Sárka

Sárka, Amazone slave, tient une place privilégiée dans la mythologie des pays tchèques, au même titre que Libuše, héroïne immortalisée par Smetana dans son opéra du même nom. Cette légende, tous les Tchèques, tous les Moraves la connaissent, tous s'y réfèrent pour fonder leur identité culturelle, linguistique, politique. Évidemment, les mythes nationaux ne s'exportent qu'au moment des rencontres entre les peuples - rarement pacifiques dans l'Histoire. Si nous, Français, connaissons et apprécions des légendes non-hexagonales, par exemple, la mythologie scandinave, nous le devons à ceux que nos livres d'histoire ont appelé à tort Normands alors qu'il s'agissait des Vikings. Ne parlons pas des héros de la mythologie grecque ou latine qui imprègnent notre civilisation depuis des siècles. Par contre, les rencontres avec les peuples d'Europe Centrale n'ont pas été assez fréquentes et n'ont pas duré assez longtemps pour que nous connaissions leurs légendes et que nous les goûtions. Rappelons encore que ces légendes ont contribué à forger plus l'identité des peuples que l'existence trop éphémère des nations moraves et tchèques. D'autant plus que ces pays tchèques ont connu des mouvements migratoires de diverses populations telles les Allemands et les Polonais, chacune amenant ses propres légendes qui se propagèrent insensiblement dans l'ensemble de la population.

Voici donc résumée la légende de Sárka :

La princesse Libuše, douée de dons divinatoires, en épousant le laboureur Přemysl, fondit au VIIème siècle la dynastie des Přemyslides qui régna sur le royaume de Bohème jusqu'au tout début du XIVème siècle. À sa mort, le roi Přemysl se trouva face à une révolte des femmes courroucées d'avoir été évincées par les hommes. Vlasta commandaient ces guerrières, secondée par Sárka. Ctirad, un jeune noble vint se mettre au service du roi s'engageant à combattre les Amazones. Sárka, par un stratagème attira Ctirad à elle : elle se fit attacher à un chêne alors que ses guerrières dissimulées dans la forêt attendaient le signal convenu pour intervenir. Ctirad détacha Sárka. Tous deux se déclarèrent leur amour. Mais, Sárka, fidèle à son camp, sonna le signal. Les Amazones accoururent et exécutèrent Ctirad. Cependant, Sárka, prise de remords, se donna la mort. Les amoureux n'étaient plus séparés.

En 1887, Leoš Janáček est avant tout connu à Brno, son lieu de résidence, par son activité professionnelle à l'École d'orgue, au lycée du Vieux Brno, par son activité de chef de chœur à la société chorale Beseda, par son activité de chef d'orchestre ainsi que par sa plume.

Certes, quelques-unes de ses compositions furent bien exécutées, la plupart du temps sous sa direction, à partir de 1875 dont deux chœurs récents en 1886. Janáček composait essentiellement pour la voix (chœurs en majorité), des pièces pour orgue, quelques pièces pour le piano et deux œuvres seulement pour orchestre limité aux seules cordes (Suite et Idylle). Rien ne laissait supposer qu'il allait s'attaquer à un genre majeur, l'opéra.

Pourquoi Leoš Janáček se mit-il en tête de composer un opéra en 1887 ? Quoi de mieux en effet pour asseoir la renommée d'un compositeur, pour lui assurer une reconnaissance du public, des critiques, des élites musicales et intellectuelles des pays tchèques que d'écrire un opéra ?

En 1881, le Théâtre National (tchèque) venait d'ouvrir ses portes à Prague. Un incendie le détruisit au cours de l'été. Tout était à refaire. La volonté d'une émancipation culturelle disparaissait-elle dans l'incendie ? Non, les Tchèques répondirent à une nouvelle souscription et le théâtre reconstruit rapidement inaugura une ère nouvelle pour la musique des pays tchèques le 18 novembre 1883. Janáček suivit ces événements avec l'intérêt que l'on peut imaginer.

