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De retour de Prague, Leo Janáček reprit ses activités à la tête de la société chorale Svatopluk et en février 1876, la Beseda brnenska l'élut chef de sa chorale. Dès cette époque, plusieurs de ses toutes récentes compositions chorales (Opravdova laska, Kdyz me nechces co je vic, Orani, Zpevna duma) furent exécutées par les choeurs qu'il dirigeait. Il donnait aussi des cours de musique et il rejoignit l'Institut pédagogique en tant que professeur de musique auxiliaire en septembre 1876. Quelques jours auparavant, il participa au concert du choeur du monastère sous la direction de son maître Pavel Křížkovský à l'occasion de l'inauguration du nouvel orgue.
Dans la jeune Allemagne unifiée sous la férule du chancelier Bismarck, que représentait encore sur le plan musical, dans les années 1880 Leipzig, la ville dans laquelle cent soixante ans auparavant, Jean-Sébastien Bach avait fait triompher l'orgue de l'église Saint-Thomas et avait imposé à l'époque la cantate comme genre majeure de la musique religieuse ? Cette ville qui regroupait maintenant cent cinquante mille habitants continuait à marquer de son empreinte culturelle la Saxe environnante par l'existence d'un conservatoire de musique, d'un orchestre renommé (le Gewandhaus), de maisons d'édition (dont plusieurs spécialisées en musique) et d'une université.
Le conservatoire naquit grâce à la volonté et aux efforts de Felix Mendelssohn en 1843. Il en devint le premier Directeur. Cette école de musique déploya ses activités dans les locaux du Gewandhaus. Le compositeur Karl Reinecke arriva à Leipzig en 1860 et enseigna au conservatoire jusqu'en 1902 tandis qu'il dirigea l'orchestre du Gewandhaus durant plus de trente ans. Il tint donc une place centrale dans cette ville pendant une quarantaine d'années. De nombreux compositeurs passèrent dans sa classe, bénéficiant d'un enseignement sérieux, plus tourné vers le passé que vers le modernisme. Le Norvégien Edvard Grieg étudia au conservatoire de musique de Leipzig de 1858 à 1861. L'Espagnol Isaac Albeniz en 1874, l'Anglais Frederick Delius en 1886, Siegfrid Karg-Elert, quasiment le seul représentant allemand de l'impressionnisme musical, dans les dernières années du siècle, l'Américain Chadwick de 1877 à 1880 et, en 1901, le Lithuanien Mikalojus Konstantinas Ciurlionis se formèrent à Leipzig où ils reçurent l'enseignement de Reinecke.
Leo Janáček en 1874 avait gagné Prague où il avait rejoint non pas le conservatoire, mais l'École d'Orgue. Pourquoi éprouva-t-il le besoin de parfaire sa formation ? Bien qu'encore très jeune, il tenait pourtant une place dans le Brno musical par son statut de chef de choeur au Couvent des Augustins, comme successeur du respecté Křížkovský, à la Beseda brnenska, à l'Institut pédagogique, par son statut de professeur au même Institut pédagogique et ses premières compositions chorales et instrumentales marquaient modestement l'avènement d'un nouveau compositeur morave. Cependant, malgré ses premiers succès, Leo se rendait compte que l'amateurisme musical qui prévalait à Brno avait besoin d'un chef solide dont l'autorité seraient renforcée par l'obtention de diplômes musicaux supérieurs. Ainsi armé, il pourrait imposer plus facilement ses orientations pour améliorer la situation musicale de sa ville, pensait-il. Mais où aller ? Dans les pays tchèques, plus une seule opportunité ne s'offrait à lui. Il ne lui restait que le prestige des illustres conservatoires allemands, malgré son aversion grandissante pour la culture germanique, mais qui présentaient malgré tout l'intérêt de se trouver dans une zone linguistique dont il comprenait la langue, l'allemand. Auréolé du prestige ancien de Bach et de la renommée due à Mendelssohn et peut-être aussi du fait de sa proximité, Leipzig s'imposa comme un bon choix. Auparavant, il lui fallait obtenir l'autorisation de s'absenter de son poste de professeur à l'Institut Pédagogique.
