Formation à Prague

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Dans l'effervescence musicale, un exemple de la fermentation culturelle qui saisit les Pragois, renforcée par le retour de Bedřich Smetana dans la capitale des pays tchèques, il convient de noter la création à quelques mois d'intervalles de plusieurs sociétés musicales. Tout d'abord, en 1861, la formation de la société chorale Hlahol grâce aux efforts du ténor Jan Ludevit Lukes (1824 - 1906), un ancien pensionnaire du couvent des Augustins de Brno, qui en laissa la direction à partir de 1863 à Bedřich Smetana pendant deux ans. Puis le théâtre provisoire tchèque vit le jour en 1862 tandis que l'association Umelecka Beseda (Société des Artistes) naissait l'année suivante.

Des réalisations plus anciennes avaient abouti à la naissance en 1811 d'un conservatoire qui formait des musiciens à Prague tandis qu'à partir de 1830 un autre établissement, l'École d'Orgue, enseignait la musique religieuse et formait des organistes.

Le jeune Janáček qui à 18 ans quitta l'Institut Pédagogique de Brno, une fois sa formation de maître de chant et de musique terminée, continua à se former en assistant, pendant l'année scolaire 1873/1874, aux cours de langue et de littérature tchèques à l'Académie régionale de Moravie avec le professeur Antonín Matzenauer. Dès qu'il reçut le certificat officiel d'aptitude à l'enseignement du chant et de la musique le 3 février 1874, il sentit que le besoin d'une instruction musicale supérieure devait se concrétiser par une inscription à l'École d'Orgue de Prague. Il se trouvait encouragé par la magnifique recommandation que lui avait adressée Křížkovský, accompagnée d'une attestation sur ses aptitudes exceptionnelles en musique. Pourquoi l'École d'Orgue plutôt que le Conservatoire ? Sans doute, son premier maître, Pavel Křížkovský possédait-il plus de liens avec les professeurs de celle-ci qu'avec les formateurs de celui-là. Sans doute également savait-il que son Directeur František Skuhersky avait embrassé les thèses musicales de la réforme de Witt et bien que le maître de choeur du couvent des Augustins les ait tout d'abord rejetées, leur côté positif lui était finalement apparu. Il ne doutait pas que son jeune élève, qui avait déjà montré des preuves de ses capacités dans la direction de la chorale des Augustins, prenant sa suite, et dans celle de la société Svatopluk, saurait butiner avec profit les oeuvres des grands anciens que cette École mettait à son programme.

Au 6 juillet 1874, trois jours après son vingtième anniversaire, Leoš accrut le nombre de ses diplômes en recevant un certificat d'aptitude pour l'enseignement de la langue tchèque dans les écoles élémentaires, alors que deux jours plus tard, il devenait membre du Cercle des Lecteurs de sa ville d'adoption, un centre intellectuel regroupant professeurs, écrivains et bourgeois - Cercle hébergé dans les locaux du Lycée du vieux Brno, n. 8 sur le plan de la ville. Excellents auspices avant de débuter une carrière d'enseignant. Cependant il préféra continuer sa formation et se rendit donc à Prague pour la rentrée des classes à l'École d'Orgue. Inscription d'autant plus facile qu'une bourse lui était attribuée pour ces études.

D'après Jaroslav Vogel (Leoš Janáček, a biography), les études duraient trois ans et se décomposaient ainsi :