D'autant plus qu'un théâtre venait d'être créé à Brno à la fin de l'année 1884 et que cette salle, dotée d'un orchestre permanent, accueillit des opéras composés par des musiciens tchèques à côté des opéras du répertoire international. Janáček, avec son tempérament bouillonnant, s'enthousiasma pour cette nouveauté culturelle morave dans sa ville. Dans la revue Hudebni listy, il rédigea très consciencieusement des comptes-rendus des représentations auxquelles il assistait régulièrement. Dans cette tache, Janáček assurait sa part de pédagogue auprès de ses compatriotes, les initiant à l'opéra - en même temps que lui-même se forgeait son jugement sur ce genre musical.

Quant à son inexpérience de la composition opératique, la fréquentation du théâtre de Brno, la réflexion et l'étude des œuvres qu'il écoutait la compensèrent. Mais il lui fallait trouver un sujet qui correspondrait à ses aspirations de musicien nationaliste. En 1885, il annota le roman de Chateaubriand "le dernier des Abencérages". La thématique lui parut correspondre à ses désirs, mais la situation trop lointaine le fit renoncer. Morave jusqu'à l'extrémité de ses cheveux, pouvait-il se commettre avec une œuvre dont l'intrigue se déroulait en Espagne ? Trop exotique ! Écrivit-il quelques notes de musique ? Nous n'en savons rien.

En janvier et février 1887, dans la revue Ceska Thalia, l'écrivain et poète symboliste tchèque Julius Zeyer (contemporain de Dvořák) fit paraître Sárka, une légende de la mythologie tchèque. Tout ce qui pouvait l'éloigner de la pesante influence autrichienne intéressait Janáček. Ce drame le captiva tout de suite. Peut-être hésita-t-il quelques instants puisque cette légende avait déjà été illustrée, et avec quel éclat, par Bedřich Smetana, le père de la musique tchèque moderne. Cependant le compositeur de la Fiancée vendue avait écrit, non pas un opéra, mais un poème symphonique qu'il inclut dans son cycle Má vlast (Ma patrie) aux côtés de Vyšehrad, Vltava, Tábor, etc.

Il parait probable que Zeyer ait écrit ce drame Sárka comme un livret à l'intention d'Antonín Dvořák. Celui-ci ne l'utilisa pas, pris par d'autres travaux. Ainsi, Zeyer livra-t-il au public sa nouvelle œuvre.

Nous savons que Leoš Janáček était prompt à s'enthousiasmer pour un sujet qui rejoignait ses préoccupations culturelles, musicales, politiques. Il se lança dans la composition de cet opéra. En quatre mois de travail intense, il réalisa son rêve. Au début de l'été, il boucla la composition des trois actes avec, dans un premier temps, un accompagnement de piano. Conscient très certainement de ses limites et des imperfections de sa réalisation, il expédia ses travaux à une voix autorisée qui plus est amicale, Antonín Dvořák. Celui-ci le convia à Prague afin de discuter avec lui des mérites et des insuffisances de son ouvrage. Encouragé par les avis de son ami qu'il admirait, Janáček se remit au travail. Pourtant, Zeyer à qui il avait demandé l'autorisation d'utiliser son texte pour y déposer de la musique refusa. Lui qui avait écrit ce drame pour un compositeur de renom ne voulut prendre aucun risque avec ce musicien provincial, encore inconnu. Malgré ce refus, Janáček s'entêta dans son travail. Pendant tout l'hiver et le printemps 1888, il gomma, corrigea, modifia, orchestra les deux premiers actes, puis s'arrêta.

Pourquoi cette interruption ? Quel événement intervint pour que cette fièvre de composition retombât ? Janáček examina-t-il objectivement son ouvrage et le jugea-t-il éloigné de ses intentions ? Peut-être... Et pourtant, si son jugement avait été entièrement négatif, il aurait sans doute déchiré son travail. Il se contenta de le ranger. Sans doute dans la malle qui contenait habituellement ses travaux en cours. Et il l'oublia.

Il est vrai qu'à cette époque l'impétueux Janáček répondit à l'invitation de son collègue Bartoš de l'accompagner dans sa collecte de chants et danses populaires moraves et que cette invitation lui permit de retrouver son village natal Hukvaldy.

Étrange destin que celui de ce premier opéra qui dut attendre 37 ans avant de trouver un théâtre pour l'accueillir. Durant une trentaine d'années, Janáček resta orphelin de son premier opéra, puisqu'avant la première représentation en 1925, il ne reprit cette œuvre qu'il remodela qu'à partir de 1918. Nous en reparlerons.