L'esprit du jeune musicien était certainement traversé de pensées contradictoires. Toute son éducation générale et musicale avait été placée sous le signe d'une certaine tradition, surtout à l'École d'Orgue de Prague, également au monastère des Augustins, malgré les tendances libérales de la majorité des moines, mais l'adoption de la réforme de Witt à travers le Mouvement Cécilien en avait bloqué l'évolution, du moins sur le plan musical. Le nationalisme, la fierté d'appartenir à une culture morave riche, bien que refoulée et bafouée par les institutions impériales procuraient à Janáček une certaine évidence quant à son orientation personnelle. Le respect quasi filial qu'il manifestait vis-à-vis de Pavel Křížkovský ne l'empêchait pourtant pas de s'interroger de plus en plus nettement sur son orientation. La fréquentation de son aîné Antonín Dvořák, s'il le confortait dans son envie et son besoin d'évolution, s'il admirait ses oeuvres, ne lui offrait pas une voie suffisamment claire. Peut-être imaginait-il que des études supérieures lui offriraient des opportunités ?
Auparavant, il convient de se pencher sur le compositeur Janáček, son état d'esprit et son orientation actuelle avant d'envisager les bienfaits éventuels d'une formation au conservatoire de Leipzig. Avec quelques incertitudes concernant une ou deux oeuvres dont l'existence ne peut être prouvée de façon certaine et en m'appuyant sur le dernier catalogue dressé par John Tyrrell, Janáček a déjà constitué à cette époque un catalogue d'une quarantaine de pièces. Ces oeuvres se répartissent ainsi : 9 numéros de musique religieuses (toutes composées au cours du séjour à l'École d'Orgue de Prague), 13 choeurs, 1 seul chant, 3 pièces pour orchestre, 4 oeuvres de musique de chambre, 5 pièces pour clavier, en fait pour orgue composées elles aussi durant l'année passée à l'École d'Orgue, 2 oeuvres inachevées et enfin 3 oeuvres perdues. On voit ainsi que la production chorale tient la première place par la quantité ce qui n'est pas pour nous étonner quand on connaît l'implication de Janáček à la tête des choeurs tant du monastère des Augustins, que de la société chorale Svatopluk, que de celui de la Beseda brnenska ou encore de l'Institut pédagogique. La date d'éxécution, en général l'année de leur composition, de neuf de ces choeurs à Brno nous est connue. Par contre, une seule de ces quarante pièces a pu être diffusée grâce à un éditeur, en l'occurrence la revue Cécilie qui imprima en 1877 Exaudi Deus 2 composé deux ans auparavant. Cependant, l'existence d'une partition imprimée n'en facilita pas la diffusion puisque sa première audition dut attendre 1943 ! Nous touchons du doigt un fait essentiel qui permet de comprendre que dès les débuts de composition de Janáček, son principal obstacle à la diffusion de son oeuvre musicale tint dans l'absence d'édition. Pour résumer, ce jeune compositeur ne réussit pour le moment à faire connaître sa musique que dans un cadre confiné à Brno et plus précisément dans le cadre restreint de sociétés culturelles (Svatopluk, Beseda brnenska et quelques établissements scolaires).
En l'espace de quelques mois, deux compositions pour orchestre à cordes jaillirent de l'inspiration de Janáček, Suite en 6 mouvements en 1877 et Idylle en 7 mouvements l'année suivante. Ces deux oeuvres connurent leur première exécution à Brno sous la direction de leur compositeur quelques semaines après la fin de leur écriture. Mais en l'absence d'édition, et quelque soit leur qualité, leur propagation resta confidentielle. Le 2 décembre 1877, en même temps qu'il révélait sa Suite pour cordes, Leo dirigea quatre des Duos moraves de son ami Antonín Dvořák qu'il avait adapté pour choeur mixte et piano. Et le 15 décembre de l'année suivante, alors qu'il dévoilait sa nouvelle oeuvre pour cordes, Idylle, son ami Dvořák, pour sa première venue dans la capitale morave dirigea ses Danses slaves et des choeurs pour voix d'hommes au cours d'un concert de la Beseda brnenska.