  • la première année sous la direction du professeur František Blazek consistait en l'étude de la théorie de la musique, l'harmonie, le chant liturgique,
  • la deuxième année, sous la responsabilité du Directeur de l'École, František Skuhersky, professeur et compositeur, était consacrée à l'étude de la modulation, du contrepoint, des formes polyphoniques et de l'histoire de la musique,
  • quant à la dernière année, toujours sous la direction du Directeur, étaient enseignés l'orchestration, les formes libres, et le jeu de l'orgue. Le but consistait à former des organistes, responsables de l'instrument d'une paroisse.
  • František Skuhersky (31 juillet 1830 - 19 août 1892) possédait à son catalogue des pièces pour orgue (plusieurs préludes), plusieurs messes, de nombreux motets, des mélodies et même des opéras, dont Vladimir, l'élu de Dieu datant de 1860, Lora composé antérieurement et Le recteur et le général un peu plus tard. Actuellement, en France, il est pratiquement impossible d'entendre de la musique de ce compositeur ou de trouver une partition et même en République Tchèque, aucun disque, à ma connaissance, n'est consacré dans son intégralité à Skuhersky. Difficile, dans ces conditions, de se faire une idée sur cette musique !

    Il semble que Leoš Janáček ait été dispensé de la première année d'école, son bagage obtenu à Brno à l'Institut Pédagogique équivalant justement à cette première année. Il est vrai que Leoš bénéficiait d'une double recommandation, celle de Pavel Křížkovský dont nous avons déjà parlé et celle d'Emilian Schulz, Directeur de l'Institut depuis 1872 (et futur beau-père de Leoš). Ce patronage impressionna sans doute les professeurs de l'École d'Orgue.

    Stepanska

    L'immeuble actuel au 50 de la rue Stepanska
    qui a remplacé l'immeuble dans lequel Janáček a habité
    Photo Renata Daumas

    On ne dispensa cependant pas le candidat Janáček du concours d'entrée à l'École d'Orgue de Prague qu'il réussit, au début du mois d'octobre 1874. Il trouva un logement au 50 de la rue Stepanka de la grande ville tchèque à quelques centaines de mètres de la Vltava (la Moldau comme on la nommait en langue germanique) et à quelques pas de l'église Saints Cyril et Méthode, tel un clin d'oeil malicieux ou un heureux hasard qui lui faisait rencontrer un édifice consacré à des personnages historiques à qui il avait rendu hommage quelques années auparavant à Velehrad ! A quelques pas également d'un autre édifice religieux, l'église Svata Vojtech (Saint Adalbert) dans laquelle Janáček rencontra souvent l'organiste titulaire. La situation de son logement dans la ville lui permettait également de rejoindre très rapidement la place Wenceslav, l'un des points centraux de la capitale de la province de Bohême

    Dans les faits, le comportement exemplaire de leur nouvel élève confirma amplement l'opinion favorable de ses professeurs. C'était un jeune homme appliqué, volontaire, travailleur. Ses travaux de composition présentaient des partitions très propres, très soignées, sans ratures, prouvant une maturité compositionnelle assez rare. Il ne faisait pas (encore) preuve d'originalité, se contentant d'exécuter au mieux les devoirs qu'on lui demandait et de les présenter dans la forme suggérée par l'enseignement de ses professeurs. Il offrait tous les signes d'un bon élève, d'un élève très doué. Ses enseignants, son Directeur ne pouvaient que le féliciter pour ses résultats. Cette bonne impression dura quelques mois.

    Parallèlement à ses études musicales à l'École d'Orgue, Janáček apprit la langue française et, ne s'en tenant pas là, il commença l'étude de l'alphabet russe. Et pourtant, durant toute sa vie, les élites artistiques ou intellectuelles de notre pays ne profitèrent pas de cette facilité pour établir un dialogue avec le compositeur morave. Pourquoi ? Parce que, entre autres, il resta inconnu des mélomanes, ses oeuvres n'étant jouées que rarement. Seuls, semble-t-il, Rodin, au cours de sa tournée dans les pays tchèques au début du siècle, et Romain Rolland, dans les années vingt, rencontrèrent ce compositeur et leurs discussions furent facilitées par sa connaissance de notre langue. Quelle occasion perdue pour les autres représentants du milieu artistique français et notamment les compositeurs !