Remarquons que l'histoire de ce premier opéra synthétise assez bien la vie même de Janáček : un créateur plein d'ardeur qui composait, mais dont l'œuvre restait confidentielle, confinée dans le cercle des intimes. L'opéra existait bel et bien, mais personne ne l'entendit durant trente ans. Dans de telles conditions, comment le monde musical pouvait-il reconnaître l'éventuel génie du compositeur ?

Dans la création musicale, l'histoire de Sárka refit surface et trouva son aboutissement sur une scène d'opéra en 1897, mais cette fois-ci sous la plume de Zdeněk Fibich, un compositeur tchèque contemporain de Janáček. Fibich rencontra une jeune femme de lettres Anezka Schulzova (curieuse coïncidence, Zdenka, l'épouse de Leoš Janáček, se nommait aussi Schulzova, mais ces deux familles Schulz étaient étrangères l'une à l'autre). Anezka devint une amie intime et une inspiratrice. À partir de la légende de Sárka, elle rédigea le livret sur lequel Fibich composa son opéra. Il n'en était pas à son coup d'essai. Sa popularité, il la devait à plusieurs de ses opéras antérieurs : Bukovin, Blanik, La fiancée de Messine, Hedy, Hippodomia. Le 28 décembre 1897, Sárka fut créé sur la scène du Théâtre National de Prague avec grand succès, puisque plus de 200 représentations se déroulèrent dans le pays, atteignant la même popularité que les chefs d'œuvre de Smetana ou Dvořák !

Anezka Schulzova traita le mythe de Sárka différemment de Julius Zeyer. En effet, Sárka tombe bien amoureuse de Ctirad, comme chez Zeyer, mais celle-ci trahit son camp, celui des Amazones pour rejoindre les troupes du prince Přemysl. Ctirad survit, mais c'est Sárka qui se donne la mort.

Ajoutons que Smetana, en plus de Sárka, poème symphonique appartenant à l'ensemble Má vlast, composa, trois ans avant sa mort, un opéra intitulé Libuše (1881). Il se servit des personnages de cette légende pour amplifier le sentiment national chez ses compatriotes. Cette mythologie devait inspirer un autre compositeur tchèque Otakar Ostrcil : La fin de Vlasta, un opéra composé en 1903. Ostrcil nous est plus familier par ses activités de chef d'orchestre, notamment au Théâtre National de Prague de 1920 à 1935. Nous retrouverons ce musicien un peu plus loin toujours à propos de cette légende, cette fois-ci, confronté au projet de Janáček.

Examinons maintenant le contenu de l'opéra de Janáček. Il comprend trois actes. Mais ces trois actes ne durent qu'une petite heure. Premier écueil. Pour assurer une représentation suffisante, il lui faut trouver un complément d'une durée sensiblement identique. Quel public se déplacera pour regarder et écouter un opéra d'une heure seulement ? Ces trois actes se déroulent dans trois lieux différents : le château de Libice pour le premier acte, une forêt pour le second, le château de Vyšehrad pour le troisième. Deuxième difficulté : trois décors différents à dresser pendant une durée aussi courte. L'opéra se centre sur quatre personnages seulement, une femme, Sárka et trois hommes, le roi Přemysl, Ctirad, le guerrier, Lumir, le barde auxquels s'ajoutent deux chœurs représentant pour le premier les nobles autour du roi (chœur d'hommes) et pour le second les guerrières amazones que commande Sárka (chœur de femmes). On pourrait aisément qualifier cette œuvre d'opéra de chambre, vu les moyens vocaux employés. Pourtant l'accompagnement nécessite un orchestre fourni. Si les spectateurs entendent bien les voix masculines du baryton au ténor, une seule voix féminine, celle d'une soprano se répand sur la scène. L'économie de moyens continue en refusant les duos ou les quatuors vocaux. Janáček récusait cette tradition. La nouveauté qu'il introduisit se retrouvait en creux et non par des procédés originaux et personnels qu'il n'avait pas encore trouvés en 1887.