Tout en continuant à diriger les choeurs des différentes structures ou sociétés que nous avons rencontrées, Janáček continua à se former seul en étudiant les théories de Hermann von Helmholtz (1821 - 1894), un immense savant allemand mêlant dans ses champs de recherche la philosophie, la médecine, les mathématiques, la physique... Ce scientifique souhaitait embrasser toutes les sciences traitant de l'homme. Sa Théorie physiologique de la musique fondée sur l'étude des sensations auditives intéressa au plus haut point Janáček (preuve qu'il ne se laissait pas enfermer dans le conservatisme musical de Witt). Le jeune compositeur morave demanda des conseils ou des cours particuliers à... Frantiek Skuhersky, le directeur de l'École d'Orgue de Prague qui l'avait mis provisoirement à la porte de son établissement à la suite de la parution d'un article rédigé par son élève. La vexation du directeur s'estompa, il sut faire preuve d'assez de hauteur de vue et d'intelligence pour reconnaître le talent musical de son ancien élève et accepta de lui prodiguer des conseils. Au cours de brefs séjours à Prague, (un jour, peut-être deux) Janáček bénéficia du concours de son ancien professeur. Le 12 avril 1879, il lui établit un certificat élogieux que Janáček joignit aussitôt à sa demande de congé de son poste de professeur à l'Institut Pédagogique, demande adressée aux autorités impériales. Le 23 juin, il effectua son premier voyage à Vienne, la capitale de l'Empire, pour s'inquiéter de l'avancement de sa demande. Sans doute, l'appui apporté par le directeur de l'École d'Orgue de Prague joua-t-il un rôle primordial dans l'autorisation de congé pour six mois, délivrée le 17 juillet.
Courant septembre, par courrier il s'inscrivit au conservatoire de musique de Leipzig où il arriva le 1er octobre. Après avoir passé avec succès l'examen d'entrée, le 9 octobre il y entreprit ses études. Avec l'énergie que nous lui connaissons, il se lança dans la tâche harassante d'effectuer en un an le travail réparti sur trois années. Élève sérieux par l'application et l'implication qu'il mettait dans ses études, il pratiqua le piano quatre à cinq heures par jour. Il s'infligea d'écrire une fugue chaque jour ou presque, à étudier très régulièrement des partitions, lisant avidement, ne délaissant pas des domaines autres que la musique par exemple en travaillant régulièrement la grammaire française.
Il plaçait beaucoup d'espoirs dans l'enseignement des professeurs du conservatoire de Leipzig, mais, en fait, déchanta rapidement. Il abandonna presque aussitôt après le début de ses cours l'étude de l'orgue dont s'occupait le professeur Wilhelm Rust, par quasi impossibilité pratique d'en jouer au conservatoire. Le talent d'intrumentiste du professeur n'était pas en cause, celui-ci détenant en plus le poste d'organiste à l'église Saint Thomas, l'église même où Jean-Sébastien exerça ses talents. Très vite également, l'étude du chant choral assuré par Karl Reinecke, lui-même, et son collègue Klesse lui parut faible en comparaison avec le niveau atteint à Brno par les chorales qu'il connaissait bien. N'oublions pas que cet étudiant de vingt-cinq ans possédait tout de même un expérience de maître de choeur de sept ans ! Quant à l'enseignement du piano avec Ernst Wenzel, celui-ci s'avéra tout aussi décevant. Le professeur, qui dans sa jeunesse avait été apprécié par Robert Schumann, ne possédait plus à soixante et onze ans, ni la même technique, ni le même enthousiasme qu'autrefois.