    St Vojtech

    L'église Sv Vojtech actuellement
    Photo Renata Daumas

    Dès les premières semaines de son séjour pragois se produisit une rencontre musicale capitale dans la vie du jeune compositeur. A l'église Saint Adalbert (Sv Vojtech), il entendit l'organiste de la paroisse. Celui-ci s'appelait Antonín Dvořák. {Il tint l'orgue durant 4 ans à partir de 1873} Ce compositeur commençait à trouver la voie du succès auprès de ses compatriotes. En 1872, Smetana dirigea l'ouverture de son opéra, Le roi et le charbonnier. Et surtout son Hymnus, (les héritiers de la Montagne Blanche), un choeur patriotique, dirigé par Karel Bendl en première audition le 9 mars 1873 déclancha un grand enthousiasme dans le public. La rencontre entre le compositeur tchèque et le jeune étudiant morave fut le début d'une longue amitié qui ne se démentit jamais, le cadet vouant un véritable culte à son aîné dont il avait sans doute deviné le caractère authentiquement tchèque de sa musique. Ce compagnonnage musical qui dura trente ans, jusqu'au décès de Dvořák, réserva plusieurs rencontres très fructueuses entre les deux hommes. A cette époque, Janáček lut avec avidité les partitions de son nouvel ami, écouta passionnément ses oeuvres. Celui-ci avait déjà écrit ses quatre premières symphonies, six quatuors à cordes, d'autres pièces de musique de chambre et avec Tvrdé palice (Les Têtes dures) il composait son troisième opéra. Son catalogue, qui commençait à s'etoffer, comprenait à l'époque une quarantaine d'oeuvres. Un peu plus de deux ans après la première rencontre entre les deux compositeurs, Janáček arrangea quatre des Duos moraves de son aîné pour choeur mixte et piano, lui rendant un bel hommage personnel.

    Il semble bien que durant cette année passée à Prague, à moins que ce soit à l'occasion d'autres brefs séjours postérieurs, il rencontra deux de ses collègues, Karel Bendl et Zdeněk Fibich qui conduisirent à tour de rôle le choeur de l'église Svaty Mikulas entre 1877 et 1881. Anna Cermakova, l'épouse d'Antonín Dvořák, excellente chanteuse appartint à ce choeur aux environs de 1880. Nul doute que Leoš vint l'écouter, par amitié et par intérêt musical.

    Bendl Fibich
    Bendl et Fibich. Photos à l'âge adulte de deux compositeurs tchèques que Janáček rencontra à Prague.

    Il profita également de son séjour pour entendre des oeuvres d'Anton Rubinstein, l'oratorio que Ferenc Liszt termina en 1862, la Légende de Sainte Elisabeth, l'ouverture datant de 1865 de Tristan et Isolde de Wagner, des poèmes symphoniques de Zdeněk Fibich ainsi que son tout récent mélodrame, son opus 9, Stedry den (le Jour de Noël), cette dernière composition sans doute lors de sa création puisque Fibich l'écrivit en cette année 1874. Le chef du choeur de l'église Saint Adalbert, Josef Foerster, le père de Josef Bohuslav Foerster, compositeur de l'opéra Eva en 1897 et ami de Gustav Mahler, avait adhéré au mouvement cécilien et défendait la musique ancienne de Palestrina et le chant grégorien. Une occasion supplémentaire pour Janáček d'enrichir sa connaissance de ce style de musique.

    Il se lia également très vite avec Ferdinand Lehner, le Directeur de la revue Cecilie (revue du mouvement cécilien) qui le prit presque immédiatement en affection, puisqu'il lui procura un piano pendant son année d'études. Un piano apparut un jour mystérieusement dans la modeste chambre de l'étudiant pour disparaître aussi mystérieusement à la fin de l'année scolaire, tandis que, ainsi que le raconta le bénéficiaire, un sourire fugitif naissait sur le visage de son protecteur lorsque Leoš lui parlait de ce piano providentiel. Cet instrument lui permit de parfaire ses études, bien mieux que le clavier muet qu'il avait dessiné à la craie et sur lequel il tentait de s'exercer !