Le premier acte se déroule dans le château de Libice, lieu du tombeau de la princesse Libuše. Les quatre héros interviennent dans cet acte avec les deux chœurs. Le roi Přemysl déplore la disparition de Libuše, son épouse et craint l'intervention de Vlasta, la chef des Amazones. Un jeune guerrier Ctirad vient se mettre au service du roi Přemysl pour combattre les Amazones. Alors que le roi et ses chevaliers se rendent au château de Vyšerhad, il pénètre dans le tombeau de Libuše pour se saisir des armes de Trut. Sárka investit le château qu'elle croît abandonné pour enlever la couronne magique de la reine Libuše pour la transmettre à Vlasta. Mais Ctirad s'y oppose.

Le deuxième acte se passe dans un vallon forestier. Sárka se fait attacher par ses compagnes à un chêne, espérant attirer Ctirad dans ses rets. Un doute l'assaille. N'a-t-elle tressailli en l'apercevant dans le tombeau de Libuše ? Résistera-t-elle à son si clair regard ? Ctirad la découvre et la délivre, se comportant en preux chevalier. Elle défaille dans ses bras, mais se ressaisissant sonne du cor pour avertir ses guerrières qui le tuent au désespoir de Sárka.

Le troisième acte est consacré à l'enterrement de Ctirad. Au milieu de la cérémonie mortuaire où la dépouille du jeune guerrier est déposée sur un bûcher, Sárka entre dans le château en vertu du sortilège des armes de Trut. Elle se poignarde à côté de la dépouille de Ctirad après avoir déclaré son amour pour lui. Le roi Přemysl et le barde Lumir prononcent ces dernières paroles "Vent, chante ce miracle de l'amour".

En 1918, après la création et le succès de Jenufa à Prague, Janáček, fouillant dans sa malle, retrouva son opéra. Les pays tchèques, à la suite de la défaite autrichienne, obtinrent leur indépendance. Janáček pensa que ce sujet historique plongeant dans les racines des peuples tchèques serait bien accueilli par ses compatriotes, heureux d'être débarrassé du joug autrichien. Il convainquit son élève Oswald Chlubna d'orchestrer le troisième acte, ce que ce dernier fit en août de cette année. Julius Zeyer avait disparu en 1901. Ses descendants accordèrent l'autorisation à Janáček d'utiliser le livret pour en tirer un opéra. Il se lança dans une révision de son travail. Étrangement, Janáček trouva des mérites à ce premier opéra, alors que pour plusieurs autres de ses œuvres écrites depuis le tournant du siècle, il se montrait très peu complaisant, jetant une sonate pour piano, ne terminant pas un nouvel opéra, perdant (consciemment ?) un trio.

Cependant, si le succès de Jenufa se confirmait, aux yeux de ses compatriotes, il restait encore un compositeur provincial. Peut-être aussi les légendes étaient-elles passées de mode ? Il fallait penser au présent, construire le pays devenu indépendant. L'éditeur Universal, malgré sa promesse, ne publiait pas Sárka. Et l'opéra, créé à Brno le 11 novembre 1925 n'arriva pas jusqu'à Prague où le chef Otakar Ostrcil refusa de le monter. Il fallut attendre 1938, dix ans après la disparition du compositeur, pour que le théâtre d'Olomouc le représentât. Nouvelle attente, cette fois-ci de vingt ans, pour que le théâtre de Brno, la ville de Janáček, reprit cet opéra, placé sous la direction du chef František Jílek. Entre-temps, Bretislav Bakala, élève de Janáček, en réalisa le premier enregistrement en 1953. Seuls, les Moraves, vingt ans plus tard, reprirent cet opéra à Ostrava. En 1978, Sárka n'avait encore pas franchi les frontières de la Tchécoslovaquie. Pire, relevons qu'après la disparition du compositeur, l'honneur ne fut rendu à cet opéra que dans le cercle fermé de la Moravie et non à Prague ou dans d'autres villes de Bohème !