Nouvelle désillusion lorsqu'il se rendit compte qu'Oskar Paul, son professeur d'harmonie et de contrepoint ne s'aperçut pas de deux erreurs qu'il avait laissées dans l'écriture d'une fugue et plus grave encore, lorsqu'il comprit que ce professeur émérite ne possédait en fait qu'une connaissance superficielle de la musique ancienne. La réforme de la musique religieuse énoncée par Witt avec le retour à la musique ancienne, si rétrograde fut-elle en tant que réforme avait néanmoins permis à Janáček une bonne connaissance de ces grands maîtres et de la composition (Lassus, Palestrina...) Il suivit néanmoins les cours que le même Oskar Paul donnait à l'université de Leipzig.
Depuis son entrée au monastère des Augustins, Leo avait toujours été élevé dans le respect de ses maîtres, leur obéissance, la conscience du travail à exécuter, mais aussi la solitude. Aussi quelle révision déchirante de constater que des professeurs dans lesquels il plaçait tant d'espoirs le décevaient par leur manque de profondeur. Comment des professeurs de conservatoire pouvaient-ils tomber dans un tel amateurisme ? Où étaient la rigueur, l'esprit d'analyse, l'attitude scientifique que le jeune Leo avait acquis auprès des moines éclairés des Augustins ? A Leipzig, quelques semaines seulement après son arrivée, il constata qu'il ne pouvait compter réellement, profondément sur personne.
Il lui restait les leçons de composition données par Léo Grill, un jeune professeur de trente-trois ans, à peine plus âgé que son élève. Sans doute, lorsqu'il le rencontra, Léos s'imagina-t-il qu'il pourrait recevoir des leçons structurées, obtenir une certaine compréhension que son âge lui permettait et échanger avec lui plus facilement qu'avec les autres professeurs beaucoup plus âgés. Les premiers cours refroidirent ses espoirs. Son jeune professeur se révela d'une rigidité redoutable et comptait dompter son élève par l'injonction de règles strictes de composition, refusant d'examiner ses propres travaux de composition, telle la sonate en mi (perdue) pour piano composée en octobre. Or, Janáček n'était plus vraiment l'être malléable de Prague. Sa conscience musicale commençait à s'aiguiser. Surtout il ne supportait plus "les chaînes en musique". Cependant, les relations entre les deux hommes s'assouplirent, le professeur s'apercevant que Leo portait en lui un potentiel créatif incontestable. Au bout de quelques semaines, il consentit à étudier les compositions qu'il lui soumettait, approuvant tel menuet (menuet pour Zdenka, janvier 1880 - perdu) et tel chant et lui apportant un encouragement qui, tout léger qu'il fut, rassurait un peu Janáček.
Très vite, il envisagea de quitter Leipzig pour se rendre à Paris pour étudier auprès de Camille Saint-Saëns. Pourquoi un tel choix ? La déconvenue qu'il éprouvait face à la médiocrité de l'enseignement des professeurs du conservatoire de Leipzig lui imposait de trouver une meilleure solution. Le choix de Leipzig lui apparaissait maintenant comme un choix par défaut. Par comparaison, Saint Saëns lui semblait auréolé par ses prises de positions nationalistes, privilégiant la musique française, face à l'hégémonie musicale allemande - la défaite de 1871 ne s'oubliait pas chez le créateur de la Société Nationale de Musique. Ainsi le compositeur de la Danse macabre pouvait représenter aux yeux du jeune compositeur morave une solution à ses interrogations. Leo connaissait au moins une partie de la musique de Saint-Saëns ; il avait joué précédemment un de ses trios et son deuxième concerto pour piano en sol mineur, opus 22. Mais la sage Zdenka influencée par ses parents, effrayés par tant d'audace, par l'éloignement de Paris et par le surcoût qu'aurait occasionné un tel changement, tenta de le dissuader dans les lettres qu'elle lui adressait fréquemment. Les arguments contre l'étude à Paris, repris au cours des vacances de Noël que Leo passa à Brno auprès de Zdenka et de sa famille, le persuadèrent d'abandonner ce projet et de retourner à Leipzig.