    Ce Ferdinand Lehner mérite un petit développement. C'était un personnage singulier essentiellement respectueux de la tradition. Ce prêtre qui exerça pendant cinquante ans dans deux paroisses de Prague édita en 1874 la revue Cyrille (Cecilie) consacrée à la musique religieuse dans la droite ligne des principes édictés par Franz Xaver Witt. L'année suivante, il fonda la revue Méthode dédiée à l'art plastique. Sa soif de savoir le conduisit, avec d'autres prêtres, à créer l'Académie Chrétienne grâce à laquelle il put éditer L'Histoire de l'art de la nation tchèque, dont le premier tome sorti en 1908 parcourait l'époque romane. Ce traditionaliste n'en utilisa pas moins un outil moderne pour rédiger ses articles : la machine à écrire. Il fut sinon le premier, du moins l'un des tout premiers à s'en servir à Prague. A sa mort en 1914, son importante bibliothèque rejoignit celle de l' Université Charles.

    Leoš Janáček, quelques années plus tard, rendit un hommage à cet homme d'église en composant Ceské cirkovni zpevy z Lehnerova mesniho kancional (Hymnes tchèques du livre de Lehner pour la messe) pour orgue, catalogué II/10, qu'il édita chez Winckler à Brno. Probablement, il en expédia un exemplaire à celui qui l'avait aidé à plusieurs reprises à Prague. A ce jour, aucune source n'a été retrouvée pour établir l'existence d'une audition publique de ces pièces pour orgue. En 1909, il puisa à nouveau dans le recueil d'hymnes de Lehner pour en extraire un chant de Noêl qu'il transcrivit pour piano, l'intitulant Narodil se Kristus pan (Jesus, le Seigneur est né), VIII/20 au récent catalogue de John Tyrrell.

    En octobre, lui parvint la nouvelle que la société Svatopluk dont il avait conduit le choeur pendant presque deux ans, l'élisait membre d'honneur. Cette distinction, cette reconnaissance ne pouvaient que faire chaud au coeur du jeune homme. Son engagement, sa fougue, sa foi, son sens musical et probablement aussi les premières compositions écrites spécialement pour ce choeur se trouvaient donc récompensées par cette marque de confiance.

    A l'École d'Orgue, bon élève jusqu'au bout des doigts, appliquant scrupuleusement ce que lui enseignaient ses maîtres, se coulant avec facilité dans les moules préparés pour lui Leoš donnait toute satisfaction jusqu'au jour où le principe de vérité lui joua un mauvais tour.

    Ecole d'orgue

    Les bâtiments de l'Ecole d'orgue - état actuel
    Photo Renata Daumas

    Le 5 janvier 1875, il écrivit dans la revue Cecilia, tout d'abord un article consacré à son maître, Pavel Křížkovský. Le 24 du même mois, il rédigea un compte-rendu extrêmement objectif - du point de vue du rédacteur ! - d'un concert spirituel donné sous la direction du Directeur de l'École d'Orgue, František Skuhersky. En effet, dans cet article paru début mars, Janáček détailla le déroulement de la messe grégorienne : le tempo était incorrect, l'accentuation latine également, il dénota un manque de rythme, etc ... Non content de décrire cette interprétation hasardeuse, il expliqua précisément en utilisant des exemples musicaux ce qui aurait du être réalisé. En somme, l'élève qui donnait une leçon au maître ! Irrecevable. La sanction tomba, toute aussi brutale que la rédaction de l'article. Le 9 mars, exclusion de l'École d'Orgue. "Ils m'ont fait du tort pour avoir dit la vérité !" commenta-t-il sobrement. Mais, au fond de lui-même, n'en était-il pas meurtri ?