Il est vrai que l'absence d'une partition imprimée ne facilitait pas la performance sur une scène d'opéra. En 1993, au festival d'Edimbourg, le chef d'origine américaine, David Robertson, le donna en première audition mondiale, hors de son pays d'origine. David Robertson récidiva au printemps 2001, à l'auditorium Maurice Ravel à Lyon, avec une version de concert, dans une distribution étincelante : la soprano tchèque Eva Urbanova dans le rôle titre, les ténors Peter Straka, Valentin Prolat et le baryton Vladimir Chmelo épaulés par les chœurs de la radio de Prague, accompagnés par l'orchestre national de Lyon. J'ai eu la chance d'assister à ce concert, une première en France.

Ajoutons que le grand chef Charles Mackerras, qui, depuis les années 1970, s'est attaché à promouvoir la musique de Janáček, les opéras en particulier, a réussi à convaincre les éditions Universal à enfin publier la partition, après que Jiří Zahradka l'ait remise au propre. On peut donc s'attendre, à la suite du nouvel enregistrement dirigé justement par Charles Mackerras avec Eva Urbanova dans le rôle titre accompagné de Peter Straka, à ce que cet opéra attire enfin l'attention des directeurs d'opéras ou des organisateurs de concert. Sárka commence à vivre plus de cent ans après sa conception !

Comment rendre compte d'un opéra que si peu de personnes ont écouté et regardé dans une salle de théâtre ? Ce premier opéra ne mérite-t-il qu'un intérêt poli en tant qu'œuvre de Janáček ? Ses qualités réelles demandent-elles une réhabilitation ? Tâche ardue, puisque si, maintenant par le disque - et en ce qui me concerne par le concert - on peut prendre connaissance de la musique, on ne peut imaginer le déroulement de l'opéra, le jeu scénique, l'influence des décors.

Essayons néanmoins de tirer des leçons de cette première expérience d'opéra. Là encore, à défaut de connaître la langue tchèque, il faut apprécier la qualité du livret à travers la traduction. Le texte, ramassé, écrit de manière poétique, convainc pleinement si l'on accepte le parti pris de la légende. Dans le cas contraire, non seulement il faudra rejeter Sárka, mais nombre d'autres opéras ! Le récit se déroule avec ses épisodes d'incertitudes, mais aussi avec des morceaux de bravoure sans grandiloquence vaine. Les héros, essentiellement Sárka et Ctirad ne sont pas d'une pièce, mais possèdent leurs moments de doute, leurs faiblesses humaines. Chacun d'eux est pris dans le dilemme entre le devoir et l'amour, le respect de la parole donnée et les interrogations face à l'irruption d'événements imprévus ou face à la complexité des sentiments humains.

Une courte ouverture orchestrale débute cet opéra dans une sombre coloration, annonciatrice de drames que renforcent les cuivres, une véhémence qui ressemble à certains aspects de la Sinfonietta ou de la Messe glagolitique quelque quarante ans plus tard, mais un thème chantant qui aurait pu être écrit par Dvořák prend le dessus préparant le chant noble et désespéré de Přemysl. Cependant l'orchestre s'alourdit pendant cette prestation. Un beau morceau orchestral introduit l'entrée de Ctirad, ténor vaillant. L'accompagnement orchestral devient séducteur, sensuel ; on se croirait presque chez Richard Strauss. Le chœur d'hommes s'élève, très beau, témoignant d'une grande maîtrise dans son écriture, accompagné d'appel de cuivres qui transcrivent le départ vers le château de Vyšehrad, la musique s'atténuant avec une douceur remarquable des cuivres accompagnés par la harpe. Resté seul au château, Ctirad s'exprime par deux très beaux chants, très mélodieux. On doit retenir aussi les interventions du chœur de femmes, très chantant, toujours très harmonieux, utilisant le même thème musical que l'orchestre. Un nouveau thème parcourt une grand partie de la scène où Sárka pénètre dans le tombeau de Libuše pour tenter de lui voler sa couronne, sans qu'on tombe dans la monotonie.

