre du Sokol local, composait lui-même nombre de marches et polkas (environ 500) pour son ensemble de cuivres et créa aussi une école de musique dans sa ville. La notoriété de Kmoch et de son orchestre dépassa rapidement les limites des pays tchèques puisqu' il entreprit une tournée avec ses musiciens qui les mena aux quatre coins de l'Empire austro-hongrois, de Budapest à Cracovie en passant par Vienne. Il fut même applaudi en Russie au cours d'un autre mémorable périple de trois mois. Avec le recul du temps, sa stature fait de lui le véritable créateur d'une musique tchèque pour cuivres, s'inspirant de thèmes authentiquement populaires de la culture des pays tchèques et d'une longue tradition remontant au 18e siècle, une musique qui affirmait son caractère face à la musique militaire autrichienne. On peut mettre en paralléle la carrière de Leoš Janáček et František Kmoch à ce moment précis de leur vie, tous deux en même temps enseignants, chefs d'orchestre et compositeurs ainsi que membres du mouvement Sokol. Leoš ne pouvait qu'être sensible à la musique de son compatriote et aux paroles de certaines de ses chansons, comme celles-ci : "Ils peuvent nous enfermer, ils peuvent nous enchaîner, nous saurons faire respecter nos droits."

Frantisek Kmoch
František Kmoch de Kolin, chef d'orchestre, compositeur et enseignant.

Revenons à l'été 1888. Marie Jungova, membre de la famille Jung, et un peu plus tard du Petit Cercle sous l'Acacia, lui fit connaître, dès cet été 1888, à Petrvald, des joueurs de cymbalum qui interprétèrent pour lui d'autres danses, et parfois, plusieurs versions d'une même danse.

En reconnaissance, il lui offrit la dédicace des Danses de Valachie (Valasské tance) et l'amitié qui naquit entre eux laissa augurer de futures moissons musicales excitantes.

Cette collecte estivale se révéla particulièrement riche pour une première, riche en variété, chants et danses, riche en genre de chansons, riche en quantité, riche aussi en ce qu'elle révélait les réserves de musique populaire qu'une aire géographique si délimitée pouvait receler.

Cette première collecte allait irriguer plusieurs oeuvres postérieures de Janáček. Cette époque marqua le début d'une création originale. Elle commença certes bien modestement : d'abord harmonisation ou transcription pour le piano ou orchestration de certaines pièces recueillies. La fidélité à la musique populaire prima tout d'abord, mais la moisson s'amplifiant, les modèles musicaux devenant plus nombreux, des formes musicales, des styles finirent par se dégager de l'imposante masse de la collecte. Janáček, avec les recherches sur la musique du langage parlé qu'il menait parallèlement dans la famille Sládek, se forgea lentement son propre langage musical à la croisée de tous ces types musicaux et de son désir profond de dépassement d'un langage traditionnel. Nous verrons un peu plus tard à quel moment l'éclosion se manifestera.

Arrêtons-nous provisoirement en 1892, soit quatre ans après les premières collectes. La production musicale de Janáček est entièrement occupée par la musique populaire avec comme pièces centrales les Danses de Lachie, composées en 1889 (la Lachie ou la Valachie, c'est ainsi qu'est dénommée - francisée - la région d'Hukvaldy). Il s'agit d'une suite de six danses orchestrées par Leoš (Ancienne danse n. 1, Danse sacrée, Danse du forgeron, Ancienne danse n. 2, Danse de Celadna, Danse de la scie). Une partie de ces matériaux se retrouve en 1891 dans le ballet Rákos Rákoczy. Une autre partie (deux danses) composera les Danses moraves pour piano apparaissant plus tard, en 1904, tandis que deux autres formeront l'ossature des deux derniers mouvements de la Suite pour orchestre, numérotée op 3 par Janáček en 1891. Parallèlement, des chants et danses du pays hanaque, situé plus à l'ouest, autour de la ville d'Olomouc, composent les Danses hanaques pour orchestre de 1889, dont cinq rejoignent d'autres danses pour former les Danses moraves, toujours pour orchestre, en 1890 et toutes se retrouvent dans Rákos Rákoczy.