    Il revint dans sa chère ville de Brno et se consacra à la préparation musicale de la célébration des fêtes de Pâques dans l'église du monastère des Augustins, en mettant au point des oeuvres de Palestrina, de Roland de Lassus, de Jacobus Gallus, de Tomas Luis de Victoria et de son maître vénéré, Pavel Křížkovský. Grâce à l'intercession du père Ferdinand Lehner, l'éditeur du magazine fautif, et à celle du ténor Jan Ludevit Lukes, ancien pensionnaire du couvent des Augustins et présentement chef de la si réputée chorale pragoise Hlahol et chanteur extrêmement populaire à l'Opéra, Leoš fut réintégré contre les souhaits du Directeur, František Skuhersky, qui se mit en congé ! En réalité, Skuhersky se rendait bien compte que son élève, peu diplomatique, était très doué, mais décemment, il ne pouvait baisser pavillon devant lui. Quatre ans plus tard, l'incident oublié, il adressa à Leoš une lettre de recommandation, le félicitant pour sa connaissance étendue de la litterature musicale, pour son oreille subtile ainsi que pour sa compréhension complète de la théorie musicale et de l'esthétique, toutes qualités lui donnant autorité comme chef d'orchestre et critique. Rendons lui grâces d'avoir finalement su comprendre les compétences de son ancien élève.

    Lukes
    Jan Ludevit Lukes, le créateur de la chorale Hlahol qui joua un rôle déterminant dans la propagation du chant choral en Bohême.

    Leoš revint donc à Prague, après les fêtes de Pâques, pour continuer ses études, tout début avril. Le 4 du même mois, il assista à un concert dans l'île Zofin, tout près de son modeste logement, donné en l'honneur de Bedřich Smetana qui était présent. Il y entendit deux des poèmes symphoniques du cycle Ma vlast (Ma patrie) : Vysehrad et la Vltava, (cette dernière, nous la reconnaissons habituellement sous son nom allemand la Moldau). Les occasions pour Leoš d'aller au concert étaient rares : ses maigres ressources ne lui permettaientt que peu de sorties, la bourse allouée et quelques leçons de musique données ça et là ne remplissaient pas son escarcelle.

    Au cours de ce trimestre, il continua l'étude d'une Histoire de la musique et d'un livre de Zimmermann, L'Esthétique Universelle, dont il commença la traduction en tchèque.

    La fin de ses études fut sanctionnée par un examen les 22 et 23 juillet 1875 au cours duquel Janáček exécuta sur l'orgue sa Choralni fantaisie et la Toccata et fugue en ut mineur de Jean-Sébastien Bach. Le lendemain, il reçut un certificat flatteur puisque toutes ses matières étudiées étaient qualifiées de très bonnes, sauf une seulement bonne. L'obtention de cet excellent certificat lui permettait de prétendre à un poste d'organiste. Il quitta Prague pour visiter son oncle et tuteur Jan, prêtre à Vnorovy (Slovacko) et entendit des chants populaires dans les localités voisines : Breclav, Straznice, Velka, Pisek. Probablement, son oreille retint quelques mélodies qui éveillèrent le souvenir de chants et de danses entendues dans sa première jeunesse à Hukvaldy, son village natal. Nota-t-il déjà quelques airs sur son carnet ? Un peu plus tard, il se souvint de son passage dans cette région et des rencontres qu'il fit, avec Martin Zeman, notamment.

    Il retourna à Prague du 13 au 17 octobre pour passer un examen d'état pour l'enseignement de la musique dans les écoles du deuxième cycle et dans les Instituts pédagogiques, examen entériné par la délivrance du titre de professeur de musique à titre provisoire. Par comparaison avec nos institutions, ce titre correspondait en fait à un statut de stagiaire ; sa titularisation intervint quelques années plus tard. Son année pragoise confirma Janáček dans les voies qu'il s'était choisies : l'enseignement, l'interprétation, la composition.