Vie de déception au conservatoire. Sa vie civile, personnelle, lui apparut aussi bien décevante. Il occupait un modeste logement au n. 1 de la rue Plauensche à Leipzig dont je n'ai pas réussi à retrouver la trace. Cette rue semble ne plus exister ou a été débaptisée. Si son logement semblait lumineux, il se trouvait aussi exposé à tous les vents et était mal équipé. Il y souffrit du froid pendant l'hiver 79-80. Contrairement à nombre de ses condisciples, Leo n'avait pas le soutien de sa famille puisque son père était décédé en 1866 et sa mère s'était débattu au milieu des pires difficultés financières pour élever ses jeunes frères et soeurs. Il vivait chichement. Ses ressources ne lui permettaient de fréquenter ni les restaurants, ni les cafés enfumés. Sa vie précédente se caractérisait par la solitude. Par nécessité ou par goût, il continuait cette vie solitaire, s'enfermant dans son petit logement pour y effectuer ses devoirs, mais aussi pour continuer ses études d'autodidacte par la lecture attentive du Traité de l'orchestration et d'instrumentation de Berlioz. L'une de ses rares joies consistait à écrire de très nombreuses lettres à Zdenka (environ 130) qui nous éclairent sur sa personnalité, ses goûts, les concerts qu'il fréquentait. Mais son goût pour les promenades le conduisait seul dans les rues et les parcs de la ville et probablement aspirait-il à découvrir la campagne environnante lorsque les belles journées de l'automne lui autorisaient ces sorties qui le réconciliaient avec la vie.
Les lettres de Zdenka lui fournissaient le fil le reliant à sa ville, Brno. Elle ne manquait pas de joindre un magasine de musique grâce auquel il ne perdait pas le contact avec son activité précédente. Les colis réguliers que lui envoyaient Zdenka et sa mère contenaient également de la nourriture (jambon, pain tchèque, fruits, noisettes, pâtisseries) qui adoucissaient sa vie quotidienne. Il trouvait aussi des plumes pour écrire de la musique ainsi que des vêtements chauds (chapeau, gants, manteau) afin de résister à l'hiver allemand.
Heureusement, il bénéficiait de billets gratuits pour des concerts au Gewandhaus dont Karl Reinecke dirigeait habituellement l'orchestre et à l'église Saint Thomas pour écouter de la musique religieuse (motets de Jean-Sébastien Bach, entre autres).
Ainsi, il entendit la première symphonie en ut mineur que Johannes Brahms avait terminé trois ans plus tôt, la quatrième symphonie de Robert Schumann tandis qu'il apprécia en novembre 1879 le jeu limpide de sa veuve Clara interprétant le splendide quatrième concerto pour piano en sol majeur de Beethoven. La brièveté du temps passé dans la ville allemande ne lui permit pas d'apercevoir la silhouette de Brahms qui visitait régulièrement cette ville universitaire à l'occasion de ses tournées de concertiste et de compositeur. Si le compositeur du Requiem allemand se rendit dans la capitale saxonne en février 1880 au moment même où Leo continuait ses études musicales, cette visite avait cette fois un caractère privé consistant à rencontrer ses amis Herzogenberg. Nul doute qu'en toute autre occasion, Leo s'enhardit rencontrer le compositeur allemand, arguant de son amitié avec Dvořák, lui-même lié à Brahms. Cependant il eut la chance d'assister à un concert qu'un ancien élève du conservatoire de Leipzig, le Norvégien Edvard Grieg, donna fin octobre. Celui-ci joua son récent et unique (devenu célèbre depuis), concerto pour piano en la mineur. Le jeune étudiant osa-t-il se présenter devant ces virtuoses ? Nous ne le savons pas.
Il entendit également, dès son arrivée à Leipzig en octobre 1879, la grande soprano Lilli Lehmann et, à un autre concert, en février 1880, le chef Arthur Nikisch dans un concert proposant des oeuvres de Schumann, Mendelssohn et de Niels Gade, compositeur danois.