Danses de Lachie
Page de couverture de la partition des Danses de Lachie

Ainsi, pendant ces cinq années, de 1888 à 1892, Janáček s'est consacré exclusivement à la collecte de musique populaire de son pays morave avec des incursions en Slovaquie voisine. Pendant ces cinq années, il a harmonisé des chants, adapté des danses au piano, orchestré de nombreuses danses qu'il a redistribuées soit dans les Danses de Lachie, soit dans les Danses moraves, soit dans les Danses hanaques, soit dans Rákos Rákoczy, soit dans la Suite opus 3. Il est vraisemblable que, tombé sous le charme de ces musiques, il ait décidé de les faire connaître en toute circonstance. Le bouillant Leoš saisit n'importe quelle occasion, concert de charité, inauguration, proposition de soirée, commande pour glisser une ou plusieurs danses dans l'une ou l'autre de ses compositions. La plupart resteront dans des albums édités en tant que musique populaire et il faudra attendre que des musicologues, trente ans après la mort de Leoš, les redécouvrent pour qu'enfin un éditeur s'intéresse à ces compositions (la Suite, op 3 en 1958 de même que les cinq Danses moraves pour orchestre). Seules, les Danses de Lachie (tantôt appelées Lasske tance, tantôt Valasské tance) furent éditées et dédiées à Marie Jungova qui avait conduit Leoš à la recontre des musiciens populaires qu'elle connaissait déjà, à Hukvaldy ou à Petrvald. Et encore, l'édition de ces danses eut-elle lieu grâce à la générosité de son mari qui en finança l'impression !

La collaboration avec Bartoš, bientôt relayée par le renfort d'autres folkloristes moraves ou slovaques aboutit dès 1890 à la publication d'un Bouquet de chants populaires moraves en 1890 (174 chants pour voix soliste sans accompagnement), un peu plus tard en 1899, de Chants populaires moraves nouvellement collectés qui réuniront pas moins de 2 057 chants publiés en 2 volumes - 1899 et 1901.

Cette publication illustre le deuxième métier de Janáček : le collecteur, le musicologue. Quinze ans avant Bartók et Kodály dans la Hongrie voisine, Leoš a déjà commencé le collectage et a déjà engrangé, décortiqué, classé, analysé une masse extrêmement importante de chants et danses populaires.

La société chorale Vesna (chœur féminin) donnait régulièrement des concerts à Brno. Janáček que rien n'indifférait en matière musicale entra en contact avec Lucie Bakesova, rencontre qui fut facilitée par Bartoš. Lucie Bakesova, elle aussi, intéressée par la musique morave, révéla des danses moraves, appelées Kralovnicky, Petites reines (cliquer pour écouter). Il s'agit de danses rituelles, d'origine païenne, exécutées lors du solstice d'été où, de maison en maison, chants et danses donnaient aux habitants l'occasion d'offrir symboliquement une obole au soleil. La troupe comprenait parmi ses membres deux danseuses représentant le roi et la reine. Janáček se passionna pour cette musique. Il aurait voulu l'intégrer dans un ballet avec intrigue (scénario), mais, comme aucun librettiste ne répondit à ses offres, ce projet se réduisit à une suite de onze chants accompagnés au piano. Janáček sut transcrire la fraîcheur, la naïveté, l'innocence de ces chants, leur rythme primitif, tout en parant parfois l'accompagnement de piano du timbre du cymbalum (1er). A une mélodie ample accompagnant le vol du faucon (2e), succède le trépignement du piano et du rythme de la chanson dans la 3ème, alors qu'on entend un rythme de comptine dans le n. 5, que la petite reine est fêtée gaiement dans le n. 9 et que des répétitions de courtes cellules mélodiques au piano (n. 11) préfigurent l'un des caractères des pièces pianistiques ultérieures. Ces courtes pièces - la plus longue ne dépasse pas 2 minutes, les autres avoisinant 45 secondes - possèdent un charme mélodique et rythmique très particulier dont les voix d'enfants rendent bien l'étrangeté et la naïveté. Un bain de jouvence que cette musique-là !

Janáček retrouvera beaucoup plus tard cette veine enfantine dans Rikadla (1927).

Début d'un roman (Pocatek romanu) deuxième opéra après Sárka (1887) baigne dans les récoltes musicales de Janáček dans ces années 1888-1892. En 1891, à quelques semaines d'intervalles, Janáček écrit un opéra en un acte, d'après une nouvelle de Gabriella Preissova. Leoš, en pleine vague de collectage, semble avoir voulu promouvoir les trésors de la musique populaire qu'il amassait durant cette période. Mais il s'est laissé aveugler par cette musique, sans se rendre compte que les personnages de son opéra ressemblaient plutôt à ceux d'une opérette qu'aux caractères bien trempés des personnages réels de la Moravie. Des thèmes musicaux de cet opéra ont atterri dans les deux premiers mouvements de la Suite opus 3 dont il a déjà été question. Cet opéra fut représenté à Brno en 1894.