    Tableau des compositions réalisées au cours de ses études à l'École d'Orgue :

    Date titre de l'oeuvre destination opus
    9/10/1874 Exercices d'harmonie et de contrepoint clavier VIII/1
    29/12/1874 Graduale speciosus forma choeur mixte II/1
    1/1875 Introitus in festo Ss Nominis Jesu choeur mixte II/2
    3/2/1875 Exaudi Dei 1 choeur mixte II/3
    10/2/1875 Exaudi Dei 2 choeur mixte II/4
    17/2/1875 Benedictus choeur mixte II/5
    26/4/1875 Varyto pour un nouvel orgue orgue VIII/3
    19/6/1875 Predehra (Prélude) orgue VIII/2
    20/6/1875 Exercice en forme (clavier) clavier VIII/5
    23/6/1875 Communio "Fidelis servus" choeur mixte II/6
    6/1875 Musique en la mémoire de Forchtgott-Tovacosky cordes VI/1
    7/7/1875 Choralni fantaisie orgue VIII/4
    ?/1875 Regnum mundi choeur mixte II/7
    ?/1875 Exurge domine choeur mixte II/8
    10?/1875 Znelka 1 4 violons VII/1
    10?/1875 Znelka 2 4 violons VII/2

    Au cours de son année d'étude, le jeune Leoš, qui avait déjà composé quelques choeurs pour élargir le répertoire de la société Svatopluk, écrivit plusieurs oeuvres religieuses pour choeur. Il élargissait ainsi son registre. Il faut bien les considérer comme des devoirs scolaires. Ces courtes pièces (1 à 2 minutes) exigent un choeur mixte avec pour certaines d'entre elles l'accompagnement de l'orgue. Il paraît probable qu'elles ne furent jamais exécutées, ni au cours des études de Leoš à Prague, ni ultérieurement. Ces devoirs furent appréciés par ses professeurs à la simple lecture de la partition. Ces compositions découvertes il y a une quarantaine d'années n'ont pas encore trouvé d'éditeur, elles sont actuellement conservées dans les Archives Janáček à Brno. A la voix humaine, Janáček ajouta ses premières compositions pour orgue, dont deux furent explicitement nommées "exercices", et ses toutes premières compositions instrumentales. Il n'écrivit pour l'orgue qu'une seule fois ultérieurement. La connaissance de l'ensemble de ces pièces de jeunesse permet d'apprécier la clarté d'écriture et une habileté certaine, mais également leur conformisme. Le bouillant Leoš s'autocensurait à cette époque, se contentant d'appliquer ce que lui enseignaient ses professeurs. A aucun moment, on ne ressent le formidable courant de liberté, l'originalité, la force expressive qui irrigua les oeuvres de la maturité.

    Janáček écrivit sa première oeuvre instrumentale avec La musique en la mémoire d'Arnost Förchtgott-Tovacovsky pour sextuor à cordes (trois violons, un alto, un violoncelle et une contrebasse) à la mémoire du compositeur tchèque (1825 - 1874) qui disparut l'année précédente. Ce patriote s'était illustré en particulier avec un choeur Le printemps viendra. Janáček dans les concerts qu'il organisa un peu plus tard avec les membres de la Beseda brnenska programma une ou deux de ses compositions. Cette musique instrumentale de 1875 reste très classique, très sage, bien qu'expressive, mais sent le devoir d'école pendant les cinq minutes de sa durée. Composés vers la fin de l'année 1875, quelques semaines après son retour de Prague, les deux Znelka, Sonnets pour 4 violons préfigurent les deux compositions pour orchestre à cordes de l'année 1877, Suite et Idylle. Le premier, un chant calme, reste assez traditionnel tandis que le second, très court (une minute) montre une expressivité plus grande avec l'alternance très courante des mouvements vif, lent, vif. Janáček réutilisa ce deuxième Znelka, en l'amplifiant, dans l'adagio, quatrième mouvement de sa Suite pour cordes de l'année 1878. Ces deux Sonnets restent cependant bien sages dans leur composition et leur méconnaissance n'enlève rien au génie ultérieur des productions du compositeur morave.