L'une de ses grandes joies lui vint lors d'un concert que le compositeur et pianiste russe, Anton Rubinstein, donna à Leipzig. L'année précédente, Leo avait écrit à son idole pour lui demander de lui donner des cours de musique. Cette lettre lui revint quelques mois plus tard sans avoir atteint son destinataire. Leo avait-il commis une erreur d'adresse ? Dans une de ses lettres à Zdenka, ainsi que le rapporte Mirka Zemanova, il raconta "je n'avais pas entendu depuis longtemps un si grand artiste. Le feu qu'il communique, la voie qu'il emprunte pour parler à l'âme de chacun d'entre nous, c'est ce que je ne trouve nulle part ailleurs que dans ses compositions." De notre fenêtre du 21è siècle, on peut s'étonner de cet engouement. Le virtuose, acclamé jusqu'au délire sur toutes les scènes d'Europe, ne se discutait pas. Mais le compositeur ? Alors que le "puissant petit tas" (le groupe des Cinq) vingt ans auparavant avait commencé à jeter ses premières oeuvres russes, alors que Moussorgski avait enfin réussi à faire jouer son opéra Boris Godounov en 1874, comment expliquer l'admiration de Janáček, ce panslave, pour un compositeur si peu russe aux yeux de ses compatriotes du groupe des Cinq ? Leurs oeuvres avaient-elles tant de peine à franchir les frontières de leur immense pays ? Le fait qu'Anton Rubinstein venait de Russie aveuglait-il à ce point le jeune Morave qu'il ne distinguait pas un certain conservatisme dans sa musique ? La vérité, peut-être pouvons-nous la trouver dans l'apparente sagesse actuelle du jeune compositeur, cherchant pourtant fébrilement sa voie ? Après l'application dont il avait fait preuve au cours de ses études à l'École d'Orgue à Prague, après l'influence des maîtres anciens conseillés par le mouvement cécilien, le temps des expérimentations au grand jour, le temps des chemins buissonniers n'était pas encore venu. Dans cette attente, il acceptait, semble-t-il, sans trop de discernement tout ce qui appartenait à la culture slave.
En dehors des heures de cours, Leo rejoignait également les locaux du conservatoire où des concerts de musique de chambre étaient organisés et fréquentait les répétitions, recherchant particulièrement celles où les instruments à vent tenaient la vedette pour étudier attentivement les effets que produisait la combinaison de leurs timbres.
Compositions des années 1876 à 1880 :
date | Titre de l'uvre | Destination | opus |
6/01/1876 | L'amour véritable | Chur | IV/8 |
01/1876 | Tu n'échapperas pas à ton destin | Chur | IV/9 |
23/02/1876 | Elégie | Chur | IV/10 |
1876 | Mort | X/3 | |
1876 | Sur un sapins touffus, deux pigeons | Chur | IV/11 |
8/07/1877 | Rondo | Piano | IX/1 |
15/07/1877 | Chur solennel | Chur | IV/12 |
02/12/1877 | Suite pour cordes | Orchestre | VI/2 |
08/07/1878 | Chur solennel | Chur | IV/13 |
21/07/1878 | Idylle | Orchestre | VI/3 |
04/08/1878 | A Oettingen | Orgue | IX/2 |
08/09/1878 | Dumka | piano | X/4 |
06/10/1879 | Sonate pour piano | Piano | X/5 |
09/10/1879 | Fugues (14) | ? | X/6 |
27/10/1879 | Romances (7) dont Romance VII/3 | Violon piano ? | X/8 |
06/11/1879 | Romance | Violon piano | VII/3 |
8/11/1879 | Chants pour Grill (6) | Voix piano ? | X/9 |
1879 | Dumka * | Violon piano | VII/4 |
8/01/1880 | Menuet pour Zdenka | Piano | X/11 |
14/01/1880 | Sonate pour violon (n°1) | Violon piano | X/12 |
25/01/1880 | Scherzo (pour une symphonie) | Orchestre | X/13 |
29/01/1880 | Thème et variations pour Zdenka | Piano | VIII/6 |
16/02/1880 | Rondos (4) | Piano | X/14 |
1880 | Na prievoze * | Chur | IV/15 |
* date incertaine |
On s'aperçoit donc que sur 24 oeuvres, près de la moitié date de l'époque de la fréquentation du conservatoire de Leipzig où Janáček dispose de plus de temps pour composer et, de plus, est poussé à l'écriture par ses études musicales. La plupart ont été perdues, seules trois ont survécu, deux oeuvrettes pour violon et piano (Leo en novembre 1878 avait passé avec succès son examen lui permettant d'enseigner le violon) et une composition pour piano de quelque envergure, les Variations pour Zdenka dont je vous ai entretenus dans un autre chapitre.