Zelené sem sela (J'ai semé l'herbe), danse morave, collectée pendant ces mêmes années, mérite un examen particulier. En effet, on retrouve ce même thème, adapté pour piano seul dans El Danaj, première pièce des trois Danses moraves pour piano, publiée en deux temps en 1892 et en 1904. Ce thème migre dans l'une des pièces d'un ensemble intitulé Narodni Tance na Moravé, (Danses nationales de Moravie) avec paroles pour chœur accompagné par l'orchestre. Mais fait plus intéressant, ce même thème viendra rythmer la danse paysanne qui suit l'épisode du recrutement - scène 5, acte 1 - de l'opéra Jenufa de 1904. À noter que cette danse avec des variantes existe toujours actuellement et que des ensembles de musiciens populaire, tel l'ensemble Hradistan, continuent de l'interpréter.

Après le temps du refus des modèles académiques des années d'études, après le temps des recherches (les années 1880), vint le temps des trouvailles appuyées sur les richesses rythmiques, mélodiques et harmoniques de la musique populaire (les années 1888 - 1892). Il restait à Janáček à digérer, à intégrer toutes ces richesses pour se constituer son style personnel.

Rákos Rákoczy, représenté au Théâtre Na Veveri à Brno en 1891, puis à Prague la même année, le nom de Janáček commença à apparaître sur les affiches et les programmes des théâtres de la province tchèque. Un début de notoriété se fit jour en dehors du seul centre de Brno durant ces années, mais reposa sur un malentendu. Janáček fut perçu comme un folkloriste intéressant, un bon spécialiste de la musique populaire, mais rien d'autre.

N'oublions pas que Janáček continuait à donner des cours, à diriger des chorales, à animer des sociétés musicales. Quelle énergie, quelle puissance de travail !

Peut-on se poser la question : pourquoi Janáček s'est-il intéressé au folklore de sa province, la Moravie ? Quelques éléments de réponse.

Janáček n'appartient ni à la noblesse, ni à la bourgeoisie. Sa culture est autre. Ses grands-parents, ses parents, ne relèvent certes pas de la paysannerie, mais la condition sociale des instituteurs du milieu du 19ème siècle n'est guère élevée et les rapports qu'ils tirent de leur profession très aléatoires. Janáček possédait une conscience aiguë de son appartenance à cette catégorie sociale, il était fier de cette filiation. Ses ancêtres pratiquaient leur profession dans des villages, à l'écart des modes de la ville, à l'écart des influences étrangères, en particulier à l'écart de la présence permanente des occupants.

Par sa position sociale, il revendiquait son héritage culturel. Tout naturellement, il ne considérait pas cette culture inférieure à celle de la ville. Sa grande curiosité, son appétit de savoir lui permettait l'écoute de toute musique et notamment celle du peuple des campagnes. En tant que musicien en recherche d'une voie personnelle, un moyen d'échapper aux modèles académiques lui apparut dans cette richesse mélodique, cette variété rythmique, cette authenticité, ces paroles de vérité, cette musique sans apprêt, tous ces traits caractéristiques que revêtaient les chants et les danses moraves.

Si Janáček a collecté de la musique morave, la musique de sa patrie, remarquons qu'il s'est cantonné presque exclusivement à sa région natale et que quelques incursions seulement ont été effectuées en Slovaquie. Janáček possédait une âme patriotique, nationaliste et dans son combat culturel ou politique au sens large contre l'usurpateur autrichien, l'une de ses armes semble bien la recherche de la résurgence des valeurs permanentes du peuple morave à travers sa musique. Il n'idéalise pas la culture de son peuple, comme les romantiques allemands ont eu tendance à le faire, il ne cède pas au mythe du bon sauvage, il essaie simplement de regarder, d'ausculter son voisin avec sympathie : enfant, homme ou femme simple qu'une culture urbaine n'a pas éloigné des gestes naturels. Il ne joue jamais au monsieur de la ville s'attendrissant sur des scènes pastorales. Pendant son enfance, il a observé le cycle de la nature en accompagnant son père dans ses soins aux abeilles, dans ses escapades au château d'Hukvaldy, observant la luxuriance des racines des arbres. Adulte, il gardera le même regard direct face à la nature, s'émerveillant des chants d'oiseaux, observant les animaux forestiers, guettant leurs manifestations, goûtant la splendeur d'un coucher de soleil, s'enivrant de l'odeur de la terre après la pluie, appréciant le goût des fruits sur l'arbre. Pour un homme dont l'activité professionnelle et artistique se déroulait à la ville (Brno), Hukvaldy représentait une source pure à laquelle il n'hésitait pas à s'abreuver goulûment.

Joseph Colomb, janvier 2005

Notes

(1) Curieuse et heureuse coïncidence, Renata Daumas qui traduit nombre de textes tchèques pour le site, se trouve être la descendante de ce musicien populaire !

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