    Quant aux trois oeuvres pour orgue, deux préludes ou ouvertures et Choralni fantaisie, la troisième surtout manifeste une certaine singularité. Il s'agit d'une pièce d'une durée de neuf minutes environ au cours de laquelle l'auditeur doit être patient pendant quatre minutes. Ce début laisse dérouler une musique lente, régulière, un peu monotone. Cependant, à partir de la quatrième minute, le climat s'agite et brusquement une très belle mélodie s'impose. Janáček la répète quatre fois, la transposant à l'aigu et dans différents registres de l'orgue. Si le traitement de cette mélodie reste encore un peu sage, ce thème possède une force et surtout une fraîcheur, une originalité surprenante dans cette époque créatrice du compositeur ! Cette pièce (VIII/4 à son catalogue) fut interprétée par Janáček lui-même à l'orgue au cours de son examen de sortie de l'École d'Orgue en juin, mais le public ne se composait que des examinateurs de l'École. Jaroslav Vogel note qu'il s'agit d'un nouvel hommage à Pavel Křížkovský puisqu'un thème provient de sa cantate Cyril et Methode.

    La calligraphie de la première oeuvre religieuse composée, le Graduale montre une écriture soigneuse très différente d'oeuvres de la maturité, telle la pièce pour piano extraite du recueil Dans les brumes où le bouillonnement expressif se traduit dans la force et la hâte avec laquelle Janáček, à cette époque, jetait sa musique sur les portées qu'il traçait lui-même !

    Graduale
    Graduale speciosus forma,
    la première musique religieuse écrite par un jeune compositeur de 20 ans.

    Pour conclure sur cette année de formation musicale, comparons la situation de deux compositeurs moraves contemporains à l'âge de vingt ans. Gustav Mahler, jeune compositeur ambitieux, n'hésitait pas à se confronter à la grande forme de la cantate profane pour laquelle son inspiration déversait soixante dix minutes de musique épique mêlant les voix solistes et un choeur à une maîtrise déjà surprenante de l'orchestre pour sa Klagende Lied, préfiguration du torrent musical qui irriguera chacune de ses neuf symphonies ultérieures. Leoš Janáček, quant à lui, très modestement, s'appliquait conscienscieusement à illustrer l'enseignement académique de ses professeurs. Rien ne laissait prévoir, à écouter ses premières compositions, l'éclosion tardive d'une musique originale entre toutes, expressive avant tout, novatrice comme aucune.

    Soulignons une fois encore que, à cette époque, Janáček se comporta en élève sage et docile, sa seule incartade étant l'article dans la revue Cécilie. Pour le reste, il agit comme une éponge, engrangeant l'ensemble de l'enseignement diffusé au sein de l'École d'Orgue. Le tri, le rejet ou l'assimilation intervinrent plus tard. Par l'intermédiaire de son diplôme, il recherchait une reconnaissance de ses moyens ou de sa science naissante qui l'autoriserait à mieux s'imposer dans les tâches musicales qu'à son retour d'études il se verrait confier à Brno.

    Il se lança effectivement dans une intense activité musicale à Brno, avec une ardeur débordante, stimulant le choeur de la société Svatopluk, le choeur de la Beseda brnenska, enseignant à l'Institut pédagogique, continuant à étudier en solitaire, composant quelques oeuvres chorales et ses premières oeuvres pour orchestre, donnant des cours de piano à une certaine Zdenka Schulz, participant au piano à des séances de musique de chambre qu'il organisa dans le cadre de la Beseda brnenska, etc. Et pourtant, il considérait qu'il n'avait pas encore terminé sa formation initiale...

    Joseph Colomb

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