Arrêtons nous un instant sur cette Dumka écrite quelques jours avant le départ à Leipzig. Leo profita d'un événement politique en Moravie, la commémoration du grand intellectuel et patriote, Frantiek Palacky avec l'inauguration d'une statue consacrée à cet écrivain, figure centrale de l'éveil de la conscience nationale tchèque dans la première moitié du XIX° siècle. A cette occasion, à Roznov pod Radhosthem, les 8 et 9 septembre 1879, dans le hall du sanatorium, Leo joua au piano sa Dumka ainsi que les Danses tchèques de Bedřich Smetana et accompagna un récital d'une chanteuse singulière, Marie Cervinkova-Riegrova. Frantiek Palacky avait vu le jour en 1798 à Hodslavice (en pays Valassko), un village à une douzaine de kilomètres de Roznov. Sa mort récente (le 26 mai 1876 à Prague) avait attristé tous les Tchèques épris d'autonomie, même si les Jeunes Tchèques (une tendance du mouvement nationaliste) le trouvaient trop accommodant avec les Autrichiens. Il consacra une grande partie de son énergie à la rédaction d'une Histoire du peuple tchèque en Bohême et Moravie qu'il acheva quelques semaines avant sa mort. Si sa vision du peuple tchèque s'avérait idyllique et fausse, il posa pourtant les bases de l'historiographie tchèque dont s'inspirèrent les historiens de la génération suivante. Frantiek Rieger (1818 - 1903) qui rejoignit le combat nationaliste de Palacky devint son gendre. Sa fille Marie (1854 - 1895) continua la lutte nationaliste sur un autre plan, celui de l'écriture. Culture et politique se rejoignaient. Après son mariage, elle accola son nom de jeune fille à celui de son époux pour devenir Marie Cervinkova-Riegrova. Elle rencontra Antonín Dvořák en 1881 dans la résidence familiale de Malec et rédigea pour lui les livrets de deux de ses opéras, Dimitri (B 127) en 1882 et le Jacobin (B 159) en 1888.
La présence de la petite-fille de l'homme politique à qui on dressait un monument commémoratif à Roznov pod Radhosthem, sa région natale, prenait un sens symbolique. De même, le jeune compositeur nationaliste Leo Janáček, en participant à cet événement, consolidait une ligne de conduite fidèle à ses engagements publics antérieurs que son adhésion au mouvement Sokol quelques années auparavant et la défense de la musique tchèque illustraient régulièrement aux yeux de ses compatriotes.
Cette Dumka ne nous est pas parvenue. Était-elle foncièrement différente d'une autre Dumka (VII/4 au catalogue) composée probablement à la même époque et qu'interpréta Leo Janáček au piano accompagnant le violoniste Sobotka au cours d'un concert organisé par l'École d'Orgue le 3 août 1885 à Brno ? Nous ne pouvons émettre que des suppositions.