On se doit de retenir le chant à la lune de Sárka au début du deuxième acte, une belle mélodie, bien que traitée de manière traditionnelle, mais l'orchestration s'avère splendide de maîtrise avec l'intervention entre autre du hautbois et d'un chœur féminin magnifique. Incontestablement, Janáček qui a acquis une maîtrise certaine du maniement des voix chorales au cours de ses études musicales et plus encore en dirigeant le chœur Beseda pendant plusieurs années, étale son savoir dans son premier opéra. Par contre, alors qu'il ne possédait aucune expérience de composition orchestrale jusqu'en 1887, sa connaissance de l'orchestre s'était exercée au cours de concerts dont il assumait la direction à Brno. Cette expérience se révéla utile lorsqu'il s'est agi de composition. Certes, l'auditeur ne retrouve pas la science des compositions tardives du compositeur morave, cependant, Janáček n'a pas à rougir de cette première production orchestrale.

Le troisième acte, celui du retour du cadavre de Ctirad au château royal aurait pu tomber dans une grandiloquence lugubre, de style wagnérien. Janáček le traite de façon assez sobre, même si les cuivres tiennent une place éclatante. Déjà, l'entrée du corps de Ctirad, accompagné par le barde Lumir, est saluée par une sombre fanfare ponctuée de coups de timbales. Janáček ose le seul "duo" de l'opéra, mêlant les chants de l'héroïne, Sárka, et du roi Přemysl. Quant à la scène finale, sitôt Sárka morte, si sur les mots "jaillis vers le ciel, flamme rouge..." la percussion se déchaîne, renforcée par les cuivres, le début de cette scène avec le chœur féminin est traité de manière très pudique avec un accompagnement orchestral qui se contente de souligner le chant avec beaucoup de retenue. Et puisque le destin a frappé, mais aussi puisque l'amour entre ennemis a tragiquement gagné, Janáček réunit les deux chœurs dans une péroraison finale qui exalte le miracle de l'amour que souligne le roulement triomphant des timbales.

Peut-on risquer une conclusion ? D'abord, il est difficile de savoir ce qui appartient au jeune compositeur dans les années 1887/8 et de le distinguer de ce qui a été corrigé, modifié, enrichi par un Janáček des années 1920, alors en pleine maturité. Nous en sommes donc réduits à émettre un avis tenant compte de la globalité de la musique telle qu'elle nous est retranscrite par la dernière révision de Zahradka. On peut contester l'intérêt du sujet de l'opéra, on peut contester son traitement théâtral (encore que peu de spectateurs soient dans la possibilité de le faire, étant donné le nombre très réduit de représentations), on ne peut pas contester l'intérêt musical de ce premier opéra. Le style particulier de Janáček ne se montre pas encore, on ne retrouve que très rarement la patte du compositeur mûr, cependant on ne peut que constater une maîtrise certaine dans le traitement des chœurs, la beauté réelle d'un certain nombre d'airs interprétés par les solistes, la qualité de l'orchestration dans plusieurs épisodes de cet opéra. En fait, si Sárka est loin d'un chef-d'œuvre, il laisse présager des promesses de beauté musicale pour les œuvres futures.

Cet opéra ne mérite certes pas la moue, voire le mépris que lui ont jeté jusqu'à aujourd'hui la plupart des musicologues et historiens de la musique. Entendons-nous bien, dans l'ensemble de la production musicale de Janáček, Sárka ne tient qu'une place marginale, mais non point négligeable cependant.

En tant que mélomane, nous devons nous attacher à connaître Sárka. La tâche nous est facilitée par l'existence de deux enregistrements :

le plus ancien, datant de 1953, réalisé par un élève de Janáček, le chef d'orchestre Bretislav Bakala, avec l'orchestre de l'Opéra de Brno et des solistes vocaux à la hauteur ; certes la qualité sommaire de l'enregistrement donne un orchestre pâteux, caverneux certaines fois et une désagréable sensation de saturation dans l'aigu ou lors de tutti orchestraux, mais l'interprétation de ce chef mérite cependant le détour.

le plus récent, datant de 2000 est dirigé par le spécialiste incontesté de Janáček depuis plusieurs décennies, Charles Mackerras avec des solistes éblouissants, dont Eva Urbanova, à la ligne de chant parfaite dans le rôle titre et, dans le rôle de Ctirad, Peter Straka, excellent ténor. Il possède l'avantage de faire entendre la version la plus fidèle des intentions du compositeur. C'est vraiment une interprétation très recommandable. La qualité technique de l'enregistrement est de très bon niveau. Voir la discographie.

J. Colomb novembre 2003

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