Une année auparavant le concert de Roznov, courant juillet 1878, Leo Janáček profita d'une invitation de la firme Steinmeyer à Oettingen en Bavière pour entamer un court voyage en Allemagne. Prague se trouvant sur sa route, il s'arrêta chez son ami Antonín Dvořák pour une visite d'amitié. Nul doute que les deux compositeurs échangèrent impressions et réflexions sur leurs travaux, leurs projets, leurs envies, les nouvelles oeuvres dont ils avaient pris connaissance, chacun renforçant l'autre dans ses propres convictions. De là, Janáček rejoignit Oettingen où il visita avec l'intérêt qu'un organiste pouvait manifester la manufacture d'orgue, celle-là même qui venait d'équiper le choeur du Vieux Brno sur lequel le jeune instrumentiste avait déjà joué. Ce voyage en Allemagne et spécialement la visite du facteur d'orgue Steinmeyer déclencha le 4 août chez Janáček la composition d'une oeuvre pour orgue intitulée simplement à Oettingen, oeuvre restée inachevée en même temps qu'il commençait à rédiger une composition dédiée aux cordes, Idylle. Cependant, il s'accorda quelques jours de vacances en Bavière, visitant la grande ville de Munich et ses musées, admirant le cadre bucolique du vaste lac Starnbergersee à quelques kilomètres de la capitale bavaroise, s'arrêtant chez son frère (s'agit-il de Bedřich ?) qui habitait non loin de Munich. Début août, il regagnait Brno où il continua l'écriture de sa deuxième oeuvre orchestrale, toujours pour les seules cordes, Idylle en sept mouvements dont il mit le point final le 24 du même mois.
Tout le reste de la production de l'année 1979 s'apparente à des devoirs d'école. Si Janáček n'a conservé que quelques rares compositions de cette époque, c'est qu'il les considérait bel et bien comme des essais et non comme des oeuvres accomplies. Des sept romances écrites à Leipzig, une seule a survécu. C'est une très jolie composition dans laquelle le violon charmeur joue de manière assez brillante, mais sans virtuosité ébouriffante. Cette pièce de genre, pièce de salon pourrait-on dire si la vie de Janáček s'était déroulée dans les salons aristocratiques ou bourgeois, ce qui était loin d'être le cas, cette pièce pour plaire s'impose par son langage immédiatement intelligible, mais un peu convenu. Visiblement, Janáček sait écrire selon des règles établies et reconnues par l'ensemble des musiciens à cette époque. Encore une oeuvre plaisante et bien sage ! Patience, le feu couve sous la braise, un compositeur original s'éveillera dans quelques années...!
A Leipzig, fin janvier, Janáček traversa une sombre période de profond découragement, doutant de lui-même de manière intense. Au fil de l'une de ses nombreuses lettres, il coucha sur le papier ses interrogations à Zdenka. "Mon état d'esprit était épouvantable. Je n'aurais pas imaginé que cela aurait pu m'arriver. Etait-ce la nostalgie du pays ? L'insatisfaction due à mes professeurs ? Oui, des doutes traversaient mes espoirs chéris et élevés et, par conséquent, je sombrais dans une humeur très dépressive... Il y eut un moment où je perdis complètement le contrôle de moi-même tellement j'étais effrayé... Ainsi, je fus convaincu que je ne pourrais pas rester plus longtemps à Leipzig... " Ses pensées occupées par la jeune fille et peut-être aussi comme remède à sa dépression, pour se prouver également ses capacités de compositeur, il écrivit ses Variations pour Zdenka.
N'en pouvant plus, à la fin du mois de février 1880, conscient qu'il ne tirait rien de positif pour ses projets compositionnels, Leo Janáček quitta Leipzig avec la volonté de terminer ses études au conservatoire de Vienne qui offrait, entre autres avantages par rapport à Leipzig, une bien plus grande proximité de Brno où résidait Zdenka vers laquelle il se sentait de plus en plus attiré. A défaut d'un diplôme en bonne et due forme, il se contenta d'un certificat flatteur délivré par Oskar Paul qui lui reconnaissait des dons musicaux.
Joseph Colomb
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